Blog • 1907, l’éphémère printemps du populisme roumain

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Surpris par l’ampleur du débat occasionné par les interventions de Traian Sandu à propos du livre de Robert Adam, je me suis retrouvé devant une question qui m’a toujours intrigué : quelle fut au juste la place des narodniki dans la vie politique roumaine à la fin du XIXe siècle-début du XXe ? Peut-on établir des liens avec les populismes qui allaient se manifester par la suite dans ce pays ?

« 11 000 paysans sont massacrés sans pitié. Certes. L’ordre rétabli. D’un point de vue politique et national, c’était une nécessité. » (Enciclopedia româna, 1938)

Pour commencer, voici l’« aveu » assez troublant dont faisait part dans ses mémoires publiés à la fin du XIXe siècle en Roumanie l’ancien secrétaire de Bakounine, proche d’Elysée Reclus, né en Bessarabie, proscris de Russie en raison de ses activités révolutionnaires à Moscou, Zamfir Ralli-Arbore.

« Dans ces dix ou douze dernières années que j’ai passées en Roumanie, je ne vois que des riens, littéralement des riens, des riens du tout. Où que je dirige mon regard, je ne trouve que moisissure. Les vieux comme les jeunes, ceux qui sont cultivés comme ceux qui ne le sont pas, ils bouillent tous dans le même chaudron sans même se poser la question sur ce que leur vie signifie dans l’économie du progrès général de l’humanité. Je n’ai jamais pu me fondre dans cette société, tout en vivant en son sein. (…)

Tout autre a été ma vie en Bessarabie puis en Russie. La mémoire me rappelle que, là-bas, j’étais entouré de personnes vivantes auxquelles j’étais lié par un travail commun, des souffrances communes, un but commun. Par contre, en passant en revue ma vie en Roumanie, je suis obligé de dire que chez nous, les Roumains, l’amitié est toujours doublée de quelque chose de matériel. Chez nous, les copains sont des gens bien portants, de bonne humeur, toujours disposés à faire la fête. « Picoler », « s’empiffrer », « mots d’esprit », voilà le ciment qui relie les Roumains. (…)

Chez nous, aujourd’hui tout au moins (puisque du temps des Brătieni, des Rosetti, de Kogălniceanu, c’était différent), le problème commun est absent ; à la place de l’intérêt moral commun, nous avons des intérêts d’épicier. » [1]

Les mémoires de Zamfir Ralli-Arbore sont parus en 1894. Par la suite, l’auteur fut couronné par l’Académie roumaine pour son imposant ouvrage La Bessarabie au XIXe siècle (1898), puis élu sénateur, ce qui ne l’empêcha pas de poursuivre ses actions de solidarité avec les compagnons de Russie. A noter que l’avant-propos dans lequel figure l’« aveu » cité plus haut a été conservé dans la 3e édition du livre, parue en 1923.

L’écho des narodniki dans les Principautés unies de la Moldavie et de la Valachie

Le monde dont se languit Zamfir Ralli-Arbore (1848-1933) est le même que celui dont sont issus le sociologue et leader respecté de la social-démocratie Constantin Dobrogeanu-Gherea (1855-1920) et le théoricien d’un populisme sui generis l’agrarien Constantin Stere (1865-1936) ou encore des personnages de la génération suivante qui ont œuvré à l’indépendance puis au rattachement à la Roumanie de la Bessarabie et participé ainsi à la vie politique roumaine, tels que Ion Pelivan (1876-1954) et Ion Inculeţ (1884-1940). Avec plus ou moins de bonheur, moyennant parfois de grosses concessions, ils ont tous agi politiquement en fonction du nouveau contexte.

« A la différence de la Russie, un Etat autocratique, rappelle Robert Adam, la Roumanie était un Etat constitutionnel, avec des institutions libérales, des partis politiques qui se disputaient le pouvoir. » [2] Aussi relative fut-elle, cette donnée est incontournable. Le monde russe - marqué dans les années 1860 et 1870 par le culte de l’obscina (commune agraire) et du mir (assemblée villageoise), par la marche vers le peuple de milliers de jeunes instruits, par les tentatives de fraterniser avec ce peuple puis, pour finir, par le terrorisme exercé nom de ce même peuple - fonctionne chez les nouveaux venus de l’Est comme une sorte d’arrière-fond auquel ils se ressourcent tout en se gardent bien de chercher à l’imposer. En effet, l’écho des narodniki a été limité dans les Principautés unies et ceci d’autant plus que les natifs de Moldavie et surtout de Valachie manifestaient peu d’attirance pour ce courant si difficile à définir.

Dans un petit livre consacré au populisme [3], Alain Pessin le définit plutôt comme une quête, une attitude, un élan, une fuite, se refusant de l’envisager comme un courant politique à proprement parler annonçant les populismes modernes à venir qu’il assimile à des formes de démagogie à conséquences diverses.

« Pour le reste, écrit-il à propos de l’obscina et du mir, les détails n’abondent guère à propos de ces formes d’organisation de la vie dans quelques textes que ce soit, et pour cause : ce point d’appui de l’intelligence russe de la seconde moitié du XIXe siècle est, nous l’avons dit, aussi mythique que réel » [4].

« Ce n’est pas l’indifférence du peuple (…) qui va amener la réorientation des années 1878-1881 (le recours aux attentats) et avec elle la fin du populisme. C’est la sanction étatique à la marche vers le peuple, la vague d’arrestations et de déportations qui est à l’origine de ce retournement stratégique » (p. 38). « Ce mouvement, qui avait été fort peu politique jusqu’alors, allait se politiser soudain » et la voie de la conspiration allait s’imposer [5].

« Le populisme s’est éteint en Russie en mars 1881 avec l’assassinat d’Alexandre III par les hommes de la Volonté du peuple. (…) Il ne s’agit plus de rejoindre le peuple mais d’en être les porte-parole lointains, distants, éclairés, l’avant-garde consciente, les représentants » [6].

Si le fameux énoncé « Aller au peuple ! » a pu circuler aussi en Roumanie, il n’a pas dû être très performatif.

Difficile de trouver dans la Roumanie au tournant des XIXe et XXe siècles une quête, une attitude, un élan pareils à ceux dont avaient pu faire preuve des pans entiers de l’intelligentsia radicalisée russe. L’accueil mitigé réservé aux porteurs de la mémoire des narodniki n’en est pas la seule raison. Si le fameux énoncé « Aller au peuple ! » a pu circuler aussi en Roumanie, il n’a pas dû être très performatif. En regardant rétrospectivement les deux pays, on est frappé par la chose suivante.

Sans doute non moins indifférente que son homologue russe aux idées novatrices, la paysannerie roumaine allait faire irruption brutalement à deux reprises en 1888 et surtout en 1907 sur la scène politique. De nombreuses révoltes de ce type ont eu lieu aussi en Russie mais aucune n’a pris les proportions de celle de 1907 en Roumanie. Cette dernière grande jacquerie d’Europe a pris de court la classe politique roumaine, toutes tendances confondues. Peu implantée dans les campagnes et ayant d’autres centres d’intérêt, la gauche ne tardera pas moins de manifester un vif intérêt pour le monde paysan en ébullition et sa solidarité avec les victimes de la répression, malgré les hésitations dans un premier temps de la social-démocratie, méfiante vis-à-vis de la paysannerie. C’est à ce moment que l’on verra à l’oeuvre un certain esprit du narodnischestvo, comme en témoigne la profusion d’informations, d’enquêtes et de prises de position parues dans la presse socialiste, anarchiste et même généraliste. Ce n’est pas un hasard si les autorités se sont acharnées contre les Juifs et les socialistes « venus de l’étranger » en cherchant à leur mettre sur le dos ladite jacquerie. Dans sa contribution sur « la jacquerie du printemps 1907 en Roumanie », Lucie Guesnier dresse un tableau vivant du foisonnement d’initiatives prises à cette occasion dans les milieux de gauche au sens large du terme de l’époque et de leur écho au sein de l’opinion publique roumaine et européenne [7].

Malgré ces débuts prometteurs, la gauche politique roumaine n’aura en revanche par la suite ni l’intelligence, ni la sensibilité ni les moyens pour s’investir durablement dans les campagnes. Celles-ci deviendront le terrain de jeu préféré des populismes, souvent de droite, qui allaient fleurir par la suite et dont Robert Adam et, pour ce qui est de l’époque communiste, Traian Sandu reconstituent l’histoire. Aussi, l’usage d’un même nom pour désigner les mouvements et les régimes politiques inspirés par ces populismes-là et le narodnischestvo - qui s’est manifesté avec éclat en Russie pendant la seconde moitié du XIXe siècle et qui a pu avoir des retombées, aussi modestes fussent-elles, dans un pays comme la Roumanie - semble quelque peu abusif.

Notes

[1Zamfir C. Arbure (Zamfir Ralli-Arbore), Temniţă şi exil, 3e éd., Bucarest, 1894, pp. 34-35. Dans le dernier paragraphe, l’auteur fait référence à plusieurs grandes figures de la génération de 1848, celle justement du « printemps des peuples ».

[2Două veacuri de populism românesc, Bucarest, Humanitas, 2018, p. 47.

[3Le populisme : le populisme russe (1821-1881) ou la rencontre avec un peuple imaginaire, Lyon, Atelier de création libertaire, 2007. Alain Pessin est notamment l’auteur de Le mythe du peuple et la société française du XIXe siècle, Paris, PUF, 1992.

[4Id., p. 24

[5Id., p. 37.

[6Id.., p. 40.

[7« La jacquerie du printemps 1907 en Roumanie, regard socialiste sur la modernité en crise », dans Page 19, Bulletin des doctorants et jeunes chercheurs du Centre d’histoire du XIXe siècle, n° 3 (hiver 2015), pp. 89-106. https://www.pantheonsorbonne.fr/fileadmin/CRHXIX/Guesnier.pdf