Les oligarques ne veulent pas de Pras Pres, le Charlie Hebdo de Bulgarie

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Quand ils ont lancé Pras Pres fin février, les caricaturistes chevronnés Chavdar Georgiev, Tchavdar Nikolov et Hristo Komarnitski s’attendaient à choquer, mais pas à se retrouver dans l’impossibilité de vendre leur journal. C’était sans compter sur l’oligarque Delyan Peevski, qui veut faire taire la presse indépendante.

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Par Tatiana Vaksberg

Les fondateurs de Pras Pres dénoncent l’impossibilité de vendre leur journal
© BTA

Hillary Clinton qui se prend en selfie alors qu’elle met la tête dans la bouche de Donald Trump. Ce dessin de Hristo Komarnitzki, publié dans le Washington Post après les élections aux États-Unis, est l’un des rares à ne pas avoir causé de problèmes à son auteur. D’habitude, quand il se moque des politiciens bulgares, il se fait sans cesse critiquer. Certains prétendent même que le propriétaire du journal Sega, où Komarnitzki publie tous les jours ses dessins depuis une quinzaine d’années, aurait perdu une partie de son business parce que l’ancien Premier ministre Boïko Borissov se trouvait trop gros et trop laid dans ses caricatures.

Hristo Komarnitzki est l’un des piliers du nouveau magazine satirique bimensuel, Pras-Pres. Un titre dont l’équivalent français serait « Pif Paf Presse », la promesse que des claques, il y en aura pour tout le monde. Ce n’est sûrement pas pour rien que la petite entreprise qui édite ce magazine s’appelle la Société des caricaturistes mal élevés.

Delyan Peevski, l’oligarque qui ne supporte plus la caricature

À l’origine de ce titre iconoclaste, plusieurs caricaturistes bulgares emblématiques parmi lesquels Ivaïlo Ninov qui dessine tous les jours pour le quotidien 24 heures depuis déjà un quart de siècle ou encore Chavdar Nikolov, le représentant bulgare dans l’association internationale United Sketches. Il y a tout juste un an, ce dernier a été licencié de la télévision privée Nova TV, qui est souvent critiquée pour sa proximité avec Boïko Borissov. Il venait de publier un dessin de l’ancien Premier ministre déguisé en chef des milices citoyennes qui font la « chasse aux migrants ».

Autant dire que tous savent de quoi les autorités bulgares peuvent être capables quand elles veulent museler la satire politique... Et pourtant, les dessinateurs n’arrivent toujours pas à croire qu’il leur soit impossible de vendre leur journal.

Le jour de sortie du premier numéro de Pras-Pres, fin février, les 10 000 exemplaires tirés étaient déclarés vendus au bout d’à peine quelques heures. Les dessinateurs se sont rapidement rendu compte que leur journal n’avait en réalité jamais atteint les points de vente. De nombreux lecteurs ont en effet contacté Pras Pres s’inquiétant de ne pas trouver le journal en kiosque. La raison ? Le distributeur avait tout simplement refusé de prendre en charge le titre. « Plus de 90% de nos exemplaires ont été stockés quelque part », s’agace le journaliste Ivan Bakalov. À peine quelques dizaines ont été livrés, « surtout dans des endroits ou peu de gens seraient attirés par ce type de presse ».

En Bulgarie, la distribution de la presse est contrôlée par un opérateur en position de monopole. Avec à sa tête, un homme de l’ombre bien connu des Bulgares, l’oligarque Delyan Peevski. Celui-là même qui avait été nommé à la tête du contrespionnage au printemps 2013, provoquant des mois de manifestations populaires. Il avait finalement renoncé à son poste, mais cela n’avait pas empêché la chute de la coalition emmenée par les socialistes. Delyan Peevski est l’une des cibles favorites des caricaturistes bulgares.

« C’est la guerre qu’on déclare »

Pras-Pres tente aujourd’hui de contourner cet opérateur qui refuse de le distribuer. Le journal satirique s’appuie sur un réseau de petites entreprises régionales, mais « elle ne peuvent pas assurer la vente de plus de 4000 exemplaires », détaille Ivan Bakalov. L’équipe a donc adressé une plainte à la Commission de défense de la concurrence. « C’est la guerre qu’on nous déclare », résume Hristo Komarnitzki.

Le sort réservé à Pras-Pres a provoqué une vague de solidarité rare dans la presse bulgare. Même certains titres considérés comme proche du pouvoir se sont associés pour défendre le journal satirique au nom de la liberté d’expression. Sega a exprimé son soutien en soulignant que le journal éprouvait lui-même « au quotidien ce phénomène de disparition d’exemplaires qui sont ensuite déclarés comme jetés au pilon ». Le média en ligne Bivol, spécialisé dans le journalisme d’investigation, a de son côté hébergé gracieusement sur son site le premier numéro de Pras-Press.

L’Union des journalistes et la section des caricaturistes de l’Union des artistes ont sollicité le soutien de leurs correspondants à l’étranger. Quant aux dessinateurs, ils se sont organisés pour vendre eux mêmes leur premier numéro. Sur internet, mais aussi sur la place Slaveikov à Sofia. C’est là, au côté des bouquinistes, que se vendaient sous le manteau les samizdats, quand le pouvoir communiste interdisait la presse d’opposition. Tout un symbole de la dérive de la démocratie bulgare.

Cet article est produit en partenariat avec l’Osservatorio Balcani e Caucaso pour le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias (ECPMF), cofondé par la Commission européenne. Le contenu de cette publication est l’unique responsabilité du Courrier des Balkans et ne peut en aucun cas être considéré comme reflétant le point de vue de l’Union européenne.