Blog • Zaharij Stojanov, « Hristo Botjov, essai biographique »

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Les premières traductions françaises du grand classique bulgare. En guise de préface...

Hristo Botev
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Né en 1850 dans le village de Medven, près de Burgas, Zaharij Stojanov est décédé le 2 septembre 1889 à l’Hôtel de Suez à Paris, les circonstances de sa mort n’ayant jamais été entièrement élucidées. Homme d’État, journaliste et écrivain prolifique, il est l’auteur d’une oeuvre en partie non rééditée, ainsi que de quelques œuvres inédites.

Peu connu en dehors de la Bulgarie en raison de l’absence de traductions (Les "Notes sur les insurrections bulgares" ont été traduites en allemand et hongrois, partiellement en anglais, seul un extrait étant disponible en français), il est en partie méconnu en Bulgarie même car son œuvre continue à déranger. Longtemps, il fut considéré, à tort, comme un bon journaliste et un historien amateur, mais comme un mauvais écrivain. Ce n’est que vers la fin du vingtième siècle que la critique a commencé à le redécouvrir en tant que créateur authentique et unique en son genre, capable de mélanger tous les styles d’écriture pour constituer le sien propre, qui ne s’inspire d’aucun autre auteur en particulier. Ici, nous proposons, dans une traduction due à Mariana Chirova-Simmandree et à Athanase Popov, le début du livre consacré au poète, révolutionnaire et homme de lettres Hristo Botev (prononcé Botjov à l’époque).

Hristo Botjov, notre héros, dont le nom sert également de titre au présent ouvrage, naquit et fut prédestiné, par les caprices des éléments, pour être un grand homme, un meneur de foules, un chef et quelqu’un qui sût marquer son époque. Malheureux, il l’était, mais sa ville natale l’était à plus forte raison, le peuple dont il était le fils l’étant encore plus, ce qui était encore largement en deçà de la vacuité et de la sécheresse de l’époque qui était la sienne. S’il eût été italien, il fût devenu sinon un Garibaldi ou un Mazzini, du moins leur bras droit. S’il eût été français, contemporain de la Révolution de Juillet ou de Louis-Napoléon, alors la première barricade dans la ville de Paris eût porté le nom de Botjov. Voire même, sait-on jamais ?… Il fût peut-être devenu l’un des conseillers nocturnes aux Tuileries, l’un de ceux qui, la nuit du 1er au 2 décembre, obligeaient de leur revolver l’aventurier pusillanime à vaincre la peur et à persévérer dans le crime. Mais cette dernière hypothèse ne nous paraît guère crédible ; nous ne nous y référâmes que comme à une illustration commode et convenable d’une nature fougueuse et impatiente, qui ne se déciderait à de telles actions, contraires à sa nature et à son âme, qu’à défaut d’autres occupations.

Que l’on ne nous tienne pas rigueur de certaines approximations, car nous n’avons guère l’habitude de fréquenter un tel homme qui n’aura guère vécu une vie ordinaire, qui ne fut guère normale ne fût-ce qu’un jour, qui ne se fit guère une place dans la société, qui ne savait guère où il passerait la nuit et ce qu’il allait souper et qui ne faisait guère preuve de prévoyance quant au cours de son existence pendant quelques années. Nous édifions en jetant des fondations sur les mers déchaînées ; nous allons fonder notre récit uniquement sur les faits et les actes, lesquels sont le reflet le plus fidèle de l’âme et de la vie de tout un chacun. Par là, nous voulons dire qu’il existe selon nous une étape décisive – et une seule – dans la vie et dans la formation du caractère des hommes : si Hristo Botjov n’était pas né et n’avait pas grandi dans la ville pittoresque de Kalofer où le Balkan bulgare, véritable mémorial et personnification de la volonté comme de la liberté, est le plus imposant, où, toutes proches, les sources divines de la Tundža endormaient et réveillaient notre héros de leur chant virginal et splendide, où la Vallée des Roses répandait généreusement ses parfums, où la lumière éblouissante du soleil du matin jaillissait entre les sommets voisins de la Sredna gora, plus modeste que le Maragidik, où régnait enfin sur ces beautés naturelles un maître féroce d’une autre religion, de mèche avec l’orgueilleux notable local – si Hristo Botjov n’y était pas né, disons-nous, il eût pu devenir un tout autre homme, lui qui partit tout jeune et fragile pour Odessa. Cette époque encore indéterminée et équivoque en ce qui concerne les rapports entre les grands frères et les frères minuscules était propice à la réussite. Si même des gens dotés de qualités et d’aptitudes assez modestes parvenaient à décrocher en Russie des grades militaires élevés ; si, par leurs millions et par leurs demeures imposantes, les compatriotes de notre héros faisaient envie à l’aristocratie russe, alors c’est que Hristo Botjov, doué comme il l’était, eût facilement pu sacrifier sur l’autel du négoce.

À l’époque, la communauté bulgare d’Odessa avait pour leaders les riches commerçants installés dans cette ville, comme Toškovič et certains autres originaires de Kalofer ; ceux-ci n’avaient aucune raison de ne pas soutenir Botjov, lequel vivait sous leur contrôle et presque sous leur toit avec plusieurs jeunes dans la même situation. Bien au contraire, ils essayèrent de garder auprès d’eux le fils du professeur Botjo, dont ils ne pouvaient ignorer les talents assortis d’un esprit éveillé. Enfin, si Botjov n’avait pas embrassé la carrière de riche commerçant ou celle de militaire haut gradé, du moins eût-il pu profiter de son séjour à Odessa pour devenir un simple licencié en droit, un diplômé en philologie et en histoire ou bien dans une autre discipline, comme le firent nombre de ses contemporains du même âge avant de retourner au pays. Mettons-le enfin sur le même plan que Ljuben Karavelov [1] et disons qu’en menant une vie modeste, il eût pu passer en Russie dix ans et plus ; il eût pu se rendre à l’université de temps à autre, juste pour la forme, lire et se faire une idée de tout ce qui était alors écrit et créé dans la culture russe, se frayer un chemin jusqu’à la rédaction de quelques périodiques russes ; avec la persévérance méthodique et la placidité mortelle d’un homme de lettres, s’atteler à la préparation d’un recueil de folklore bulgare – chants traditionnels, devinettes, proverbes, contes populaires, etc. – qui lui eût permis de faire connaître au monde slave cultivé sa patrie encore obscure et soumise ; se mettre à écrire ses propres récits et nouvelles au contenu très orienté, militant en ce sens que cette nation se devait d’être libérée ; enfin, venir s’installer plus près des rives de sa terre paternelle, pour s’y consacrer à une lutte systématique et permanente qui était possible alors et qui, d’après les critères de l’époque, passait pour utile. Et chacun doit reconnaître que Hristo Botjov était en mesure de mener de front ces différentes activités : être à la fois homme de lettres, poète, militant, révolutionnaire, publiciste et journaliste. [2]

Notes

[1Écrivain, poète, encyclopédiste et journaliste bulgare (1834 – 1879), l’un des acteurs éminents de l’Éveil national, né en 1834 et mort en 1879. Militant pour la libération du pays, il prend part au mouvement révolutionnaire bulgare ; élu à la tête du Comité central à Bucarest en 1869, il démissionne en 1873, après l’arrestation et la mise à mort de la figure de proue de l’organisation, Vassil Levski.

[2Un première traduction française de Zaharij Stojanov peut être consultée en ligne : https://bibliotheque-russe-et-slave.com/Livres/Stoyanov_-_Notes_sur_les_insurrections_bulgares_Preface.htm