Blog • Michel Setboun et l’Albanie : « 40 ans d’histoires au pays des aigles »

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A l’occasion de la publication de l’album « 40 ans d’histoires au pays des aigles » et de l’exposition programmée à Tirana jusqu’en février, le photographe Michel Setboun part à la recherche des Albanais rencontrés trente ans plus tôt, pour leur faire raconter leur histoire. L’exposition présentée au Center for Openess and Dialogue (COD) à Tirana est largement accessible sur les réseaux en raison de la pandémie.

© setboun.com

Michel Setboun s’intéresse depuis plus de quarante ans à l’Albanie, un pays longtemps fermé et oublié. Un pays qui compte à présent moins de trois millions d’habitants et qui a vécu quarante cinq ans sous une dictature communiste impitoyable. Le photographe est revenu dans le pays quatre décennies après l’avoir découvert et a recueilli les témoignages des personnes qu’il avait photographiées dans les années quatre vingt dix. Il a déjà retrouvé plus de 30 personnes et s’est engagé dans un nouveau travail qui s’écrit au présent... Il entrevoit à terme une soixantaine de récits à découvrir sur son blog.

En 1991, nos routes se sont croisées à Tirana. Bénévole à Pharmaciens Sans Frontières (PSF), j’accompagnais un convoi humanitaire avec des médicaments destinés à l’hôpital universitaire de Tirana. Les couloirs aériens au-dessus de l’Adriatique étaient fermés à cause de la guerre entre la Croatie, qui réclamait son indépendance, et le gouvernement fédéral de Belgrade. Avec nos camions, nous sommes descendus par la route à Trieste pour prendre le bateau jusqu’à Igoumenitsa, au sud de Corfou, avant de remonter toute l’Albanie depuis sa frontière avec la Grèce jusqu’à la capitale albanaise. Setboune se souvient : « Au bar de l’hôtel, un soir, peut-être le deuxième ou le troisième, alors que je patauge sur un sujet idiot, des humanitaires de Pharmaciens sans frontières nous alertent. « Vous savez qu’il y a de camps ici ? » « Des camps ? Quel genre de camps ? ». Grand témoin, interné au camp de Spaç, le plus terrifiant de la dictature albanaise, Maks Velo, disparu en mai 2020, avait vu lui aussi sa vie amputée par dix ans d’internement.

Setboun à la recherche de « l’homme nouveau »

Il raconte... L’histoire de l’Albanie me tient à cœur car « Le pays des aigles » est un concentré de l’histoire du monde. C’est l’histoire de l’Europe, de la guerre, du nazisme, de la guerre froide, de la libération, des idéaux qui ont agité le monde au vingtième siècle, de « l’homme nouveau », de la liberté, de l’indépendance, mais c’est aussi l’histoire du communisme, du maoïsme, du stalinisme, de la dictature, de l’athéisme, du goulag, de l’asservissement, de la paranoïa … puis de la renaissance, du combat jamais gagné pour la démocratie, du retour difficile à la liberté. L’histoire du monde condensée sur un tout petit territoire. Une histoire toujours en marche : le nouvel empire Ottoman d’Erdogan est de retour dans les Balkans.

En 1981, la seule manière de voyager en Albanie était de se joindre à un groupe d’amitiés marxistes-léninistes. Dans mon groupe de « sympathisants », nous étions deux journalistes incognito. Il n’y avait aucun vol régulier pour Tirana. Le pays était coupé du monde. L’été, une fois par semaine, les associations d’amitiés marxistes-léninistes européennes s’associaient pour affréter un charter qui décollait de Cologne à destination de Tirana, remplis de « touristes amis ». A l’aéroport, un comité d’accueil, des guides et un coiffeur, nous attendaient : les cheveux longs, la barbe et les mini-jupes étaient interdits !

© Benart-edition

L’Albanie était, pour moi, d’abord un pays épique et romanesque. J’étais imprégné des romans d’Ismaïl Kadaré. En particulier Le Général de l’armée morte. J’étais aussi imprégné de la Syldavie du Sceptre d’Ottokar, de la Shqipëria de mes timbres postes, et du royaume de « Goto île d’amour », le superbe film méconnu de Walerian Borowczyk dans lequel Claude Brasseur joue le rôle d’un dictateur iconoclaste. J’étais aussi curieux de voir ce socialisme en marche, même si je ne me faisais aucune illusion. J’étais plutôt de gauche, sensible aux idées socialistes ; bref ce petit pays, grand comme deux départements français, était un tissu de contradictions et son étrangeté, son isolationnisme m’intriguaient. Il faut aussi se rappeler du contexte international. Quelque mois avant, j’étais en Afghanistan pendant l’invasion russe et j’avais couvert la révolution islamique en Iran. Pour moi, le temps des révolutions ne faisait que commencer. Le soir, à la veillée, dans notre hôtel de Durrës, loin de la ville et à l’écart de la population, on nous projetait des films sur la lutte anti nazi et c’était l’occasion d’un débat avec des sujets comme : « Peut-on construire le communisme sans changer l’Homme ? » « Non, répondaient nos amis Albanais, Il faut tout revoir. »

1990-2000 : un saut dans l’histoire

Et Michel Setboun de continuer son récit comme poussé par la volonté de ne rien oublié sur ce pays dont l’histoire véritablement incroyable mérite mieux que l’oubli...

En 1989, tombait le mur de Berlin : les régimes communistes du bloc soviétique vivaient leurs derniers jours. Seule l’Albanie, encore une fois, résistait à l’appel de la démocratie. C’est la religion qui a été le premier moteur de la désobéissance. Un peu partout dans le pays la population retournait à des pratiques religieuses ancestrales mais clandestines. En 1990, sous la pression populaire, le gouvernement de Ramiz Alia ( le successeur désigné par d’Enver Hoxha) dut lâcher du lest et reconnaître que 26 ans d’Athéisme n’étaient pas arrivé à bout des croyances populaires.

En Mars 1990, j’étais encore une fois en Albanie. A peine arrivé, un ami albanais me propose une balade. Un de ses cousins organise la première cérémonie de circoncision islamique malgré l’interdiction. Le lendemain nous nous sommes rendus dans la ville musée de Berat, au centre du pays. La famille et les proches s’étaient entassés dans un petit appartement autour du lit parental où un garçon âgé de huit ans, vêtu de blanc comme il se doit, attendait patiemment… Il n’en menait pas large.

Deux mollahs, miraculeusement rescapés des camps, lisaient le Coran. Ils n’avaient rien oublié des prières et des rites de cette cérémonie. Les fidèles restaient silencieux.

© setboun.com
© setboun.com

« Inch’Allah » a crié la foule quand le sang a coulé. Le père s’est alors tourné vers moi et m’a dit : « C’est le début d’une nouvelle vie ! » L’islam avait survécu à vingt-six ans d’athéisme intransigeant. Trente ans plus tard, je n’avais rien oublié de cette cérémonie. Pour ma nouvelle enquête, je suis retourné en 2019 à Berat à la recherche de Luke Haxhia et de son fils Enis, ce fils qui avait été circoncis sur l’autel de la liberté.

C’est le chef d’une communauté soufie qui nous a finalement donné l’information à moi et à l’interprète, en nous demandant par la même occasion de nous convertir à l’Islam. Nous avons décliné son invitation insistante et nous sommes partis rejoindre le père et le fils dans un café de Berat. Ils étaient là devant nous, curieux, intrigués et méconnaissables. Je leur ai montré les photos de la cérémonie, dont ils n’avaient bien sûr aucune image. Ils éclatèrent de rire en regardant tour à tour les images et le martien en face d’eux, qui leur présentait ces photos venues d’un autre monde. Nous avons continué notre conversation autour d’un verre de raki. Le père m’a alors avoué qu’il n’a jamais été très croyant. Cette circoncision, c’était une façon de revendiquer sa liberté. Son fils se serait quant à lui volontiers passé de cette cérémonie « douloureuse ».…

Luke nous a indiqué l’adresse de Murat Durat, l’ancien imam de Berat, qui avait dirigé cette première cérémonie. Nous l’avons retrouvé chez lui, Il serait trop long ici de raconter son histoire en détail, mais il nous a confessé que, pendant toute la dictature, il a continué à pratiquer secrètement le ramadan. Un peu plus tard, nous avons rejoint son bras droit, Ali Nalbani, qui, lui aussi, pratiquait secrètement le ramadan, le cachant y compris à sa propre famille. Il a d’ailleurs attendu la fin du totalitarisme pour annoncer à ses trois enfants qu’ils étaient musulmans.

Textes et photos recueillis avec l’aimable courtoisie de Michel Setboun.