Kosovo : Eulex et l’étrange affaire des journalistes disparus

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« Il n’existe aucune archive secrète, aucun document relatif aux enlèvements et aux assassinats commis au Kosovo qui ne soit déjà entre les mains d’Eulex. » C’est en tout cas ce que soutient la Mission des Nations unies au Kosovo (Minuk). Pourtant, sur les douze cas de journalistes disparus durant la guerre de 1999 ou juste après, ni la Minuk ni Eulex n’ont traduit le moindre suspect en justice.

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Par J. L. Petković

Des proches des journalistes disparus avec leur photo. D.R.

Celui qui reçoit et examine les requêtes de citoyens mécontents du travail d’enquête mené par la Minuk sur la disparition de leurs proches, c’est le Comité consultatif pour les droits de la personne (Human Rights Advisory Panel, HRAP). Créé en 2006 sous l’égide de la Minuk, cet organisme devient opérationnel en 2008 quand les compétences de la mission onusienne sont transférées à Eulex. Le HRAP a essentiellement reçu des requêtes de familles de victimes de nationalité serbe, parmi lesquelles celles de quatre journalistes et techniciens disparus au Kosovo.

Pour traiter ces requêtes, le HRAP n’a d’autre possibilité que de demander à accéder aux archives d’Eulex qui rassemblent toute la documentation collectée par la Minuk sur les personnes disparues. « Dans l’immense majorité des cas, le Comité obtient ses documents d’Eulex – notamment du bureau du Procureur pour les crimes de guerre. Il n’y a pas un document de la Minuk qu’Eulex n’aurait pas en sa possession », confirme un ancien employé du Comité qui a cessé ses activités en 2016. C’est sur la base de la documentation recueillie que le HRAP rend des avis, non contraignants.

Ces propos contrastent pourtant avec les récentes déclarations d’Alexandra Papadopoulou, l’actuelle cheffe de la mission Eulex, durant une conférence de presse portant sur la sécurité des journalistes. Interrogée sur le cas de quatre journalistes enlevés et assassinés durant le conflit de 1999, elle a affirmé qu’Eulex ne disposait pas de la moindre information à ce sujet.

Mile Buljević

Mile Buljević, journaliste de RTV Pristina a disparu en 1999. Les témoignages sont nombreux et concordants. Il aurait été enlevé en plein jour, le 25 juin 1999, au centre de Pristina, aux abords d’un centre d’accueil pour personnes déplacées. Alors qu’il aidait au chargement d’un camion, un véhicule a surgi, conduit par des personnes portant l’uniforme de l’UÇK, ses occupants l’ont battu jusqu’à ce qu’il perde connaissance et l’ont emmené.

Alexandra Papadopoulou a maintenu qu’aucune pièce portant sur cette affaire ne se trouvait dans les archives de la mission européenne. Or, le HRAP, statuant en 2013 sur la requête de Ljubica Buljević, sœur du journaliste disparu, s’était notamment appuyé sur des documents communiqués par Eulex pour évaluer la qualité de l’enquête de la Minuk. Inévitablement, se pose la question de la « disparition » de certains documents détenus par Eulex.

En décembre 2013, le HRAP a constaté que la Minuk n’avait pas mené d’enquête effective sur la disparition de Mile Buljević. Le Comité a demandé au représentant spécial du secrétaire général des Nations unies au Kosovo qu’il présente des excuses publiques à la famille de la victime et qu’il enjoigne Eulex à se saisir de l’enquête. Ce qu’il a fait par une lettre en date du 2 avril 2014, affirme Andreï Antonov, ancien responsable du secrétariat du HRAP, preuves à l’appui.

Ljubomir Knežević

À entendre Alexandra Papadopoulou, ses services ne seraient pas plus renseignés sur l’enlèvement du journaliste Ljubomir Knežević. Or, un avis sur cette affaire rendu en 2014 par le HRAP fait expressément référence aux travaux de la commission pour les personnes disparues, lesquels mentionnent deux possibles coupables.

Un autre document versé au dossier va même plus loin et désigne neuf autres suspects. Parmi les sources citées figure une liste rédigée par le Centre de coordination pour le Kosovo et Metohija, contenant des noms de personnes liées à l’UÇK suspectées d’avoir commis des crimes contre la population civile. On y découvre que deux membres du groupe de Vučitrn de l’UÇK auraient pris part à l’enlèvement et à l’assassinat de M. Knežević.

Aleksandar Simović

Quant à Aleksandar Simović, journaliste de Media Action International, le Bureau du procureur d’Eulex et la cheffe d’Eulex ont confirmé que l’enquête concernant son enlèvement a été suspendue le 22 juillet 2009 et ne reprendra que si de nouvelles preuves apparaissent.

L’enquête avait pourtant permis de recueillir un témoignage édifiant : le témoin V.S. raconte avoir vu Aleksandar Simović au bar Ćafa accompagné d’une femme. Celle-ci, ayant remarqué à la table voisine la présence de trois membres de l’UÇK qu’elle avait déjà vus à Tetovo, lui aurait dit d’être prudent. Il a été enlevé à Pristina le 21 août 1999. Depuis, nulle trace de lui à part quelques os retrouvés dans le village d’Obrinje, près de Glogovac.

Dans un avis publié le 24 octobre 2015, la HRAP a demandé à la Minuk de reconnaître publiquement le caractère insuffisant de son enquête sur cet enlèvement et de présenter ses excuses à sa famille. Il a également demandé à Eulex de se saisir de l’affaire – ce qu’elle n’a toujours pas fait à ce jour.

Marjan Melonaši

La disparition de Marjan Melonaši, journaliste de la rédaction serbe de la Radio-télévision du Kosovo, n’a pas engagé plus d’efforts. La dernière fois qu’il a été vu, il montait dans un taxi au centre de Pristina. Malgré l’alerte lancée par sa mère à tous les organes compétents, ce n’est que cinq ans plus tard que la Minuk a ouvert une enquête, laquelle fut clôturée très rapidement.

Le chef de la Minuk a attiré l’attention d’Eulex sur l’affaire, suivant en cela les recommandations du HRAP qui, dans son avis du 14 octobre 2014, pointait le manque d’engagement de la police de l’ONU au Kosovo pour faire la lumière sur les crimes possiblement commis par des membres de l’UÇK.


Cet article est produit en partenariat avec l’Osservatorio Balcani e Caucaso pour le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias (ECPMF), cofondé par la Commission européenne. Le contenu de cette publication est l’unique responsabilité du Courrier des Balkans et ne peut en aucun cas être considéré comme reflétant le point de vue de l’Union européenne.