Blog • La rénovation et la gentrification de la charshiya ottomane de Plovdiv

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Ravagé par un incendie en 1906, le quartier ottoman de Plovdiv était encore dans un piteux état quand la ville a été désignée capitale européenne de la culture. Aujourd’hui coloré de fanions « Plovdiv 2019 », Kapana est devenu un lieu de consommation, cher et branché et sa vocation artistique a été négligée.

« Personne n’y allait, il n’y avait rien à faire, et ça puait la pisse »

En 2012, le quartier de Kapana, situé à deux pas de la mosquée et de la principale rue commerçante de Plovdiv n’est encore qu’un labyrinthe de ruelles délabrées, non éclairées, utilisées comme parking : « personne n’y allait, il n’y avait rien à faire, et ça puait la pisse » se souvient Lubomir Atanassov. Ce photographe est l’un des premiers artistes plovdiviens à y avoir ouvert, en 2015, une galerie avec ses collègues Dessislav Lilkov et Maritsa Kolcheva (qui avait déjà ouvert la galerie à Sofia auparavant, le but étant d’être également présent à Plovdiv avec un espace dédié). Il constate la transformation radicale du quartier, devenu une centralité branchée, vivante de ses boutiques, bars et restaurants. Rendu aux piéton·nes, coloré de fanions Plovdiv 2019 du sponsor Lidl et d’immeubles rénovés, Kapana est un lieu de consommation et de fête, où sont organisés de nombreux événements à destination de touristes et de jeunes de la ville.

Les fanions de Kapana
© Ninon Chenivesse

La rénovation de la charshiya : un projet qui remonte aux années 1970

Le projet de rénovation du quartier n’émane pas directement de la capitale européenne de la culture. Ce qui fût la «  charshiya », le coeur commercial et artisanal de la Plovdiv ottomane, surnommée Kapana, « le piège », pour ses ruelles étroites, perchées à deux pas de la «  djumaya  », la grande mosquée de la ville, n’a cessé d’être oublié et rénové depuis l’incendie qui ravagea le quartier en 1906. Dans l’Entre-deux-guerres, les projets modernistes creusent quelques larges artères, et transforment le « Kurshum Khan », grand marché ottoman, en centre commercial. Mais les ruelles pavées et les baraques en bois, dont les murs aguicheurs étalent chaussures en cuir, parapluies, objets en fer ou bien en or, continuent de dominer le paysage de Kapana qui, de plus en plus délabré, est progressivement délaissé.

Rue de Kapana en octobre 2018
© Raphaëlle Segond

Ce n’est que dans les années 1970 que le projet de rénovation est repris, non plus dans un esprit moderniste, mais avec le souci de préserver le patrimoine du quartier, sous l’impulsion de l’ONU qui fait de 1975 « l’année de la protection des monuments culturels ». Le labyrinthe de rues pavées devient un gage d’authenticité et 400 édifices historiques sont classés, tandis qu’un groupe d’artistes et intellectuel·les de Plovdiv, mené par l’architecte Antoaneta Topalova se constitue en collectif et imagine un Kapana esthétiquement préservé, dédié aux activités de création. Gina Kafedjian, directrice adjointe des programmes à la Fondation Plovdiv 2019, dont la mère était l’une des architectes du projet se souvient :

« Ils rêvaient qu’en entrant dans ‘‘le piège’’ on puisse être envahi par les odeurs de la nourriture orientale, par le bruit des ateliers d’artisans, par les couleurs lumineuses des façades »

Ce dernier dut cependant être abandonné peu après son élaboration du fait des changements politiques et économiques radicaux de la fin de l’URSS, et des bouleversements urbanistiques liés à la privatisation du bâti. Il ne disparaît cependant pas des mémoires : en 1995, en collaboration avec l’université de Dijon, et soutenu par des financements européens, le collectif de Kapana invite des habitant·es de la ville à y imaginer une « nouvelle scénographie pour les espaces public » ; il élabore des règles urbanistiques nouvelles, spécifiques au quartier qui ne seront cependant pas appliquées par la municipalité et le conseil de la ville, préférant lui donner le statut plus général de « groupe de monuments culturels ».

Kapana renommé "creative district"

La candidature de Plovdiv comme capitale européenne de la culture devient, pour les membres du collectif de rénovation, mêlé·es aux acteur·rices du projet Plovdiv 2019, l’occasion de défendre à nouveau la transformation trop souvent déçue de Kapana. Dans la continuité directe des projets des années 1980, iels obtiennent du maire que le quartier soit rénové par la culture, et renommé « creative district ».

Rue de Kapana, juin 2019
© Ninon Chenivesse

L’ouverture à l’expérimentation et aux arts contemporains est consacrée en 2014, par la septième édition du festival annuel d’architecture plovdivien, la One architecture week, dédiée à Kapana, où douze architectes internationaux furent invité·es, pendant dix jours, à y imaginer « l’impossible ». Parallèlement, la municipalité s’engage à soutenir l’ouverture de dix galeries et boutiques de créateurs bulgares en finançant durant un an, de mai 2015 à mai 2016, leurs loyers. Le photographe Lubomir Atanassov est l’un d’entre elleux. Il ouvre, avec ses collègues Dessislav et Maritsa, fondateurs de la galerie à Sofia, à Plovdiv unefiliale de la Rubber photography gallery, et découvre, au coeur de Kapana, un espace entièrement à rénover :

« La galerie se tenait sur deux étages tout en longueur, et avait l’étroitesse d’un couloir. Le plafond était très bas, mais cachait un grenier qui promettait deux mètres de hauteur. Nous l’avons cassé, décoré de draps noirs, repeint les murs... nous avons tout retapé nous-mêmes. Le lieu marchait bien et nous avions aussi ouvert un bar pour devenir autosuffisants à la fin du contrat avec la municipalité ».

Pourtant, en 2019, seuls trois de ces espaces semblent avoir survécu à la forte augmentation des prix de l’immobilier liée à la valorisation de Kapana : l’atelier de design touristique « Plovediv », le centre informatique « Hackafe » et l’atelier de design de « l’espace Sariev », une galerie d’art contemporain. Lubomir explique :

« Après un moment, au moment où nous devions renouveler le bail, la propriétaire nous a annoncé que nous devions partir car elle allait relouer l’espace trois fois son prix à un nouveau locataire, souhaitant y installer un bar »

Un café-galerie à Kapana
© Raphaëlle Segond

« Le quartier est devenu très cher »

Excédé de ces efforts en vain, il ne souhaite plus « mettre les pieds dans cette rue ». Ce dernier, ainsi que les autres créateurs et créatrices ayant dû quitter les lieux, sont devenu·es les victimes d’un processus de gentrification qu’iels ont paradoxalement, par leur nouveau regard sur ce quartier, contribué à initier. Le quartier, longtemps mis de côté, subit aujourd’hui une pression similaire, voire supérieure, à celle qui touche le reste du centre ville, qui enregistre, au moins depuis l’entrée de la Bulgarie dans l’Union Européenne, une explosion des valeurs foncières et immobilières. [1] À l’angle de la rue Hristo Djukmedzhiev, après que sa façade a été décorée de tags fêtant la rénovation de Kapana, le propriétaire de la boutique de matériel électrique « Elektro Materiali », ayant survécu aux premières ouvertures de bars, a finalement vendu son local en 2019. A ses côtés, le marchand de tapis, le salon de coiffure « pretty woman », le cordonnier, le solarium, le cabinet de stomatologie, et le revendeur de cigarettes, ont été racheté bien plus tôt. Y compris des locataires ont été expulsé·es, notamment en vue de transformer leur appartement en airbnb, plus rentable.

Rue Hristo Djukmedzhiev, mars 2012
Rue Hristo Djukmedzhiev, juillet 2018
Captures d’écran google street

Dans le quartier dominent aujourd’hui de nouveaux bars, restaurants, auberges touristiques, ainsi que des boutiques de créateurs ou de revendeurs de marques, qui s’adressent à une clientèle locale ou touristique relativement aisée, dans un pays où le salaire minimum est de 560 leva (280 euros) et le salaire net moyen d’environ 1000 leva (500 euros). A la terrasse de l’un des cafés du quartier Emil Mirazchiev, artiste d’art contemporain et fondateur de la capitale européenne de la culture nous raconte :

« Aujourd’hui, Kapana n’est plus qu’un lieu de bars et de consommation. La mairie n’a mis en place aucune politique de régulation foncière en vue d’une véritable politique culturelle et sociale. Le quartier est devenu très cher ».

Il nous montre l’espace où il prévoit d’installer l’œuvre contemporaine du sculpteur Alberto Garutti, To those born today, un lampadaire relié aux hôpitaux de la ville, qui s’allume pour célébrer chaque naissance : « le maire a accepté cette oeuvre lorsque des partis d’opposition et des journalistes ont commencé à contester publiquement l’absence de culture dans ‘‘l’artistic district’’, c’est sa seule caution politique », s’amuse-t-il, critique. Gina Kafedjian est plus nuancée et fait valoir les très nombreux événements, spectacles, concerts, festivals, parades, ou encore marchés artisanaux, qui ont lieu à Kapana. Elle-même y a passé son enfance et se souvient de ce quartier comme celui des petit·es commerçant·es :

« L’idée de creative district n’est pas restreinte à la seule création d’œuvres d’art ; elle englobe toute l’industrie créative et artisanale. Quant à la gentrification Kapana a été sauvé des pires scénarios. (...) Il y a plus de cinq-cent commerces indépendants dans le quartier, et les gens qui y travaillent sont presque tous Plovdivien·nes : ils et elles investissent dans leur propre ville ».

Pourtant, si les terrasses sont pleines un jeudi soir de juin 2019, les incertitudes sur la réelle augmentation de la fréquentation touristique, et sur l’après capitale européenne de la culture demeurent : seront-elles vides demain ? Au détour d’une rue, nous rencontrons Ivan Radev, riche investisseur et entrepreneur bulgare, multiple propriétaire, contemplant l’avancée des travaux de ce qui est devenu son immeuble. Il a voyagé jusqu’en Israël pour rencontrer les anciens propriétaires, qui avaient abandonné leur bien à l’insalubrité, et le louaient à un quincaillier. Maintenant, il veut faire des appartements à l’étage, et, au rez-de-chaussée, un bar-salle de concert.

Ninon en terrasse
© Raphaëlle Segond

Notes

[1Pour aller plus loin, voir ici l’article de la chercheuse Milena Guest “Continuités et ruptures dans l’aménagement des espaces urbains post-socialistes en Bulgarie, l’exemple de Sofia et Plovdiv” Méditerranée 110, 2008 : pp 65-77, “Au cours de la seule année 2007, les prix des logements dans le centre-ville de Plovdiv ont augmenté de moitié et rivalisent parfois avec ceux de Sofia (entre 900 et 1 000 €/m²)’’.