Blog • Roumanie, 1989-2019 : on a eu la révolution qu’on méritait (3/3)

|

La « divine surprise » de la chute de Ceauşescu – tant souhaitée mais pas vraiment imaginée, surtout dans la forme sous laquelle elle a eu lieu – ne dura pas longtemps.... De Noël au jour de l’An, à Bucarest, il y a trente ans : journal d’un bref retour au pays. Pour sentir le désir de révolution, désespérer de la naïveté des uns, de la roublardise des autres et, surtout, de l’absence d’une culture politique critique.

La « divine surprise » occasionnée par la chute de Ceauşescu – chute tant souhaitée mais pas vraiment imaginée, surtout dans la forme sous laquelle elle a eu lieu – ne dura pas longtemps. Peu après mon départ, l’émerveillement initial se dissipe et le pays plonge dans une crise dont on voit les séquelles aujourd’hui encore. L’absence d’une culture politique critique suffisamment enracinée dans les secteurs de la population à même d’intervenir dans le processus de déconstruction de l’ancien monde et de construction d’un nouveau monde conforme à leurs aspirations est, à mes yeux, la principale raison de cette crise. C’est aussi la raison pour laquelle je ne regrette pas la décision prise alors de ne pas rester et m’engager sur place comme j’avais l’intention de le faire au départ.

La veille de mon retour à Paris, dimanche 31 décembre, tard le soir, depuis la terrasse du 24e étage de l’hôtel Intercontinental, je regarde ma ville qui a somme toute peu changé et qui ne me semble pas prête d’accélérer le rythme. Puis je tourne la tête vers la télé où défilent les vedettes de la semaine qui vient de s’écouler : Ion Iliescu, Petre Roman, etc., accompagnés de toutes sortes de personnalités de l’ancien monde en voie de recyclage et de la multitude d’anonymes promus figurants d’un spectacle télévisuel qui fera le bonheur des médias du monde entier. Sans eux, sans Ion Iliescu, Petre Roman, etc., Ceauşescu serait-il tombé ? L’esprit de Timişoara, où les protestations avaient commencé deux semaines plus tôt, se serait-il propagé dans tout le pays ? Probablement pas. Était-ce une révolution ? Si on en juge par la volonté affichée et l’esprit de sacrifice dont tant de Roumains ont fait preuve en ces journées de décembre : oui. Mais en regardant de plus près les faits et les résultats, on peut conclure au coup d’État. Il serait déplacé d’en vouloir à Ion Iliescu, Petre Roman, etc., d’avoir fait ce que tout le monde voulait, ou de s’offusquer qu’ils aient voulu en recueillir les dividendes et défendre les intérêts du monde de l’ancien régime auquel ils appartenaient. Mais pouvait-on aller plus loin, continuer sur la lancée et les marginaliser ? Là-dessus, un doute subsiste. Les régimes communistes de l’Est n’ont pas été abattus par les opposants de l’intérieur ni par le système concurrent de l’extérieur. Ces régimes ont tout simplement implosé sous leurs propres contradictions, avec le concours d’une partie de leurs cadres dirigeants, ce qui a permis à ces derniers de s’en sortir assez bien. Pour détrôner un « phénomène » comme Ceauşescu et éviter que l’ensemble de l’appareil d’État devienne la cible du mécontentement populaire, il fallait provoquer une situation révolutionnaire. Une fois déclenchée, cette révolution aurait pu aller plus loin, en tout cas certains y ont cru, d’où les déceptions en chaîne qui ont suivi...

La terrasse de l’hôtel vient de se remplir, à l’équipe de l’ONG, qui est au complet, viennent se joindre autant de journalistes, caméramans et autres « missionnaires ». Les discussions sont très animées : « Mais où sont les 60 000 morts, et les charniers, on est venu pour rien !, « Quels roublards ces Roumains ! », « Même en Afrique et au Proche-Orient on n’a pas vu pareille embrouille ! » Je garde mon calme, certains travaillent en free-lance, ont engagé des frais, admettons… Puis vient l’addition. La maison n’accepte pas les francs ni la carte de crédit Visa, seulement des dollars. Les gens protestent, en vain. Un silence embarrassé s’installe. Puis les regards se tournent vers moi, le Roumain. Je sens qu’ils s’attendent à ce pourquoi ils m’ont fait venir, le lien avec les locaux… La tension monte, le personnel du bar se cabre et, comme il se trouve que j’ai des dollars sur moi, je décide de régler l’addition. Dans un élan d’humilité et de gratitude qui m’étonne moi-même, je leur dis avant de nous séparer que j’étais honoré de faire ce geste pour eux qui sont venus de si loin au secours des Roumains, sans aller cependant jusqu’à m’excuser à propos du nombre restreint de morts et de blessés par rapport à l’annonce initiale. Puis, en mon for intérieur, je me dis : « On n’a que la révolution qu’on mérite ! »

Retrouvez les deux premiers volets de ce « retour au pays » :

 Roumanie, 1989-2019 : On a eu la révolution qu’on méritait 1/3
 Roumanie, 1989-2019 : On a eu la révolution qu’on méritait 2/3