Blog • Chansons d’Albanie et d’ailleurs

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Début juillet, le pianiste Genc Tukiçi présentait en concert à Paris un programme de « Chansons d’Albanie et d’ailleurs » chanté avec sa fille, Nadia, réunissant les plus beaux airs de la « romance albanaise ». Un enchantement et une découverte pour l’auditoire convié par Rezart Jasa Event.

© Evelyne Noygues

Découvrir l’Albanie par ses chansons traditionnelles, célébrées et fredonnées par tous les Albanais du nord comme du sud, c’est voyager à travers les imaginaires d’un pays aux multiples charmes. Dans des arrangements de sa composition, Genc et Nadia Tukiçi ont chanté une quinzaine de titres en albanais, en italien et en français parmi lesquels : Rrofsh ( o kce moj çike ), Te du moj goc’ e vogel, Pranvera filloj me ardhe, Per mu paska ken ‘ kismet, Çile zemren plot kujtime, Asaman o trendafil I çeles, Çaj me limon, O ku tka lala mori Qomile, Robi plaket kur don vete, Globi rrotullohet (Dhurate per ditelindje). A côté du fameux O sole mio dans une interprétation personnelle, la chanson Ma tu chi sei sur un texte de Marjola Saliu, poétesse italienne de parents albanais, qui a fait chavirer les cœurs.

Sur les pas de la Jare, la romance albanaise

Ce concert est l’occasion de faire plus ample connaissance avec Genc Tukiçi, pianiste concertiste et compositeur, descendant d’une famille de musiciens de Shkodra dans laquelle la musique se transmet de père en fils et, à présent, de père en fille...

Il est certainement le meilleur ambassadeur de la Jare, cette romance albanaise que chantait déjà son père, Ibrahim (1926-2004), artiste de renom diplômé au conservatoire Tchaïkovski de Moscou en 1957 puis ténor au Théâtre national de l’Opéra et du Ballet à Tirana.

La Jare shkodrane est un style des romances caractéristique de la ville de Shkodra.

D.R.

Sa mélodie est longue avec quelques ornements orientaux mais albanisés, « shkodranisés », Genc Tukiçi pour souligner la touche personnelle apportée par l’esprit de la ville. Elle offre un espace large comme dans les arias des opéras italiens : « Il y a de l’air, il y a de l’espace dans la Jare, comme dans les chansons napolitaines ». A Shkodra, tout le monde a ces couplets inspirés de la Jare chevillés à l’âme…

La Jare existe depuis toujours, si ce n’est depuis la nui des temps, même si elle a certainement évolué avec les invasions ottomanes. Cette complainte amoureuse s’est parée du charme de l’Orient : la mélodie est douce, tiède, tendre. Elle a cette chaleur de l’été de Shkodra : à la fois sensuelle et lyrique ! Narrative et intime, elle conte des histoires d’amour en général mais parfois aussi des légendes comme celle des trois frères de Shkodra et de la forteresse de Rozafat. Il y a en elle une force de l’âme et une tendresse sans pareil pour chanter la Jare shkodrane. On dit souvent qu’il faut être de Shkodra pour interpréter T’a dish ou Njat’Zman. Pas besoin de comprendre les paroles pour être emporté par le lyrisme de la mélodie !

Une anecdote est attachée en particulier à la chanson : Per mu paska kene kismet, au titre évocateur « C’était mon destin », interprétée sa vie durant par Ibrahim Tukiçi, sommé de s’exécuter à chaque fête de mariage ! Comme le raconte son fils, quelle que soit la noce toute à sa joie, les invités sont à chaque fois émus aux larmes. Et même le couple des mariés, emportés par la force de l’histoire d’un Roméo et d’une Juliette victimes de cœur, verse une larme au milieu de sa joie !

Shkodra jeme ! Ma Shkodra à moi !

La chanson « C’était mon destin », composée par Palokë Kurti (1858-1920), instruit par un frère franciscain après la mort de son père en 1863 à Ulcinj (Monténégro) qui lui inculque le goût de la musique, conte l’histoire d’un garçon, bien élevé mais pauvre.

Sa mère, veuve, s’en occupe avec toute la rigueur d’une éducation où le père a disparu, mais aussi avec toute la douceur dont elle est capable. C’est un garçon très tendre, également musicien. En été, les jeunes gens viennent écouter les musiques des mariages en grimpant, spectateurs silencieux, en haut des murs des maisons où se déroulent les noces qui durent toute la nuit. C’est ainsi que certains musiciens ont fait leurs classes, en écoutant des artistes plus expérimentés !

Avec ses amis, le jeune homme commence à jouer de la musique et tombe fou amoureux d’une jeune fille. Ils se fréquentent sans se cacher : tout comme pour Roméo et Juliette, ce premier amour sera aussi le dernier ! La famille de la jeune fille est très riche et fait tout pour les séparer.

Héros malheureux, le garçon s’enferme, arrête de manger et de voir ses amis. Sa mère est très triste. Elle fait tout pour qu’il sorte mais il refuse. Un an, deux ans passent. Le meilleur remède est le temps… Un troisième été se profile et ses amis viennent à nouveau chercher le jeune homme pour lui demander de revenir jouer avec eux dans les mariages. Finalement, il accepte de sortir avec ses camarades. Ils jouent l’Aheng, une musique d’ambiance joyeuse dans la maison d’un jeune marié qui attend sa promise, la nuse.

En jouant de la musique, il se console car n’est-elle pas le meilleur remède pour les peines de cœur ? Mais quand la jeune mariée fait son entrée dans la pièce, il reconnaît la seule femme qu’il a aimée dans sa vie. La musique allègre s’arrête et il compose dans l’instant cette chanson belle et triste, apogée de l’amour pur et profond : Per mu paska kene kismet per kene ti e tjera kujt qui donne en français : « C’est mon destin, tu appartiens à un autre / Pour moi, le destin a voulu que tu sois à un autre » … Cette Jare est chantée encore de nos jours et symbolise le fruit d’un amour innocent et déchirant…

Découvrir l’Albanie par ses chansons et Shkodra en particulier, n’est-ce pas un beau prétexte pour voyager à travers les imaginaires et la mémoire d’une famille d’artistes à propos d’une ville connue pour être un centre culturel et économique à la croisée des routes entre l’Europe et l’Orient.