Blog • Théâtre : « Une rencontre », de Vojdan Černodrinski

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Vojdan Černodrinski (1875 – 1951) est considéré, en Macédoine du Nord, comme le père fondateur du théâtre en macédonien. Il entame ses activités littéraires avec le cercle Makedonski sgovor, lequel se dissout en 1897 parce que plusieurs de ses membres sont envoyés en Macédoine pour y propager des idées révolutionnaires. Il a écrit en 1900 sa célèbre pièce Noces macédoniennes ensanglantées,qui a été jouée des centaines de fois à Skopje et a été adaptée au cinéma avec succès. Les œuvres complètes de Černodrinski restent inédites en Bulgarie, alors qu’il a passé presque toute sa vie à Sofia et qu’il a été partie prenante du paysage intellectuel sofiote pendant un demi-siècle.

Černodrinski met en pratique les idées des lozari, du nom de la revue Loza, paraissant à Sofia à la fin du dix-neuvième siècle. Les lozari souhaitent faire en sorte que la langue littéraire bulgare ne soit pas figée en une norme unique fondée sur les parlers des écrivains bulgares les plus connus et les plus prolifiques (Vazov, Slavejkov, Botev, Z. Stojanov). Bien, au contraire, ils souhaitent que l’orthographe s’assouplisse et qu’elle permette de traduire les spécificités phonétiques des parlers macédoniens, quitte à ce qu’il n’y ait pas d’orthographe uniforme. L’alphabet qu’ils pratiquent font penser aux simplifications mises en œuvre par le premier ministre agrarien Stambolijski (1919-1923), puis par les communistes bulgares en 1944, sans toutefois respecter les règles de réalisation phonétique de l’ancien « jat » (appelé aussi e dvojno) : ils remplacent systématiquement cette lettre par un « e », jamais par un « ja ».

Une Rencontre
(Traduction et présentation par Athanase Popov)

Pièce en un acte, en vers, et en parler macédonien populaire, inspirée par les luttes visant la Libération politique du servage turc et dédiée à l’apôtre de la liberté que fut

Goce Delčev,

De la part de son compagnon de lutte et camarade d’idées

Vojdan Černodrinski

Personnages :

CVETKO – chef d’une escouade d’insurgés
NEDA – sa fiancée
L’AGA DŽAFER

L’escouade de Cvetko ainsi que la troupe armée aux ordres de l’aga Džafer.

Contexte spatio-temporel : une source au milieu de rochers et d’une forêt dense. Neda se presse et arrive d’un pas vif, des cruches à eau dans les mains. Elle se lave le visage, se l’essuie avec une serviette propre, emplit les cruches d’eau et, en s’appuyant sur la roche, elle scrute l’horizon en direction de l’est. C’est le matin, avant le lever du soleil.

SCÈNE PREMIÈRE

NEDA – (seule, chante) Mon tendre soleil, mon œil divin qui brilles, – chaque matin tu es radieux, eh, toi ! chaque soir, tu es souriant ! Tu fais graviter le monde entier dans ton orbe sans jamais te fatiguer, tandis que moi qui suis à plaindre, je me sens comme une orpheline. Je pleure constamment, mon soleil !, de jour comme de nuit, depuis trois ans, et me morfonds dans l’attente du retour de mon premier amour adoré. Il a pris la clef des champs, mon chéri doré, il est quelque part dans la forêt des montagnes ou dans les champs, si ce n’est dans les vallées, un fusil Manlicher en bandoulière ; un sabre fin et affûté et des revolvers chargés à la ceinture, à la tête d’une escouade d’insurgés triés sur le volet !

C’est un terrible épouvantail pour les Turcs, mon soleil !, alors qu’il est un saveur, tel un remède magique, pour le raïa, pour tout le petit peuple macédonien… Cela fait neuf années révolues qu’il sillonne nos villages, nos villes, pour tirer nos frères de leur torpeur, pour réchauffer les cœurs froids du raïa avec des mots doux (en effet, mon soleil !), avec des paroles qui font chaud au cœur, afin qu’ils combattent pour la liberté chérie… Cela fait six longs mois que je suis sans nouvelles : est-il en vie, ou bien a-t-il péri ?! Dis-moi, mon soleil, mon petit œil clair de Dieu, où est-il, mon amour à moi ?!…

CVETKO – (caché dans le cœur de la forêt) Eh ! toi, écoute : ne sois pas chagrine à cause de ton premier amour. Tu le reverras vite, Neda.

NEDA– (Surprise, elle oriente son regard vers les buissons et reprend ses cruches)

Qui cela peut-il bien être, voyons vite voir… Voyons voir… Mieux vaut que je me hâte de partir !…

SCÈNE DEUXIÈME

(Entre Cvetko, barbu, aux cheveux longs, emmitouflé dans une pèlerine, sans fusil, mais portant un revolver caché)

CVETKO - Bonjour à toi, belle jouvencelle !

NEDA – Que la paix soit avec vous, monsieur l’étranger !

(Elle dépose ses cruches par terre)

CVETKO – Pourquoi es-tu, ma mie, si matinale ! Pourquoi es-tu allée chercher de l’eau, n’y a-t-il pas de fontaine publique quelque part dans ton village ?

BEDA – Bien sûr qu’il y en a une, comment pourrait-il ne pas y en avoir. Mais des Turcs, mon bon monsieur, la souillèrent ; ils la souillèrent et l’ensanglantèrent, cher frère d’infortune. Ils l’arrosèrent de sang d’enfant, mon bon monsieur. (Elle lève ses cruches pour s’en aller, mais Cvetko lui barre le chemin.)

CVETKO – Où vas-tu, ma mie, ma blanche Neda ? Assieds-toi pour causer avec moi !

NEDA – (Elle s’arrête et dépose ses cruches)

Mais, mon bon monsieur étranger, vous n’y pensez pas : de quoi allons-nous causer ?!…

CVETKO – Tu sauras trouver matière à conversation, ma mie, ma blanche Neda, avec ton visage blanc comme une perle, avec tes yeux noirs, avec tes sourcils joints, avec ta gorge ravissante, avec ta bouche de la plus grande douceur, ma jouvencelle.

NEDA – Allons donc, mon bon monsieur, vous perdez la tête. J’ai un amoureux, moi, et c’est mon premier. Gare à vous s’il vous entend me parler ainsi !!

CVETKO – Eh, toi, Neda, ma mie qui es brune ! Tu es une rose, un rosier, ma mie, qu’on aurait cueilli dans un jardin ; un bouquet de fleurs bien fraîches : un bouquet de basilic. Tu es un agneau tacheté de noir, chère Neda, un agneau qui vient de naître. Es-tu si triste et peinée de ce que ta mère est décédée, ou bien est-ce de ce que ton père est alité depuis longtemps pour cause de quelque maladie, ou bien encore est-ce à cause de ton amoureux qui t’a quittée ?!

NEDA – Allons donc, mon bon monsieur étranger, cela fait maintenant six mois que je suis sans nouvelles de mon premier amour adoré ; de mon amoureux qui n’en fait qu’à sa tête, de mon héros qui se nomme Cvetko… Il a, paraît-il, passé deux ans à creuser un tunnel sous les fondations d’une banque pour en faire une cache à explosifs, et a l’a remplie de bombes. Cela se passait dans cette grande ville qu’est Salonique… Un soir, précisément le soir de Pâques, il mit le feu aux bombes en allumant une allumette ! Les bombes tonnèrent terriblement en explosant, la banque turque en fut rasée, mon bon monsieur, et la trésorerie de l’Empereur en fut démolie !… Pendant trois jours de suite et trois nuits, il a jeté des bombes dans les ruelles de la ville. Il a exterminé moult soldats turcs issus de cette racaille mécréante parmi la foule, et pourtant il en est sorti indemne, mon Cvetko !

CVETKO – (s’approchant) Eh, toi, Neda la brune ! Si tu voyais ton premier amour, le remettrais-tu, ma mie ?

NEDA – Que dites-vous, mon bon monsieur étranger ? Je connais parfaitement mon amoureux. Il a une marque sur le coude.

CVETKO – (En montrant la marque qu’il a sur le coude) Eh, toi, Neda, ma mie, mon premier amour, regarde là, ma mie, cette marque et reconnais ton premier amour ; ton premier amour, ton Cvetko tourmenté !

NEDA – (Surprise, elle le scrute attentivement et observe la marque) Doux Jésus, je t’ai reconnu, Cvetko, je t’ai reconnu ! C’est toi, mon premier amour. C’est toi, mon héros, mon beau Cvetko. Tu es ma joie, tu es mon âme généreuse. (Ils s’enlacent)

TOUS DEUX – Trois années durant nous avons été séparés, loin l’un de l’autre. Or maintenant nous sommes à nouveau réunis, pris dans une étreinte mutuelle et passionnelle ! Mon amour, dépêchons-nous de goûter aux douceurs de l’amour. Dorénavant, seule la mort nous séparera.

(Un temps, repos sur la poitrine)

NEDA – Viens, mon Cvetko, mon tendre… premier amour, à ton tour de me raconter… pourquoi as-tu tellement noirci que je ne puisse plus (pauvre de moi !) te remettre !?

CVETKO – Petit cœur, ma Neda, mon petit oiseau, cela fait neuf ans que je sillonne les routes à travers notre terre natale, la Macédoine, qui est notre patrie, mon amour ! Le pays macédonien, c’est un pays qui a souffert, car il est soumis à l’oppression du sale Turc ! Ce pays est arrosé de sueur d’orphelins, mon amour, il est irrigué de sang chrétien, de sang d’esclaves ! L’occasion s’était offerte à moi pour faire un crochet jusqu’à chez toi, ma mie, mon premier amour, pour te voir, ma belle Neda brune ! Pour te serrer près de mon cœur (Ils s’enlacent). Pour t’embrasser, ma Neda, sur le visage (Il l’embrasse), sur le front, mon amour, puis sur la bouche. (Il l’embrasse) Et pour repartir, ma Neda… Au loin, mon amour, avec une escouade d’insurgés !!

NEDA – Pour repartir ?… Cvetko ?! Pour repartir ?! Non, non, mon tendre amour, je ne te laisserai pas faire cela !!… Que vais-je faire sans toi, mon amour ?! J’ai eu tout mon content de larmes, et plus encore, mon chéri ! Ou bien reste auprès de moi, mon amour, ou bien emmène-moi tout de suite avec toi. Emmène-moi, ou alors tue-moi ! Je ne rentrerai sans toi au village qu’après ma mort.

(Elle pleure)

CVETKO – (Après un temps) Eh toi, Neda, mon premier amour, (Un temps bref) je t’emmènerai avec moi !

NEDA – (Joyeuse)

Je t’adore, mon chéri ! Désormais, seule la mort nous séparera.

(Elle l’enlace)

CVETKO – (Il regarde vers la forêt, à gauche, surpris)

Qui cela peut-il bien être, là au loin, mon amour ?!…

NEDA – (Elle braque son regard sur le point désigné, apeurée)

Ce sont des Turcs… qui viennent… qui viennent vers nous !

CVETKO – C’est une troupe armée, mon amour, c’est nous qu’on vient chercher !

NEDA – (Elle tire Cvetko par le côté sous l’emprise de la peur) Fuyons… allons donc, fuyons !

CVETKO – (Il garde son calme)

Que dis-tu, ma Neda… mon amour ? je cherche des Turcs pour les combattre, mon amour ; je n’ai pas l’intention de me cacher d’eux !

NEDA – Mais c’est qu’ils viennent… droit sur nous… Ils vont t’attraper, mon petit cœur !

CVETKO – S’ils viennent, soit… qu’ils viennent donc. Nous leur souhaiterons la bienvenue – venus en vie, mais repartis morts ! Prends ton courage à deux mains, Neda, et n’aie pas peur.

(Il regarde en direction des Turcs, médite, puis parle après une pause)

Ils sont loin, mon amour, cela nous laisse du temps. Toi, reste ici… Neda, mon tendre petit cœur. Essaie de détourner leur attention, mon amour, ralentis leur avancée, le temps que je puisse réunir mon escouade et la faire venir ici… Je vais m’amener sur-le-champ pour éliminer, entends-tu, tous ces infâmes monstres sanguinaires jusqu’au dernier.

(Il sort rapidement)

NEDA – Ils vont se battre, grands Dieux, ils vont se battre ?! Mon Seigneur, grands Dieux, qu’en adviendra-t-il ? Un nouveau sang, mon Seigneur, coulera. Mon Seigneur, mon Seigneur, fais que cela n’arrive pas ! Si mon amoureux venait à périr, mon Seigneur, que ferais-je alors, pauvre orpheline que je suis !

(Elle regarde vers les Turcs)

Ils arrivent…ils arrivent… grands Dieux, que de racaille infidèle ! Je t’implore, mon Seigneur, de me donner la force… Délie-moi la langue, mon Seigneur, souffle-moi maintenant ce que je vais avoir à dire, afin que ne s’ensuive pas une effusion de sang, afin que mon amour en réchappe sain et sauf !

(Entre l’aga Džafer avec sa troupe armée)

SCÈNE TROISIÈME

NEDA, L’AGA DŽAFER AVEC SA TROUPE ARMÉE

L’AGA DŽAFER – (Dès que son regard croise celui de Neda, en exprimant tantôt la mauvaise humeur, tantôt la jovialité rieuse, il commence à s’adresser à elle avec beaucoup de sévérité)

Eh, toi, Neda, ma méchante femme roumi, ma chère sœur des comitadjis ! Ma chère Neda, je vais te questionner, mais je veux que tu me dises la vérité. Ne t’avise pas de me mentir en rien.

NEDA – (Avec une affabilité très fortement feinte)

Viens, mon aga, et puisses-tu avoir toujours la santé. Est-ce à toi que je mentirais ?

L’AGA DŽAFER – Dis-moi, Neda, ma mie, la plus infidèle des femmes roumi, de méchants comitadjis, des ennemis de notre foi, sont-ils passés par-là ?

NEDA – Ils sont venus hier dans notre village, cher aga, et ont passé du temps à cuire un tendre agneau de ton troupeau gris. Ils ont bu, mon cher aga, du vin pétillant, du vin pétillant, mon cher aga, ainsi que de la rakija. Eux tous, ils ont entonné des chants en l’honneur de la liberté.

LA TROUPE ARMÉE – Allons de l’avant, aga, pour attraper les comitadjis, pour donner une raclée aux collaborateurs.

L’AGA DŽAFER – Dis-moi la vérité, Neda, combien étaient-ils, étaient-ils méchants ?

NEDA – Ils étaient peu, mon bon aga Džafer, cent cinquante à deux cents, des gars triés sur le volet, des Macédoniens qui se montraient très bons envers les chrétiens et très méchants envers les Turcs.

L’AGA DŽAFER – (pensif et apeuré) Eh, il semble que nous ayons affaire à une escouade bien forte ; qu’en dites-vous ? Ils sont nombreux, semble-t-il, et féroces. Donnez-moi un conseil : que devrais-je faire ?

LA TROUPE ARMÉE – Tu es intelligent, toi, notre aga, le binbaši – ce que tu nous diras de faire commandera ce qui va arriver.

L’AGA DŽAFER – Avaient-ils des armes, ma mie, des armes… comme les nôtres, hein, Neda ?

NEDA – Ils avaient des armes, mon cher aga, de meilleures que les vôtres : ils sont armés de fusils Manlicher à canon court, de sabres fins et aiguisés en acier, de revolvers neufs Nagan, de poignards anglais bien affûtés, de petites boules de fer pur emplies de dynamite et de poudre. Si une seule de ces boules venait à exploser en plein cœur d’un village, sur la place, mon cher aga, tout le village en serait carbonisé, réduit en poudre et en cendres.

L’AGA DŽAFER – Eh ben !… Ca va chauffer avec cette escouade !… Allons, revenons vers la ville pour aller demander un renfort de l’armée impériale.

LA TROUPE ARMÉE – Allons, l’aga, fuyons. C’est que les bombes, c’est terrible – ils vont s’en servir contre le peuple musulman.

NEDA – (encouragée) Tous ceux qui sont passés par-là étaient des comitadjis aguerris, mon cher aga. Ils étaient irascibles et inspiraient la peur, mon cher aga, comme le font les loups !

L’AGA DŽAFER – (Poliment et d’un air attendri)

Neda, ma mie, la plus infidèle des femmes roumi, au nom de ta foi, au nom de ta jeunesse, ne leur dis pas, ma mie, que nous sommes venus !

NEDA – (D’abord en étant fausse, puis avec résolution)

Non, non, monsieur l’aga Džafer. Je ne les informerai pas de votre venue. Mais je le leur dirai où vous allez, mon cher aga.

L’AGA DŽAFER – (Il sort son yatagan) Ah, maudite sois-tu, ma mie, femme de giaours, toi qui es la sœur des comitadjis, je vais te réduire en morceaux…

L’ESCOUADE DES INSURGÉS – (en coulisses) Eh, toi, Neda, la brune, le premier amour de notre chef, mets-toi un peu de côté, Neda !

DŽAFER ET LA TROUPE ARMÉE – (Apeurés) Tiens donc… des comitadjis, il y en a assez de ces féroces comitadjis, pitié, ne tirez pas, vous ne nous faites rien de mal !

L’ESCOUADE DES INSURGÉS – (ils tirent)

Tiens bon, l’aga, sale chien,

(Ils tirent)

Contre notre escouade en guenilles,

(Ils tirent)

En haillons, dénudée, va-nu-pieds !

(Ils tirent, puis jettent des bombes)

DŽAFER ET LA TROUPE ARMÉE – (Blessés, agonisants)

Allah… Al… ah, Allah et son prophète Mahomet ! Les giaours avaient déjà relevé la tête ; hommes, femmes, enfants – tous des comitadjis !

(Certains parmi les Turcs s’enfuient, d’autres tombent morts sur la scène, d’autres encore sont blessés)

LES INSURGÉS – (Satisfaits)

Eh, les infâmes mécréants, sales chiens, les Macédoniens ont déjà relevé la tête pour briser des têtes turques.

(Ils ramassent les fusils, les revolvers et les balles des Turcs tués)

CVETKO – Allons, braves compagnons, il est temps que nous allions éliminer de sales Turcs un peu partout, allons, mon amour, viens avec moi !

NEDA – Je t’adore, mon premier amour.

L’ESCOUADE – (En sortant) Les Macédoniens ont déjà relevé la tête pour démolir votre empire pourri.

FIN.