Le CdB, 25 ans d’histoire(s) | De Namur à Preševo, la diaspora sur l’autoroute des vacances

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La route est longue, de la Wallonie jusqu’au sud de la Serbie, surtout quand on voudrait faire tenir six enfants dans une Ford Capri... Chronique du retour annuel au pays d’une famille de la diaspora albanaise. Les souvenirs de notre correspondante à Pristina.

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Par Nerimane Kamberi

Les enfants posés sur le capot de la Ford Capri
© Famille Kamberi

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Branle-bas de combat dans la famille, on charge la voiture pour le départ. Au début, c’était une Capri - mon père affectionnait les voitures de sport - déjà trop petite pour la famille : la Ford n’avait que trois vraies places derrière. Comment nous, les six enfants, pouvions y prendre place ? Pas besoin d’être fort en math pour comprendre qu’il n’était pas possible d’y monter tous ensemble ! Certains allaient dans la voiture de notre tante avec qui nous faisions le voyage, au cas où - un pépin, un accident, on ne sait jamais. Aucun de nous n’avait vraiment envie d’aller dans la voiture de tonton et tantine (ils n’avaient pas encore d’enfants à l’époque) car il fallait bien se tenir, leur obéir et donc dire adieu aux jeux de pincement. Au contraire, dans la Capri bleu métallisé se déroulait la bataille la plus silencieuse et cruelle de l’histoire : on se pinçait sans oser crier, pleurer, riposter violemment car notre père veillait - l’œil sévère dans le rétroviseur. C’est fou comme il était capable de conduire et en même temps de suivre nos faits et gestes. Il pouvait se montrer d’une dextérité incroyable pour envoyer une gifle, ou du moins essayer, car on l’évitait comme un champion de boxe esquive le coup de son adversaire. On était à l’étroit, le combat pour un bout de territoire allait nous distraire pour un bon bout de temps.

Quelque chose à déclarer ? — Des enfants, des pastèques et des poivrons !

La voiture chargée, nous démarrions. Je n’oublie pas le matelas que nous remplissions de vêtements que nous les pas riches nous allions offrir à de moins riches, pensions-nous, au pays. Et nous grimpions dessus. Des années plus tard, quand nous commençâmes à construire notre maison à Presevo, nous transportions dans la remorque des meubles et autres objets pour l’équiper. Au retour, les pastèques et les poivrons remplaçaient le mobilier. « Quelque chose à déclarer ? », demandaient les douaniers, et mon père de répondre « Des enfants, des pastèques et des poivrons », et cela le faisait rire. Le douanier aussi riait, du moins, parfois, quand c’était un sympa... Après la Belgique, on arrivait à Aachen, je mis du temps à comprendre qu’en français cette ville s’appelait Aix-la-Chapelle. Commençait alors le long voyage sur les autoroutes d’Allemagne, « Ausfahrt », Sortie, nous on ne sortait pas, on allait tout droit, comme aujourd’hui sur Google maps de A à B, de Namur à Presevo. Je me demandais bien où conduisaient ces « Ausfahrt » qui défilaient à intervalles réguliers à droite de l’autoroute. En chemin, on croisait de nombreuses camionnettes surchargées, des familles turques, des Kurdes, qui elles aussi rentraient au pays pour les vacances, l’air encore plus miséreux que nous.

Et puis arrivait l’Autriche, attention passage de cerfs. Mon père nous raconte encore comment il a un jour heurté l’un de ces beaux animaux — nous, on ne s’en souvient pas, et puis Vienne. Pas de tourisme. C’est plus de dix ans plus tard que je visiterai pour de vrai cette ville. Mon père, tombant de sommeil, brûle un feu rouge. Un policier violent pointe son arme sur lui et le prend par le col. Nous, les enfants, terrifiés, derrière, on pleure et on tremble de peur. Cette peur de la police (et de l’armée) ne me lâchera pas pendant des années, et elle se renforcera avec la guerre du Kosovo. Une année, nous avions décidé de passer par la Hongrie communiste. À la frontière, on montra nos passeports yougoslaves, comme si notre identité ne suffisait pas, les douaniers demandèrent le nom de notre grand-mère (maternelle, paternelle ?)... Mais que venait-elle faire dans cette histoire ? Notre voiture aux plaques d’immatriculation belge traversait Budapest (aucun souvenir, par Buda ou par Pest ?) en direction de la Yougoslavie.

© Famille Kamberi

Pendant ces deux jours épuisants de voyage, l’univers de notre mère s’arrêtait à la lettre « P » de l’alphabet : pot, pampers, pipi et père. Car au tout début de nos années d’immigration, il y avait déjà deux filles, la troisième était dans le ventre. Maman prenait soin du chauffeur, notre père, lui faisant la conversation pour qu’il ne s’endorme pas, lui allumant ses cigarettes et lui servant le café du thermos. Pas question de s’arrêter prendre un café dans une station-service : pas de temps à perdre, pas d’argent à dépenser. De temps en temps, maman se retournait vers nous pour nous tendre un morceau de pomme ou pour nous dire de nous taire - « papa est fatigué ».

Pour se reposer, enfin, on s’arrêtait passer la nuit sur un parking en bord de route. On dormait à la belle étoile, on laissait la voiture, les sièges, à notre père car le lendemain nous reprenions la route, nous allions traverser la Yougoslavie ! Quelle était grande cette Yougoslavie, immense, à n’en plus finir - la Slovénie, la Croatie et puis la Serbie. Il faisait déjà beaucoup plus chaud, mais voilà, on était chez « nous », au sud. On allait arriver. Sur la banquette arrière, on se disputait les bédés belges Bob et Bobette qu’on relisait pour la énième fois. On riait de nos blagues idiotes de mômes fatigués. On n’avait même plus envie de se pincer.

On savait que c’était la fin du voyage quand on voyait le panneau « Vranje »

On savait que c’était la fin du voyage quand on voyait le panneau « Vranje », car on allait s’arrêter prendre un bon bain dans les célèbres thermes de cette ville du sud de la Serbie (aujourd’hui fermés, privatisation ratée oblige), afin d’ôter toute la crasse de cette longue route. On allait être beaux, sentir bon, même si on allait tous avoir mal au corps quelques jours encore. Surtout notre père, toujours tendu au volant, et notre mère, veillant sur sa progéniture et sur son mari. À Vranje on allait aussi boire de la « boza », cette boisson ottomane à base de céréales. Puis on remontait tous dans la voiture où les odeurs d’œufs dur, de cuisses de poulet et de café rendaient l’air irrespirable - « non, pas les deux vitres ouvertes en même temps, attention aux courants d’air ! ». Il restait quelques kilomètres, les derniers, la dernière ligne droite.

Et enfin, mon père prenait la sortie, l’« izlaz » cette fois, direction Presevo. Ce n’était pas l’autoroute, celle qui devrait (bientôt ?) relier le sud de la Serbie à Belgrade. Nous étions accueillis par nos tantes et oncles, cousins et cousines. Nous éventrions, mais pas en leur présence, le matelas pour en sortir les « cadeaux ».

Commençaient alors des vacances simples, en famille, en albanais. Étrangers au pays où nous ne grandissions pas, étrangers en Belgique, nous y retournerions, par le même chemin, à la fin des vacances. Et notre mère chanterait, en albanais, pour le bonheur de notre père, et du nôtre. Mais elle pleurait aussi, comme cette fois, où sur l’autoroute nous eûmes un accident. La voiture a pris flamme, heureusement nous sommes tous sortis, indemnes, mais elle ne voit pas notre frère, et elle crie « Djali ! » (le garçon). C’était le petit dernier, après cinq filles, comme le veut la tradition. C’est l’une de ces images de voyage que je garde en mémoire. Mon frère, Belgzim, haut comme trois pommes, regardant ma mère qui le cherche alors qu’il est juste devant elle.

L’autoroute des vacances, c’était l’autoroute des émotions, du bonheur, des retrouvailles et des au revoir. De la famille. Et de l’impatience.

Retrouvez la version albanaise de ce texte.

Sur l’autoroute des vacances, la queue aux frontières
© Famille Kamberi