Blog • Ćamil Sijarić (1913-1989), une grande voix des Balkans

|

Ćamil Sijarić est un classique yougoslave de confession musulmane, aujourd’hui considéré comme bosniaque. L’écrivain bosniaque Faiz Softić, qui réside au Luxembourg et dont il s’inspire pour ses propres oeuvres littéraires, s’efforce de diffuser l’oeuvre de Sijarić, auquel il consacre un éditorial de la revue Bihor, ici traduit en français, accompagné de quelques extraits du grand maître.

Ćamil Sijarić
DR

Comme disait Ćamil Sijarić

Les réflexions de l’un des plus grands écrivains européens, Ćamil Sijarić, né dans le Bihor, reflètent à merveille la visions du monde en vertu de laquelle nous ne sommes pas des gens uniquement du Bihor, mais bien des Balkans dans leur ensemble. À travers ses analyses lucides de l’être humain et de sa vie, du poète et de ses poèmes, il dit de la manière la plus simple ce que sont véritablement l’être humain et sa vie, en se fondant toujours et sans réserve sur des exemples réels, tirés de ce qui nous entoure et de ce qui fait de nous ce que nous sommes, en disant tout haut qu’absolument tout sur la terre est relié et associé. Il a abondamment recours aux métaphores, car sans elles, on dirait qu’il ne serait pas en mesure de s’exprimer. Même s’il connaît parfaitement la philosophie et la psychologie, même si c’est un grand savant, il part des exemples les plus simples et devient ainsi clair et convaincant. En voici un exemple :

Un poète lui apporte un poème dans sa rédaction à Sarajevo, afin de le lui faire lire à voix haute en sa présence et de solliciter son avis ; c’est ce qu’il fait : il le lit à voix haute et dit que c’est comme si un autobus de Priboj pour Prijepolje tombait dans le Lim et que tous les passagers se noyaient, à l’exception du conducteur, unique survivant. Voici ce que voulait dire Ćamil de la sorte au jeune poète : Tu es présent en tant qu’auteur, tu existes, mais tout ce qui se trouve dans ton poème est mort. Le poète ne l’aura bien entendu pas compris au premier abord.

Voici comment Ćamil raisonne aussi sur d’autres sujets. Lisons et méditons sur ses analyses littéraires originales.

F. Softić

De la modernité en poésie

Je ne sais pas quoi penser au sujet de cette question ainsi posée. Présentons les choses de la façon qui suit. Un poète de Sarajevo est venu me consulter au sujet d’un poème dans ma rédaction, en me priant de lire son poème en sa présence et d’en estimer la valeur. Je l’ai lu à voix haute, mais n’en ai rien compris et lui ai répondu de la manière suivante : « Mais oui, ce qu’on voit clairement dans ce poème, c’est la route entre Priboj et Prijepolje », lui me regarde, « C’est la route qu’emprunte l’autobus, que conduit le chauffeur ». Il écarquille les yeux, il commence à battre en retraite. « L’autobus est plein de passagers, cela pourrait arriver ici aussi, un accident par-ci, un malheur par-là, cela ressort clairement de votre poème, l’autobus s’est soudain retrouvé au fond du Lim ». Il s’est éloigné de moi encore plus, il a écarquillé les yeux encore plus, et j’ai dit : « Regarde encore un accident, tous les passagers se sont noyés, seul le chauffeur a eu la vie sauve ». Il a dit : « Ce n’est pas ce que j’avais en tête, je ne suis jamais allé à Prijepolje, pas plus qu’à Priboj, pas du tout ». J’ai répondu : « Bien au contraire. Votre poème montre clairement, en le lisant, que seule l’image que j’ai convoquée peut venir à l’esprit ».

Le sens du voyage pour l’écrivain

Voyager signifie voir. Si je ne m’étais jamais rendu à Hazane, à travers le village de Goduše, je n’aurais jamais eu l’occasion de voir une femme à Goduša. Je n’ai jamais rencontré une telle femme au cours de ma vie, et je n’en rencontrerai jamais. Un mois de blé jusqu’à la taille, ce n’est pas encore la moisson, c’est vert, comme de l’eau, comme de l’eau verte, on déverse le tout sur tout le champ de blé. J’arrive par le chemin et je sais que celui-ci ne mène pas jusqu’à Hazane, je dois tourner à gauche pour arriver à Hazane. Au bout du chemin, une maison, devant la maison, une femme, une quenouille à la ceinture, un fuseau à la main, elle regarde vers la maison et, de ce côté, vers la rivière. Elle se tient au bout du chemin, je descends le chemin, elle regarde vers le bas, fait tourner le fuseau et ne me voit pas. Je lui lance en descendant vers elle : « Bonjour Madame », mais elle se tait. « Bonjour Madame », car si je ne lui demande pas à elle comment me rendre à Hazane, je ne serai pas en mesure d’y aller et il n’y a personne d’autre à qui je pourrais poser la question sur ma route en allant dans cette direction. Je m’adressai à elle pour la troisième fois : « Madame, tournez-vous, pour l’amour de Dieu, pour me dire quelque chose, je voudrais vous poser une question ». Sans se retourner complètement, elle pencha légèrement la tête : « Qu’est-ce que tu veux me demander ? ». Je lui dis : « Dis-moi comment je peux aller à Hazane, je suis parti pour Hazane, je ne connais pas le chemin pour Hazane, dis-moi comment m’y rendre ». Elle me regarda, je restais au bord du chemin, elle prit peur, puis dit : « Quand bien même tu resterais planté là pendant un jour ou un an, je ne te dirai pas comment aller à Hazane ». Je dis alors : « Pauvre femme, ce que tu me dis ne m’avance pas beaucoup, au lieu de me dire de passer par ici, ensuite par là, et allez hop ». Elle me répondit : « Cela m’est égal, tu peux rester planté là cent ans sans que je te dise comment te rendre à Hazane ». « Et pourquoi – j’étais désormais en colère – refuses-tu, femme, de me dire comment me rendre à Hazane ? », elle répondit : « Parce que je n’en ai pas envie ». « Et pourquoi n’en as-tu pas envie ? » « Je n’en ai pas envie, un point, c’est tout ». Elle me demanda : « D’où viens-tu ? ». Je répondis : « Bas, d’où est-ce que je viens. Carrément de Sarajevo, et toi, tu ne veux même pas me dire comment me rendre à Hazane ». Elle dit : « Je ne te le dirai pas, même si tu es de Sarajevo, que puis-je te dire sur la façon de t’y rendre quand même les enfants en bas âge sont capables d’y aller, alors que toi, qui es tellement grand, tu ne sais pas comment faire ? ». Je lui dis : « Ah bon, c’est comme ça ? Bon, je vais t’obliger à parler d’une autre façon. Le champ de blé qu’on voit derrière ta maison, il est à toi sans doute ? ». Elle répondit : « Vous voulez qu’il soit à qui ? » « Voilà, je vais à présent traverser le champ de blé, je sais que je vais aller jusqu’à la rivière, ensuite je vais passer par le chemin d’en face, on le voit déjà, c’est là que se trouve Hazane ». Elle dit : « Mais où, sinon là ? » – « Je vais traverser ton champ de blé, je vais écraser le blé, je vais le saccager et j’irai tout droit à Hazane ». Elle dit : « Pardi, tu le ferais ! Allez, par ici, par là où passent les gens sensés, tu n’en fais pas partie ? par ici, un virage, puis tu tournes, puis encore un virage, mais file, ne reste pas ici ». Je vis qu’elle avait peur que son mari ne la trouvât et qu’il ne vît que quelqu’un se tenait à côté d’elle, si bien qu’elle me montra gentiment le chemin avant de repartir.

Des essais littéraires

Aujourd’hui, je me suis mis à écrire des poèmes. J’ai écrit des poèmes. Ce n’ai pas moi qui ai entamé une relation amoureuse ici, là où je me suis mis à observer ces jeunes filles à Skopje, mon cœur balance vers l’une d’entre elles, vers son visage, à cause d’un mot qu’elle m’a adressé et moi à elle, ensuite je ne trouve plus le sommeil. Je ne dors pas, le lendemain, au lieu de me préparer pour mon cours, j’écris des vers, j’écris un poème, j’écris et plus j’écris, plus mes notes en pâtissent. C’est le prix que j’ai payé pour mon amour. Puis il y a ce sentiment à propos du Sandžak, au sujet de cet homme du Sandžak, à quoi ressemble-t-il ? Qui est-il ? D’où vient-il ? Que veut-t-il ? Qu’a-t-il dans la tête ? Quel est le monde qui l’habite ? Quelle conscience est-elle la sienne ? Comment se déplace-t-il ? Où va-t-il ? Que regarde-t-il ? J’étais intéressé par cet homme, que je me suis efforcé d’étudier sous forme littéraire. Je crois que ma première piste est sur le bon chemin.

Qu’est-ce qu’un écrivain ?

Un enfant, un écrivain-enfant, l’écrivain demeure un enfant. L’écrivain reste un enfant toute sa vie durant, car il écrit, principalement ce qu’il a retenu au cours de son enfance de la vie, de la nature, des contes. L’expérience acquise au cours de l’enfance, c’est cela qu’il porte en lui sa vie durant, et lorsqu’il se met à écrire, quand il décide à se lancer dans l’écriture, je crois qu’il se transforme le plus souvent en enfant, un enfant sage et précoce.

De la littérature et de l’humanité

La littérature, voilà un joli mot. Une belle phrase, une phrase pleine de sentiments, il faut aussi qu’elle ait du sens, un contenu ; avec de telles phrases, des ponts de cette sorte, vous construisez des enchaînements, des plans de la narration, et voici vos œuvres. Donc, la littérature est un beau discours humain. Or, cette beauté existe chez les êtres humains en très grande quantité, beaucoup plus grande que nous ne saurions l’imaginer, car nous vivons et communiquons les uns avec les autres da façon superficielle, soit dit en passant, « quelle belle journée ! », voire plus… Mais qu’y a-t-il à l’intérieur ? Nous sommes assis, ici à la terrasse du café, c’est comme si j’y étais sans y être, c’est comme si je n’y étais pas. Nous sommes assis dans un café, à quatre autour de la table. Le cafetier impécunieux arrive, ce café, c’est son unique patrimoine, tout y est miséreux. Le voici, il demande à l’un d’entre nous : « Tu veux quoi, toi ? ». L’autre lui répond : « moi, un café ». À l’autre : « Tu veux quoi, toi ? » – « Moi aussi, un café ». Au troisième : « Et toi ? » « Moi aussi, je prends un café ». Le voici qui se tourne vers moi : « Et toi ? ». Je réponds : « Je ne prends rien ». Il s’éloigne. Il revient avec un plateau, quatre cafés dessus. Un café pour l’un, un café pour l’autre, un café pour le troisième, arrive mon tour, j’ai aussi droit à une tasse de café. Je proteste : « J’ai dit que je ne voulais rien », mais lui s’incline un peu et me dit à l’oreille : « Tu l’as, ton rien, mais je l’ai noirci pour éviter de te séparer des autres, pour éviter que tu sois l’intrus, pour que… tu ne fasses pas bande à part ! ». Vous voyez à quel point c’est humain. Je ne fais pas partie de sa famille, ni lui de la mienne, Dieu m’en garde, si je peux m’exprimer ainsi. Il y a, à ce sujet, une phrase dans Hamlet de Shakespeare, qui dit : « Qui est-il pour qu’elle pleure à cause de lui, et qui est-il pour pleurer à cause d’elle ? ». Ainsi, vous voyez ces sentiments des êtres humains entre eux. Voilà, il y tant d’humanité chez les gens, or la littérature constitue une recherche permanente de l’humanité. On ne se protège pas contre le mal en travaillant, mais bien par ses actes et désirs humains intimes. C’est de cette façon qu’on se protège contre l’éphémère, raison pour laquelle je considère que les gens de mon pays patriarcal parlent aussi bien et si volontiers, comme Shéhérézade, encore une nuit, encore une, afin d’éviter d’être décapitée, si bien qu’elle raconte des histoires pendant mille nuits. C’est un instinct humain de conservation de son espèce. L’instinct constitue une autodéfense, l’histoire constitue une autodéfense, une armure, un casque permettant à l’être humain de se protéger contre la déchéance, de la disparition, en se souvenant de soi-même, du passé, en construisant l’avenir. Le poète crée, l’écrivain, l’artiste, le musicien, le peintre, le sculpteur, que sais-je encore, tous, ils créent, ils ont pris cet outil en mains et ils continuent à créer ce monde. Sans littérature, ce monde n’existerait pas, sans l’art, les gens retourneraient en arrière, tout reviendrait en arrière.

(Extraits sélectionnés par Nadija Rebronja, traduits par Athanase Popov)