Nouvelle traduite du macédonien par Athanase Popov

Blog • Fugue en Antarctique, de Zoran Kovačevski

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Zoran Kovačevski (1943-2006) est né en 1943 à Svetozarevo (aujourd’hui Jagodina, Serbie). Il a fait ses études secondaires à Ohrid et ses études supérieures de droit à Belgrade. En 1976, il fait paraître son premier roman, La fresque familiale. C’est un auteur majeur de la littérature de langue macédonienne. La présente nouvelle est extraite du recueil le plus emblématique de l’auteur, intitulé Aristote de Resen. Ce texte, comme d’autres textes de Kovačevski, évoque le malaise lié à l’émigration coutumière (pečalba). Trifun Bakal détourne le sens originel de la coutume : on voyageait non pas pour découvrir le monde, mais pour devenir un homme et pouvoir ainsi mieux réintégrer la communauté. La démarche de Trifun Bakal pourrait symboliser la recherche identitaire propre à tout un chacun et à toutes les sociétés.

Nouvelle traduite du macédonien par Athanase Popov

Ohrid.
CC Михал Орела (Flickr)

Trifun Bakal rentrait à Ohrid après quinze années d’absence. Les gens ne se souvenaient plus très bien de lui. À l’arrêt de l’autobus, même ses frères ne surent pas le reconnaître. Il descendit du bus, regarda craintivement à droite et à gauche et comme il ne remit pas la moindre connaissance, il se dirigea vers le compartiment à bagages pour y chercher ses valises. Quand il se retourna, ses frères le reconnurent. Il portait des lunettes de soleil et un chapeau, et il semblait avoir maigri et rapetissé. Ses frères fondirent en larmes. À cause de la contingence de la vie et à cause de leurs années d’enfance passées en commun. Les trois frères de la famille des Bakal pleuraient tout haut à l’arrêt de bus, en plein Ohrid, tandis qu’autour d’eux, autobus et voyageurs arrivaient et repartaient. Le pouls de la vie avait des pulsations brusques telle la sonnerie d’une horloge.

Une fois arrivés dans la maison familiale située sur la colline, ses ex-meilleurs amis lui rendirent visite. Aco Kokale apporta sa guitare, Andon Masarik but un œuf de poule frais à jeun, Ilče Fakirče, "le petit fakir", arriva avec un sac plein de matériel de magie.

Trifun Bakal les reçut froidement. Sec et ridé, il était vêtu d’un anorak et portait un pantalon serré. « Il est comme un pivert », se dit Aco Kokale. Ils s’enfoncèrent dans les canapés bas qui cernaient la pièce. Tout le mobilier avait été acheté par leurs parents. Dès avant la guerre. Même le crépi sur les murs était craquelé et sombre. Sur le plafond, on voyait des traces de fuites d’eau. L’enthousiasme qui animait le groupe d’amis à leur départ s’estompait. On sentait que lui, il n’était pas d’humeur à faire la noce, ni à reprendre l’ancien rythme des journées insouciantes. Quinze années de vie à l’étranger s’étaient accumulées, telles de cernes, sous ses yeux. « Est-ce que tu es allé en Antarctique ? demanda Aco Kokale sans trop y penser.

 Même sa respiration était froide. On eût dit qu’il sortait d’une tombe, racontait Aco Kokale plus tard.
 Juste à New York, répondit Trifun Bakal. Sa voix avait une résonance métallique.
 C’est peut-être que l’hiver ne s’arrête jamais là-bas ? demanda Ilče Fakirče.
 L’hiver ! commença à lui répondre Trifun Bakal, mais il oublia la question ». Les images de son départ lui revinrent à l’esprit. Le train qu’il avait pris. Il se revoyait dans le compartiment avec sa mère, son père et son frère cadet. Ils voyageaient en wagon-lit. Sa mère lui avait préparé un sac plein de nourriture. Il ne quittait guère sa couchette et regardait à travers la vitre. Sa mère, tapie sur son siège, lui offrait sans cesse du poulet rôti au four, une tomate, du fromage. Il restait allongé sur sa couverture, regardant à travers la fenêtre. Il éprouvait la sensation quasi physique que chose fondait en lui, et que ce quelque chose venait frapper régulièrement, goutte à goutte, le plancher du wagon, d’une saleté répugnante.

« Chers visiteurs, prit la parole Ilče Fakirče, alors qu’il se tenait au milieu de la pièce, un grand turban blanc enroulé autour de sa tête – désormais, je vais vous montrer quelques tours de maître avec une corde et une épée. Regardez cette épée. Prenez-là, afin que tout le monde s’assure bien que ç’en est une vraie. Vous vous êtes assurés qu’elle était vraie, bien. À présent, je vais placer cette épée dans ma bouche et... »

Ilče Fakirče se tenait pétrifié au mileu de la pièce, la tête tournée vers le haut. Seul le manche de l’épée pointait à travers la bouche ouverte.

Trifun Bakal n’applaudissait pas. Il se tenait assis sur le canapé, avec ses cheveux coupés courts et teints en noir, et il regardait droit devant lui, en affichant un air repoussant.

« C’est un grand magicien. - Aco Kokale prononçait de façon solennelle ce qu’il avait dit mille fois devant les spectateurs des tours de magie d’Ilče Fakirče. Il y a juste sa voix qui le dessert : s’il l’avait compréhensible et forte, comme la mienne, par exemple, il aurait pu travailler dans n’importe quel cirque. Et maintenant, dit Aco Kokale, en se levant et en prenant une pose de grand conférencier, Ilče Fakirče va vous montrer la reine de la magie : la « Libération de la corde ». Cela représente le point d’orgue de l’opus phénoménal de Hudini, le plus grand magicien du monde, et notre fakir national s’en va nous jouer ce tour de magie avec une facilité…

 Ça suffit ! l’interrompit Trifun Bakal. La porte émit un grincement en se refermant derrière eux. Il faisait déjà nuit. Tous les trois avaient le sentiment d’avoir été dupés.

« Les gens, dit Aco Kokale, sont amenés à changer bien vite. C’est à n’en pas croire ses yeux ».

Ils entrèrent dans le café. L’hiver n’était pas encore fini, mais à l’intérieur on ne chauffait pas. « Nous l’avons vu, expliquèrent-ils aux habitués curieux. Il veut se reposer, rajeunir pour seulement ensuite descendre dans le centre-ville ».

On leur demanda des détails, mais ils se taisaient. « Pourquoi faudrait-il parler de quelqu’un qui est présent parmi nous, et que vous allez bientôt voir en personne ? fit Aco Kokale ».

Trifun Bakal ne se rendit au centre-ville que trois semaines plus tard. C’était le début du printemps, et il était vêtu d’un manteau, avec des lunettes de soleil, entouré de ses frères. Ils se promenèrent entre le platane [1] et le port. Les gens se retournaient sur son passage. Il regardait droit devant lui. Les dernières mouettes, blanches, criailleuses, voltigeaient au-dessus du port. « Tout est pareil, répétaient ses frères. Les changements sont ténus et insignifiants. Les choses les plus importantes sont restées les mêmes ».

Trifun Bakal parlait peu. Il lui semblait qu’il n’y avait rien à demander. Tout ce qui était réellement important, il le connaissait depuis belle lurette. La seule inconnue à laquelle il pût rêver, et sur laquelle il voulût bien entendre les récits des autres, il l’avait découverte il y avait plus de quinze ans de cela.

Ses parents et son frère Naum descendirent à la gare ferroviaire de Ljubljana. Ils pleuraient en s’enlaçant. Ici, pour la première fois depuis le début de son voyage, il descendit du train. Il eût suffi que quelqu’un parmi eux évoquât un retour pour qu’il revînt. Les autres se tenaient sur la plate-forme en béton pendant que lui, planté derrière la fenêtre, était en train de partir. Il avait l’impression que son cœur se tendait comme un élastique, entre lui, qui était dans le train, et les siens qu’il avait laissés sur le quai, jusqu’à menacer de se distendre et de casser comme un fil. L’une des moitiés de l’élastique resta avec les siens, et l’autre, il la prit avec lui. Quand il rentra à la maison, ses parents n’étaient déjà plus en vie.

Ohrid lui parut avoir l’air d’une tombe. Bleue, avec des maisons blanches et un ciel doré, belle, d’une splendeur impériale, mais tout de même une tombe. Tout le monde avait quitté la maison familiale. Ses frères s’étaient mariés et avaient emménagé dans de nouveaux logis. Ils voulaient retrouver leur proximité d’autrefois dans leurs relations mutuelles, mais ils n’étaient pas en mesure de le faire. Celle-ci avait été emportée par les femmes, les enfants et les années. Seuls leurs souvenirs les unissaient, en leur faisant revivre la chaleur humaine d’alors, mais les souvenirs sont un brouillard et ils s’en vont, emportés par le vent.

Ils se mirent à l’exhorter à se marier. Ils lui disaient que même en tant que quinquagénaire, il n’était pas si vieux que ça. Ils commencèrent à lui faire l’éloge des jeunes filles dont les noms leur venaient à l’esprit, en espérant que l’énumération des qualités des hirondelles du pays allait l’enthousiasmer au point de l’inciter à y faire son nid, mais il était encore loin d’Ohrid. Il se trouvait dans le train, sur le chemin entre Ljubljana et New York. Son cœur n’était pas encore épuisé, mais il était comme un élastique tendu entre lui et ses parents. L’espoir de réussir était absent depuis le début. Il savait pertinemment qu’il n’était pas de ceux qui pouvaient faire fortune. Or, qu’était l’Amérique sinon une opportunité pour s’enrichir ? Andon Masarik parlait de l’Amérique comme d’une terre promise. Aco Kokale la célébrait dans les chansons qu’il écrivait. Au cours des longues journées vides de leur propre ville, chacun d’eux se laissait bercer par les rêves d’un pays éminemment beau, où coulaient le miel et le lait, et qui fut créé pour la réalisation de leurs fantasmes. Aco Kokale rêvait de devenir artiste, Andon Masarik – chanteur d’opéra, et Ilče Fakirče – magicien. Quant à lui, il ne rêvait à rien de tout cela.

À présent, ces mêmes personnes le priaient de leur raconter de quoi New York avait l’air. Etait-ce vraiment une grande ville effrayante, telle qu’on la voyait dans les films, et telle qu’on pouvait la découvrir dans les journaux ? Ils le priaient de leur raconter de quoi les brigands, les belles femmes et les boîtes de nuit avaient l’air. Lui, il n’avait guère envie de le leur raconter. « Une grande ville, se contenta-t-il de répondre, un vrai panier de crabes. »

Inconsciemment, tout le monde fixa les traits de son visage. Ils essayèrent de retrouver les traces laissées par les dards, ainsi que les endroits enflés à cause du poison injecté par les insectes. Le visage de Trifun Bakal était aplati et plein de rides. Il se l’enduisait de pommades et de poudres, mais cela n’y changeait rien. On ne pouvait rien faire contre le poids des années.

« Mais alors à quoi bon ? se hasarda à lui demander Aco Kokale. Pourquoi y es-tu allé ? »

Le froid qui s’exhalait des yeux de Trifun Bakal se réchauffait peu à peu. Tout comme le souffle froid qui disparaît avec l’arrivée de la chaleur. Tout le monde buvait de l’alcool pour se réchauffer, alors que lui ne buvait que du thé. Tel un étranger. La conversation à bâtons rompus ne s’engage pas facilement autour d’une tasse de thé, pas plus que cette boisson ne permet aux gens de se rapprocher. Dès lors, comment pouvaient-ils se rapprocher de lui ? Après tant d’années de vie à l’étranger.

Trifun Bakal évitait même l’exposition au soleil. Il faisait autrefois partie des baigneurs les plus mordus. Il avait sa propre plage qui portait son nom. Maintenant, il était obligé de dire que ses médecins le lui avaient interdit.

« Je ne suis pas parti dans l’idée de devenir une vedette du cinéma, fit Trifun Bakal, en le regardant pour la première fois droit dans les yeux. Ni même dans l’idée de devenir riche. On peut aller en Amérique aussi pour d’autres raisons.

 Ici, tu n’avais pas d’ennemis. Tu pouvais vivre comme nous ». On aperçut un air moqueur dans l’un des deux yeux de Trifun Bakal. Ce n’était peut-être qu’un reflet du soleil couchant, mais cela fit du bien à tout le monde de voir cette étincelle dorée dans son œil, et ils se réjouirent. « Le voilà qui nous revient », pensèrent-ils et se prirent à l’aimer comme avant.

« Je me suis enfui, répondit-il, en leur tournant le dos et en allant vers la porte de sortie. Je souhaitais m’échapper de vous ».

Personne n’en croyait ses oreilles. Les reflets dans ses yeux étaient de ceux qui attiraient, pas de ceux qui repoussaient. Il était l’un d’eux et il n’était pas possible qu’il eût voulu s’échapper de lui-même.

Le froid sortit complètement de Trifun Bakal. En partant du café, il se remémorait le dernier soir avant le départ pour l’Amérique. Il se promenait avec ses frères. Ceux-ci regrettaient de devoir le quitter, mais ils approuvaient sa décision. Ils disaient que c’était là son plus grand pas dans la vie. Ils le comparaient aux révolutionnaires, aux chefs militaires et aux magnats. Il ressentait qu’ils étaient fiers de lui en toute sincérité, ce qui lui faisait du bien. Ils s’étonnaient qu’il ait pu trouver tant de force, alors qu’il était leur frère, leur égal jusqu’à la veille !

« Tu nous écriras, hein ! lui disaient-ils. Tu nous diras comment tu vas, si tout se passe bien pour toi. Et ne nous oublie pas quand tu seras riche ».

Sa valise pesait bien lourd. Elle était pleine à craquer, emplie d’objets qui provenaient de l’amour de ses proches. De l’amour qu’il n’allait plus jamais retrouver dans le vaste monde où il se rendait.

Il savait que ses frères se trompaient à son égard. Il n’avait pas grandi. Il avait juste pris peur des années à venir. Il avait juste pris conscience du fait qu’il allait perdre tous ses proches d’une façon ou d’une autre, et il voulait se montrer plus rusé que l’avenir. Il se disait que s’il eût fallu opter pour le suicide, il n’eût pas eu le courage de se tuer avec un pistolet ou un couteau, mais seulement avec des somnifères.
Quand une quinzaine d’années s’était écoulée, il décida de rentrer, car il était malade, seul et au seuil de la vieillesse, dans une ville où il n’avait pas d’amis.

« Une serviette essorée, voilà ce que je suis, se dit-il en attendant que le paquebot quittât le port. Mais une serviette qu’on a malgré tout tissée avec de la laine de chez nous ».

Ce voyage-là signifiait-il qu’il allait faire une nouvelle fugue ? pensa Trifun Bakal au milieu de l’océan. Et cela était-il envisageable, quand il était question de deux points opposés du globe, et quand on refusait les liasses d’argent ?

A Ohrid, à l’arrêt de bus, ses frères et lui ne se reconnurent pas. Ils étaient devenus des gens nouveaux. C’est cela qui effraya le plus Trifun Bakal, du fait qu’il s’attendait à ce qu’Ohrid fût un endroit immuable, où tous les objets et tout le monde resteraient inchangés même après quinze ans. Il avait jeté tous les miroirs de son appartement new-yorkais ; en se prélassant sur le sofa et en rêvant à Ohrid, il se l’imaginait tel qu’il était avant son départ. Désormais, le frère ne reconnaissait plus son frère. Confronté à l’évaporation de la dernière illusion sur laquelle reposait sa vie, Trifun Bakal comprit que la surface lisse de la glace était l’unique miroir qui pût refléter ses traits altérés en cet instant.

Il souleva ses valises et partit vers sa maison vide sur la colline, emmené par ses frères.

Zoran Kovačevski.

Notes

[1Il s’agit d’un très gros platane au centre-ville d’Ohrid. (N.d.T.)