Blog • Stolipinovo : penser contre les discriminations

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Plovdiv avait séduit la Commission européenne en affichant une volonté d’intégration des minorités ethniques par la culture, notamment la communauté rom. Or, bien peu des projets prévus dans l’immense ghetto rom et turc de Stolipinovo ont effectivement vu le jour.

Parade de l’Odyssea Karavana, centre ville de Plovdiv
© Raphaëlle Segond

À la fin du mois de mai 2019, les « Nouveaux Disparus », compagnie belge et congolaise de théâtre itinérant, installent leur campement dans la cour d’une des quatre écoles du quartier de Stolipinovo, pour y jouer un fragment de l’Odyssea Karavana. Avec vingt-sept mètres de convoi extraordinaire, la caravane a parcouru tant bien que mal les routes d’Europe et ses frontières de plus en plus fermées. Après avoir été retenu·es plus de trente-six heure entre la Hongrie et la Serbie, notamment à cause de la longueur du convoi, elle est finalement arrivée à Plovdiv. Les membres congolais·es de la troupe, arrivé·es en avion, ont dû rebrousser chemin, alors qu’ils et elles venaient rejoindre la capitale européenne de la culture et son slogan «  together  ».

La caravane des Nouveaux Disparus
© Raphaëlle Segond

Presque trois mille kilomètres, afin de proposer aux habitant·es de Stolipinovo, chaque soir sous un chapiteau éphémère, la magie de l’« épopée gipsy », un spectacle imaginé depuis cinq ans spécialement pour répondre à l’appel de Plovdiv 2019. Le mot d’ordre « Fuse : briser les frontières » était au cœur du projet porté par la ville candidate, qui a su séduire la Commission européenne par un discours affichant une volonté d’intégration par la culture des minorités ethniques et particulièrement de la communauté rrome, en résonance avec les nombreuses initiatives européennes dont celle de faire des années 2005-2015 la « décennie de l’inclusion des Rrom·es ». Aucun·e des premier·es membres de la Fondation n’a de doute : c’est grâce aux projets pour Stolipinovo que Plovdiv a remporté le label.

Stolipinovo, un quartier où "personne ne vient"

Le quartier de Stolipinovo compte environ 45 000 habitant·es. Il se situe au nord-est de la ville, à environ quarante-cinq minutes à pied du centre. On y accède en longeant la Maritza, ou bien par le boulevard Tsarigradsko Shose et sa longue piste cyclable qui permet de traverser les frontières tacites de la ville. Après l’immense cimetière bordé de marchand·es de fleurs, les habitations se raréfient pour laisser place à une zone industrielle, juste avant d’atteindre les premiers immeubles de Stolipinovo. Si quelques lignes de bus relient ce quartier aux autres, la plupart des taxis refusent de s’y aventurer, et presque aucun·e habitant·e de Plovdiv n’y a jamais mis les pieds. Dans un pays où au moins 5% de la population est Rrome, le gouvernement continue d’encourager le racisme, pourtant déjà omniprésent, envers cette communauté. Issu de l’extrême-droite, créateur du « Front pour le salut de la Bulgarie », et auteur d’agressions physiques racistes, le vice-premier ministre Valeri Simeonov est depuis 2017 la personne à la tête du Conseil chargé de l’intégration des minorités. De son côté, en janvier dernier, après l’agression d’un militaire par deux personnes identifiées comme rromes, le ministre de la défense ordonne, dans la lignée des violences punitives déjà commises, jusqu’à la destruction des habitations rromes du village de Voyvodinovo.

Dès lors, pour les jeunes de Stolipinovo, sortir de leur quartier représente « une situation très dangereuse », nous explique Asen Karagyosov , qui dirige le Youth Roma Club, première association rrome de Bulgarie fondée en 1996 par son père Anton Karakyosov. « Je leur conseille toujours de sortir par groupes de dix, sinon, s’ils sont seuls, ils se font tabasser dans le centre-ville », continue-t-il. Voilà ce qui fait de Stolipinovo un ghetto : un quartier où personne ne vient parce qu’il a la réputation d’être dangereux, mais où nous avons pu circuler comme partout ailleurs, malgré les recommandations des Bulgares ; un quartier d’où les habitant·es ne peuvent sortir, car la violence est en dehors.

Les toits de Stolipinovo
© Raphaëlle Segond

Le racisme qui fonde le processus d’ostracisation est récent. Avant la chute du mur, Rrom·es et gadjo·is étaient voisin·es et travaillaient ensemble dans les usines. À partir de 1993, toutes les familles bulgares sont parties vivre dans le centre, abandonnant le quartier de Stolipinovo aux plus pauvres, où désormais les barres d’immeubles de l’époque communiste côtoient quelques logements informels.

Façades, Stolipinovo
© Raphaëlle Segond

Le rapport ethnographique commandé par la Fondation « Plovdiv 2019 » insiste sur l’hétérogénéité de Stolipinovo, irréductible à un « ghetto rrom », quand la majorité des habitant·es sont d’origine turque. Le terme de « gipsy » s’en trouve éminemment problématique. D’un côté, il s’agit d’une appellation extérieure et raciste, pour désigner une communauté fantasmée sous les seuls prismes de la pauvreté et du manque d’éducation – de ce point de vue, l’intérêt bien-pensant porté par les organismes internationaux et certains milieux culturels pour la seule minorité rrome renforce l’amalgame. D’un autre côté, ce terme est repris par les habitant·es de Stolipinovo quand il s’agit de se désigner en tant que communauté par rapport à l’extérieur où ils et elles ne trouvent pas leur place.

Ainsi, Turc·ques ou Rrom·es, plus ou moins riches, ami·es ou ennemi·es, toute la diversité du tissu social de Stolipinovo « se règle presque sans ingérence des institutions (…), souvent les lois et les règles formelles violent [cet équilibre] et sont hostiles à tout le monde. Les habitants de Stolipinovo ont élaboré des stratégies de cohabitation qui évitent les conflits graves. Parce qu’ici les riches et les pauvres ne peuvent pas rester isolés derrière leurs murs mais, par nécessité, se rencontrent constamment, ils communiquent et parviennent à des compromis », explique le rapport. Le quartier de Stolipinovo est ainsi subdivisé en petits quartiers, plus ou moins riches. Les plus pauvres de ces ruelles constituent des « ghettos dans le ghetto », selon l’expression de Genika Baycheva, qui a participé à la rédaction du rapport. Ce sont des zones sûres où un adulte est toujours là pour surveiller les enfants. Ces derniers ne s’éloignent parfois jamais à plus de cinq minutes de leur maison, parce qu’ils ne se sentent pas en sécurité ailleurs dans Stolipinovo, où la difficulté de la vie et la pauvreté peuvent faire courir des risques à des enfants seuls.

Premier Rrom de Stolipinovo à être diplômé d’un Master, en management et en psychologie, Asen Karagyosov participe activement au REDI (Roma Entreprenorship Development Initiative) pour faciliter l’auto-entreprenariat, qui est souvent la seule manière de gagner un peu d’argent dans un monde du travail fermé aux Rrom·es ; et mène à un niveau international différentes campagnes de plaidoyer militant pour les droits de sa communauté.

Asen Karagyosov
© Raphaëlle Segond

En tentant de rassembler des organisations rromes de toute l’Europe, il réclame « une maison et la sécurité pour chacun·e ». Au milieu de cet agenda bien rempli, il trouve le temps d’accueillir les jeunes de Stolipinovo dans les minuscules locaux du Youth Roma Club, que ce soit pour des activités culturelles ou pour leur permettre d’avoir accès à Internet et aux jeux vidéos. Le projet de capitale européenne de la culture a tout de suite impliqué l’association d’Asen, et a représenté pour lui l’espoir de pouvoir construire un grand centre culturel au sein de Stolipinovo, qu’il nous formule explicitement lorsque nous le rencontrons en octobre 2018 :

« Mon rêve pour Plovdiv est de créer vraiment ce centre culturel, que la ville devienne tolérante, que la municipalité travaille réellement avec les gens, que l’on donne un meilleur avenir aux jeunes, que l’on soit libres ».

Dans le dossier de candidature datant de 2012, le projet « Together » se veut exemplaire : l’approche culturelle développée à Stolipinovo serait un modèle concret pour l’ensemble des villes d’Europe centrale et du Sud-Est, en matière d’intégration des minorités par la culture, précisément par son caractère durable et coopératif. Asen ne cache pas sa croyance qu’en effet, « la culture peut aider », car pour lui, il est primordial de « redonner aux gens de l’estime de soi », et qu’ils et elles trouvent un lieu pour exprimer « leur propre culture, très riche ».

Un budget de 2.050.000 euros est programmé pour des projets de grande ampleur, que l’on pense encore possibles avant l’obtention du prix : en premier lieu, avec la collaboration de l’architecte allemand Martin Kaltwasser, la transformation d’un bâtiment abandonné de Stolipinovo en « hub » culturel, capable d’accueillir un lieu de débat et de théâtre-forum dans la lignée du Théâtre des Opprimés d’Augusto Boal, une radio de quartier connectée aux autres communautés rromes d’Europe, un espace de résidence artistique, une salle d’exposition sur les cultures turques et rromes, un restaurant desdites spécialités – seul aspect touristique du projet –, et un centre de soins médicaux. Les premier-es membres de la fondation ainsi que du Youth Roma Club vont jusqu’à imaginer ensemble l’Académie « Stollywood » pour développer des ateliers cinématographiques et photographiques, où pourraient être invité·es des artistes tel·les qu’Emir Kusturica, Danis Tanović, ou Tony Gatlif. Enfin, ils et elles prévoient de consacrer une partie du budget aux aspects éducatifs et sociaux de la culture, par la création de centres d’éducation mobiles tournés vers l’auto-gestion et le partage de connaissances aussi bien scolaires que pratiques, et d’une plateforme de développement des micro-entreprises.

Le budget prévu pour Stolipinovo a disparu dans d’autres projets, la voix du Youth Roma Club a été oubliée

Mais en juin 2019, quand nous retournons à Stolipinovo, rien n’a changé. Hormis la troupe des Nouveaux Disparu et leur éphémère chapiteau jaune et bleu autour duquel jouent de nombreux enfants, aucune infrastructure n’a vu le jour. Seules quelques rares compagnies sont passées animer des ateliers dans les locaux de l’association d’Asen. Qu’est-il advenu du Centre culturel ? Dans l’esprit des actuel·les membres de la Fondation, il n’est pas nécessaire : « le centre culturel aurait été créé de façon artificielle, par une planification par le haut ; un tel espace n’aurait pas nécessairement bénéficié aux locaux·ales qui ne l’auraient sans doute pas reconnu comme leur appartenant réellement », selon les mots de Gina Kafedjian. Elle poursuit : « C’est pourquoi nous avons choisi de ne pas rassembler les événements culturels sous un même toit, mais de les disperser dans l’ensemble du quartier de Stolipinovo. » Nous comprenons ainsi que le budget prévu pour Stolipinovo a disparu dans d’autres projets, de même que la voix du Youth Roma Club, centrale en 2012, a été oubliée. Asen Karagyosov revendique le besoin d’un tel lieu – en 2010, lui et d’autres habitant·es du quartier avaient déjà commencé à nettoyer et remettre à neuf un bâtiment délaissé, et en dehors de la capitale européenne de la culture, son association ne manque pas de créativité. Seulement, elle dépend d’un soutien logistique et financier sans cesse manquant.

Aux abords du chapiteau
© Lubomir Atanassov

Avec Emil Mirazchiev, il crée le Lumix Light Festival tous les deux ans, qui prend place à la fois dans les rues de Stolipinovo et dans le centre de Plovdiv, mettant en avant à travers l’art contemporain les compétences techniques des jeunes de son quartier. En ce moment, il met en place un partenariat avec une université allemande pour que des étudiant·es de Stolipinovo bénéficient du programme Erasmus+. Par ailleurs, il aimerait créer une ligue de solidarité entre son association, et deux organisations bulgares de personnes LGBT et de personnes en situation de handicap, afin de lutter ensemble contre les discriminations et les oppressions. Cette année, le 8 juin 2019, pour la première fois, des activistes rrom·es étaient présent·es lors de la marche des fiertés à Sofia.
Si la réappropriation du projet de capitale européenne de la culture par la municipalité s’est accompagnée d’une politisation de celui-ci, évinçant les associations rromes et opposant aux rêves des premier·es membres de la Fondation frilosité, conflits d’intérêt et affaires de corruption, cela révèle également les failles du dispositif, et notamment le manque de suivi de la part de la Commission européenne. Aucune pression n’a obligé la municipalité à tenir ses promesses, ou du moins à tenter de respecter les proportions du budget prévisionnel, malgré la signature du memorandum. Certain·es artistes de la ville nous expliquent que parmi les membres de l’actuelle Fondation, beaucoup sont ouvert·es et tolérant·es, et ont véritablement le désir de « briser les frontières mentales » envers les communautés turques et rromes, initiées par la politique de « régénération nationale » [1] à la fin des années 1980, sous la dictature soviétique de Todor Jivkov, qui se sont renforcées avec l’arrivée de la démocratie et des partis politiques. Seulement, ce ne sont pas celles et ceux qui ont le pouvoir de décision.

Ce qu’a fait Jamal, le directeur artistique des Nouveaux Disparus, c’est un véritable succès. Il a su toucher les gens au cœur.

Malgré tout, les projets moins coûteux ont lieu : pendant deux ans, une trentaine d’adolescent·es sont rassemblé·es par Asen dans les locaux du Youth Roma Club, pour apprendre à mener des entretiens, afin de collecter auprès des personnes âgées de leur communauté histoires, mythes et traditions. Il veut que les jeunes soient fier·es de leur culture, et que toute cette mémoire orale ne disparaisse pas. Les propos recueillis seront mis en ligne sur un blog, et traduits en anglais, allemand, et français, afin d’être partagés auprès des Rrom·es et autres curieux·ses de toute l’Europe.
De son côté, Genika Baycheva, l’une des première membre de la Fondation – qu’elle a quittée après l’obtention du prix, continue de mener son projet de « mobile school  » dans le quartier le plus pauvre de Stolipinovo. Après trois ans de rendez-vous hebdomadaires, elle commence à observer des résultats. Les enfants sont très fiers d’avoir monté une pièce de théâtre, depuis l’invention du scénario jusqu’à la performance scénique, en passant par la construction du décor et la fabrication de marionnettes. Le but de Genika était aussi un travail plus profond, de création de liens entre l’école, souvent déconnectée de l’histoire et des langues de la communauté, les parents qui n’y mettent jamais les pieds car ils ne s’y sentent pas à leur place, et les enfants, à qui elle tente de prouver qu’apprendre peut être une chose amusante. « Maintenant, les parents viennent aux ateliers et participent : c’est énorme. » Genika a ainsi su gagner la confiance de la communauté, où des savoirs minuscules et immenses à la fois émergent : parfois, il s’agit simplement d’un enfant qui apprend comment tenir un stylo : « Stolipinovo a connu vingt-cinq ans d’abandon. Le changement sera forcément long », nous explique un artiste que toute la ville surnomme « Indi ».

Répétitions avant le spectacle
© Raphaëlle Segond

Seul un projet véritablement pensé pour et dans Stolipinovo, fruit d’un important travail de recherche, peut fonctionner. Il continue : « On ne peut pas faire n’importe quoi à Stolipinovo, et ce qu’a fait Jamal, le directeur artistique des Nouveaux Disparus, c’est un véritable succès. Il a su toucher les gens au cœur. »

En 2011, Desislava Stoyanova (Десислава стоянова), originaire de Plovdiv, rencontre Genika en Ardèche, autour d’un spectacle de la compagnie du Théâtre des Chemins, qui fait partie du CITI (Centre International pour les Théâtre Itinérants). Dès lors, les deux femmes, engagées pour Plovdiv2019, établissent un partenariat avec ce grand organisme, qui soutient la candidature dès 2012. « Karavana » sera « le plus important projet international » de la capitale européenne de la culture. Pas d’artiste à la renommée mondiale ni au coût exubérant pour ce projet sans prétention, qui illustre les ambitions des premièr·es membres de la fondation. Desislava, qui a quitté l’Allemagne et la France pour revenir réaliser ce rêve à Plovdiv raconte :

« C’était mon rêve en rentrant en Bulgarie de montrer qu’il existe un autre type d’art, différent de celui que l’on trouve dans les théâtres classiques ».

Quand les deux femmes quittent la fondation, les relations avec le CITI se compliquent. En 2016, Jamal Youssfi vient pour la première fois en Bulgarie, pour entamer plusieurs années de recherches et de rencontres à Stolipinovo, et proposer à la nouvelle Fondation le projet « Karavana », pensé au départ comme une résidence d’artistes du CITI pendant 6 mois dans le quartier. Mais, pour des raisons que l’on ignore, la Fondation refuse ce format. Seuls les Nouveaux Disparus pourront planter leur chapiteau à Stolipinovo, pour une durée de quinze jours seulement, tandis que les autres camps « Karavana » sont installés dans le quartier résidentiel de Trakia, ou sur le terrain que cache l’immense complexe sportif de la ville à côté du canal, la Grebna Baza.

La scène du concert
© Lubomir Atanassov
Le campement Karavana dans le quartier de Trakia
© Raphaëlle Segond

« Où est la compagnie ? Je veux m’inscrire ! »

Le sixième jour du projet, nous arrivons dans l’école qui abrite la compagnie. Trois enfants qui maintenant connaissent bien Jamal nous accueillent et nous conduisent jusqu’au petit campement où résonnent accordéons et violons. Il est quatorze heures, et le workshop de danse contemporaine de l’après-midi se met en place sous le chapiteau. Lorsque nous y entrons, quatre garçons d’environ dix ans, guidés par une femme de la compagnie, font des échauffements, sous le regard d’un bénévole plovdivien de la Fondation venu à Stolipinovo pour la première fois de sa vie, afin d’aider à traduire. Passionnés et sans complexes – sauf un, très timide –, les garçons improvisent en solo ou en groupe, avec une grâce et une énergie impressionnantes, avides de roulades, trouvant chacun une forme d’expression personnelle qui a quelque chose d’urgent.

Atelier dansant sous le chapiteau
© Lubomir Atanassov

Par ailleurs, ils doivent apprendre à s’entendre sans violence, laquelle pointe le bout de son bras quand il s’agit de déterminer qui passera en premier. Au bout de deux heures, ils sont épuisés et assoiffés, mais jurent de revenir le lendemain. Face à un tel désir d’assiduité, les membres de la compagnie s’arrangeront pour déroger à l’une de leurs règles les plus strictes, selon laquelle tous les enfants doivent venir au spectacle accompagnés d’un adulte. Les règles imposées par Jamal sont nécessaires pour qu’ils et elles puissent offrir aux habitant-es du quartier de vivre pleinement l’expérience théâtrale et sa générosité, laquelle requiert un apprentissage des codes du spectacle à l’occidentale. Le premier jour, même Genika, qui arrive en retard pour la pièce, n’est pas acceptée à l’entrée. Au-delà des coups de téléphones, des sorties, et des discussions qui font l’ambiance des gradins, le chapiteau est plein à craquer chaque soir pour la représentation de l’ « épopée gypsy », et la joie d’être là, d’assister à ce moment, se lit sur tous les visages.

C’est une première à Stolipinovo, et personne ne manque de filmer les acteur·rices. Indi nous raconte que les habitant·es du quartier ne croyaient pas que l’on pût faire un spectacle, gratuitement, pour eux. Iels trouvaient cela louche : « Pourquoi ici ? Pourquoi pas dans le centre ? » demandait-on. Lors de la pièce entièrement en turc, les frontières culturelles s’effacent dans le rire qui éclate de toutes parts face aux représentations comiques des gitan·es, et satiriques des nationalistes ; tandis que les reprises de musiques locales suscitent danses et applaudissements. Ces quinze jours ont, pour celles et ceux qui ont pu voir le spectacle ou participer aux ateliers, comme pour les membres de la compagnie, quelque chose de magique, qui change la vie.

L’attente de l’ouverture du chapiteau pour le spectacle
© Raphaëlle Segond
Le concert
© Raphaëlle Segond

Les Nouveaux Disparus sont partis, mais on les cherche encore, et Indi a pu entendre les enfants sur la place vide de l’ancien campement demander « Où est la compagnie ? Je veux m’inscrire ! » Après le workshop auquel nous avons assisté, celle qui faisait danser les enfants s’exclamait d’enthousiasme : « ces jeunes, je les prends dans ma compagnie ! » Asen aimerait bien, mais c’est de la folie.

Notes

[1Dès la fin de l’URSS, à la fin des années 1980, le président Jivkov lance la “régénération nationale”, renvoie les musulman-es turc-ques en Turquie (de 300 000 à 400 000 ) et slavise les noms de celles et ceux resté-es en Bulgarie, ainsi que des Rrom-es. Voir le dossier du Courrier des Balkans à ce sujet.