Blog • Tobacco City, ou comment faire revivre la « cité parallèle abandonnée »

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L’ancienne cité du tabac a longtemps fait vivre la ville de Plovdiv et ses habitant-es. Elle est aujourd’hui abandonnée et sa patrimonialisation, farouchement défendue par Penka Kalinkova, entre en conflit avec de nombreuses convoitises immobilières.

Façade, Tobacco City.
© Raphaëlle Segond

En 2016, les grands bâtiments jaunes de l’ancien entrepôt de tabac oriental, au coeur de Plovdiv, sont ravagés par un mystérieux incendie. De la plupart, il ne reste aujourd’hui que les façades sans toiture ni fenêtres, qui laissent voir à travers leurs grandes trouées à la fois de larges pans de ciel et une végétation naissante, signes d’aura aussi bien que d’abandon. Ils figurent ainsi parmi les nombreuses ruines qui jalonnent les rues de la ville. Précisément, ce sont tous les espaces délaissés que le projet de capitale européenne de la culture entendait mettre en valeur, dès 2012. Le dossier de candidature mentionnait la volonté de redonner vie, à travers des initiatives culturelles, à tous le « espaces, bâtiments et objets dysfonctionnels en tant qu’éléments d’une ‘‘cité parallèle abandonnée’’ ». Les perspectives devaient tenir compte des problématiques locales mais aussi de l’inscription dans les récits européens actuels sur la transformation des villes par la culture.

A l’occasion de Plovdiv 2019, la Tobacco City a été inscrite sur la Route européenne des Patrimoines industriels, participant d’un nouveau type de tourisme culturel, fondé sur la requalification des anciens espaces d’industrie. Alors que se répand la mode de l’Urbex [1], et que le site Abandonned Bulgaria recense avec nostalgie les lieux abandonnés du pays – qui se sont multipliés depuis la chute du communisme et la violente transition libérale – la patrimonialisation institutionnelle de la Tobacco City, entre geste d’archive et impulsion d’un nouvelle dynamique, a aussi pour but de rendre le quartier plus attractif aux yeux des touristes et des investisseurs. La mise en valeur d’un patrimoine ciblé à l’échelle de l’Europe participe également, comme le souligne la politologue Marie-Anne Guérin, de la production d’une mémoire commune pour l’Union Européenne qui vise à se constituer une légitimité en inventant un temps long pour la collectivité qu’elle représente, forme de softpower dans un moment de regain des nationalismes, particulièrement fort en Bulgarie.

Ce n’est qu’un rêve… et les rêves sont plus grands que la réalité.

De son côté, le 27 novembre 2012, l’artiste contemporain et directeur artistique de la Fondation « Plovdiv candidate 2019 » Emil Mirazchiev a transformé le temps d’une performance l’ancien entrepôt de tabac en « Museum of Architecture » et « Center of Contemporary Art ». Parce qu’ils sont immenses et en centre-ville, ces bâtiments font rêver à beaucoup de projets. Celle qui en a le plus rêvé, c’est Penka Kalinkova. Journaliste e spécialiste du théâtre bulgare, née en 1946 elle a rebaptisé l’ensemble de ces entrepôts la « Tobacco City », appellation désormais adoptée par toute la ville. Elle écrit :

Le triangle entre les rues Ivan Vazov, Hristo Botev et Avksentiy Veleshki, entre la gare Centrale et les stations Stochna est une vraie cité du tabac. Quand on se promenait dans ces rues, l’odeur du tabac taquinait en profondeur nos narines.

Toute l’énergie dépensée par Penka depuis les années 2000 pour rendre visible cet espace ne vient pas d’une convoitise immobilière, mais d’une passion pour l’histoire de sa ville. Penka se montre aussi fière de la grande époque des marchands de tabac du royaume de Bulgarie, que nostalgique du temps du communisme qu’elle continue de célébrer en se rendant annuellement aux pieds de la statue du libérateur Alyosha qui domine la plus haute des collines de Plovdiv : il lui importe avant tout de promouvoir la grandeur de son pays, dans une Europe où il est trop souvent oublié. Membre du bureau directeur dans les premières années du projet de capitale européenne de la culture, elle a su faire de la Tobacco City un lieu central de l’événement, animée par l’idée que ce patrimoine permet de lire la ville entière. Cette industrie florissante dès la fin du XIXe siècle a produit la richesse de Plovdiv, avant d’être nationalisée pendant la période communiste, puis progressivement abandonnée à partir des années 1980. Beaucoup de rues portent les noms de grands marchands de tabac de l’époque, et les petits entrepôts disséminés dans Plovdiv ont laissé des traces, sous les habits neufs tantôt d’un hôpital, d’une faculté dentaire, d’une Académie des sciences, ou même d’un bistrot.

Façade, Tobacco City.
© Raphaëlle Segond

Dès lors qu’un projet de rénovation de ce bâtiment semble pouvoir être envisagé dans le cadre du projet de la capitale de la culture, que la municipalité soutient, la question que se posent Penka et ses collaborateur·rices est la suivante : « comment adapter les besoins courants de la population à ce vieil immeuble ? », s’inscrivant d’emblée dans une définition large et inclusive de la culture, qui serait fidèle à l’héritage de ce lieu autour duquel gravitait une part très importante de la population. Pourtant, en 2017 Penka a quitté la Fondation pour signaler des désaccords qu’elle s’efforce pourtant de nous cacher, et des affaires de corruption qu’elle ne formule qu’à moitié. Elle continue d’insister sur l’apport de la capitale européenne de la culture pour la ville, nécessaire à « l’estime de soi » des Plovdivien·nes, mais nous raconte à demi-mots comment elle tente toujours d’influencer le cours des projets, comptant par exemple sur ses ami·es journalistes pour poser les bonnes questions lors des conférences de presse organisées par la municipalité. Tout au long de l’entretien, cette phrase revenait sans cesse à sa bouche : « ce n’est qu’un rêve… et les rêves sont plus grands que la réalité. » Malgré une forme de résignation, elle demeure résolument du côté des rêveuses.

Avant le SKLAD, un mystérieux incendie...

Après la chute du mur, les bâtiments de l’industrie sont privatisés : une petite parcelle est restituée à la famille du propriétaire originel, et le reste est vendu. Dès lors, les ambitions du principal propriétaire, un investisseur italien, sont simples : détruire les bâtiments pour y installer un hôtel de dix étages, ce qui coûte moins cher que de le réhabiliter. En 2010, la municipalité signe le contrat de démolition, renouvelé en 2014, au détriment de toutes les lois censées protéger ce bâtiment classé. Quand arrivent les premiers bulldozers, une cinquantaine d’acteurs et actrices culturel·les se mobilisent, et forment une chaîne humaine avec des habitant·es du quartier, pour défendre l’édifice. Ils et elles obtiennent l’appui du NINKN, Institut National pour la Conservation des Monuments Nationaux, qui oblige le propriétaire à préserver intactes les façades et à consacrer une partie du bâtiment à la culture. Six mois après ces mobilisations réussies, le principal entrepôt prend feu, alors que les premiers projets liés à la capitale européenne de la culture allaient y prendre place. Personne ne connaît la cause de cet incendie, mais Penka a des doutes : « Nous n’avons vraiment pas eu de chance », dit-elle en litote. Seule consolation de l’accident : les façades sont restées intactes, comme ils et elles le souhaitaient. En 2016, les membres du bureau auraient voulu que la mairie rachète une partie des immeubles, mais elle n’en avait pas les moyens. Un crowdfunding a été organisé, mais les fonds récoltés n’étaient pas suffisants. Aujourd’hui, la municipalité loue au propriétaire les cinq étages de l’immeuble situé en face de celui qui a brûlé, pour y abriter les bureaux de la Fondation, le SKLAD, quelques salles de répétition de musique et de réception. Les nouveaux membres du bureau disposent de ces locaux pour deux ans. Ensuite, les espaces seront dédiés à des activités multifonctionnelles, allant du shopping à l’hôtellerie en passant par des salles de sport. Mais elle ne sait pas ce qui adviendra.

Le SKLAD.
© Ninon Chenivesse

« Nous étions des visionnaires »

Lorsque nous rencontrons au cinquième étage de la Fondation Gina Kafedjian, adjointe à la directrice artistique de la capitale européenne de la culture, elle n’est pas si pessimiste. Comme elle nous le rappelle, la volonté première était « d’enrichir l’espace public avec des projets artistiques », mais le développement d’infrastructures ne dépend pas de la Fondation, qui ne peut faire que des propositions, tandis que les décisions reviennent aux pouvoirs publics. Comme Penka, Gina aurait espéré plus d’argent de la part de l’État, qui ne soutient que très peu le projet. En attendant, les membres de la Fondation espèrent donner l’exemple pour une future occupation culturelle de ces lieux. Encore une fois, comme Emil avait tenté de le faire en transformant pour une nuit la Tobacco City en musée imaginaire de l’architecture, il s’agit de dire que c’est possible. Quoi qu’il en soit, pour Gina, cet événement aura permis de mettre en place des pratiques culturelles capables d’exister indépendamment de l’État. En février 2020, le SKLAD est toujours là.

Penka Kalinkova et Alexandrina Delova, son amie et traductrice.
© Raphaëlle Segond

« Nous étions des visionnaires » , affirme Penka Kalinkova. « Avec l’Union des Artistes, nous avions de bien plus grandes ambitions… seulement, chacun·e les interprète à sa manière ». Quand on lui demande ce que pensent les habitant·es de la ville de l’événement, elle nous répond par ce mot turc, « Kibik », qui selon elle désigne l’attitude des Plovdivien·nes : « regarde ce qui se passe, sans agir ». Ainsi, Plovdiv 2019 aurait pu s’appeler « la ville lente », mais, conclue-t-elle, cette façon de vivre « c’est une manière de rendre la vie joyeuse ».

Les autrices de ce blog, Ninon et Raphaëlle.
© Lubomir Atanassov

Notes

[1De Urban Exploration, pratique d’exploration urbaine des lieux abandonnés.