Blog • « Arapi » en terres albanaises : un épisode méconnu de l’histoire des Africains dans les Balkans

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L’esclavage n’a pris fin en Europe du Sud-est qu’en 1945. Dans l’empire ottoman, plus de 200 millions d’Africains de l’Est, venant principalement du Tchad, d’Éthiopie, d’Egypte et du Soudan, ont été capturés par des pirates barbaresques et asservis.

Le terme « Arapi » est au centre de l’ouvrage du Dr Paula Royster, fondatrice de l’ONG Centre of American Genealogical Research, intitulé I am Arapi : The Journey of Akan Israelites in the Islamic Trade Slave. Ce terme, « Arapi », n’est pas inconnu en albanais. L’histoire de la peinture albanaise entre le XVIe et le XIXe siècles ainsi que celle de la photographie à la fin du XIXe, témoignent de la présence dans les Balkans de femmes et d’hommes originaires d’Afrique.

Le directeur du Musée historique national de Tirana, Dorian Koçi, signe un article riche en enseignements à partir d’œuvres autant picturales que manuscrites qui, sur plusieurs siècles, témoignent de la présence et de la condition d’Africains, à la peau brune « esmer », sur les rivages albanais de la péninsule balkanique.

L’article sur son blog doriankoci.blogspot.com, publié dans le supplément du périodique albanais Rilindësi en février 2017, offre un éclairage intéressant sur l’arrivée de ces femmes et de ces hommes si loin de leur terre natale.

A côté des toiles des peintres sur lesquelles s’appuie l’essai de Dorian Koçi, traduit et adapté en français dans ce billet, il est intéressant de noter que l’existence de ces hommes de couleur dans la société albanaise au tournant du XIXe et du XXe siècles est également mise en lumière dans la collection des Marubi, célèbre famille de photographes installés à Shkodra (au nord de l’Albanie) dès la fin des années 1850, réunie à présent dans la photothèque qui porte leur nom dans cette même ville.

La présence d’hommes venus d’Afrique

Moorish boy clad in fustanella, Scutari, end XIXth century. Photo Marubi. Shkodra, end of the XIXth century
© Wikipedia Commons

Si la présence d’Africains, passés par l’Afrique du Nord, reste particulièrement faible en Albanie, et plus particulièrement à partir des XVe-XVIe siècles dans les territoires peuplés d’Albanais sous l’empire ottoman – espèce de conglomérat en termes de population, d’ethnicité et de croyances religieuses –, il n’empêche que l’analyse de documents qui attestent de leur présence se révèle singulière.

Une première identification dans les territoires d’Arbëresh (Albanais établis dans le Sud de l’Italie au XVe siècle) est recueillie dans une chanson traditionnelle intitulé Gjergj Elez Alia. On y rencontre plusieurs variantes : le « Bajlozi noir » et dans certaines autres l’« Arapi noir ». Des chercheurs ont depuis longtemps observé que le « Bajlozi noir » désigne le bajil de Venise, du nom des ambassadeurs de cette république dans d’autres pays. Dans le cas des « Bajloz noirs », l’hypothèse retenue tend à penser que certains représentants de la puissance vénitienne étaient issus de populations africaines du Maroc et de l’Algérie qui avaient très tôt servi comme mercenaires dans les armées vénitiennes. Le personnage le plus célèbre est sans aucun doute Othello dans la pièce de Shakespeare, largement représentée au théâtre.

Avec l’occupation ottomane de l’Albanie à la fin du XVe siècle, les troupes armées du Sultan sont accompagnées de serviteurs à la peau noire. Lors de l’islamisation de l’Albanie au XVIIe siècle, la participation des pachas albanais aux campagnes ottomanes a pour conséquence de voir arriver dans les territoires peuplés d’Albanais de plus en plus d’hommes originaires d’Afrique. On le constate parmi les hommes au service de puissants pachas albanais car ils sont en même temps l’objet d’une grande curiosité de la part de la population albanaise.

Il s’agit principalement de prisonniers de guerre ou de soldats qui ont participé à de grandes campagnes ottomanes pour conquérir des territoires africains, comme ce fut le cas avec la conquête du Soudan par les forces de Mehmet Ali Pasha. Nombreux sont les mercenaires albanais à avoir participé à cette conquête. A leur retour en Albanie, ces chefs de guerre ramènent dans leur équipage des esclaves et des soldats recrutés à leur service.

Le témoignage du poète George Byron

Lors de sa rencontre avec Ali Pasha de Tepelene en octobre 1809, Lord Byron mentionne, dans sa description de l’entrée du personnage littéraire Childe Harold dans le château de Tepelene (ville fortifiée au centre de l’Albanie), des Éthiopiens parmi les gens qui forment la cour du puissant gouverneur de la région de l’Épire et vassal de l’empire ottoman.

En témoignent ces vers :

Habituellement au seuil du portail qui claque,
Un Tatare au fez surélevé passe rapidement à cheval.
Turcs, Grecs, Albanais, Arabes se croisent
De toutes les couleurs jusqu’à ce que leurs voix s’éteignent.

Les Éthiopiens sont à nouveau mentionnés dans cette description des populations :

Un brave avec plis en feutre et cimeterre,
Un Grec rusé, le fils noir égaré
d’Éthiopie.

A partir de ces vers, il est difficile de se faire une idée claire de leur nombre à la cour du Pasha de Tepelene mais la légende raconte qu’au moins un personnage historique important pourrait en être issu. Il s’agit de Jusuf Arapi, l’un des fidèles du puissant Ali Pasha. Jusuf est un mulâtre, demi-frère d’Ali, que leur père Veliu aurait conçu avec une esclave éthiopienne de son harem. Le nom d’Arapi est considéré comme un élément de preuve linguistique qui indique son origine. Toujours dans le tableau bien connu de Dypre, où Ali Pasha de Tepelene tire au fusil sur le lac Butrint, Jusuf Arapi est au sommet de leur barque. Il est représenté avec une peau brune, presque noire, vêtu comme un albanais.

Selon le diplomate et voyageur français François Pouqueville, le général albanais Omer Vrioni, qui a pris part à la campagne d’Égypte, ainsi que d’autres chefs militaires albanais, auraient ramené avec eux, à leur retour à Janina (Ioannina) en 1808, des chameaux, une femme de la tribu mamelouk ainsi que des servantes noires.

La tradition du fidèle garde du corps

Un autre épisode historique se réfère à un personnage du XIXe siècle connu sous le nom de Markos Botzaris. Ce héros d’ascendance albanaise de l’Indépendance grecque a été tué alors qu’il montait à l’assaut de Karpenisi (Grèce) par un soldat arabe, fidèle garde de Mustafa Pacha Bushatlli.

Markos Botzaris et trois cents soldats Suliots (habitants de l’Épire), portant des vêtements albanais et s’exprimant entre eux en albanais, sont entrés dans le camp ottoman dirigé par Mustafa Pacha Bushatlli pour tenter de l’assassiner dans sa tente. Dans le célèbre tableau du peintre allemand Peter Von Hess, La mort de Botzaris à Karpenisi, on peut voir l’« Arapi » du pacha, le fidèle serviteur de Mustafa Pacha Bushatlli, porter un coup fatal à Botzaris.

Cette tradition du soldat de confiance, dénommé « Harapi » ou « Arapi » parmi les pachas albanais, s’applique aussi au roi Otto I de Grèce. Markos d’Abyssinie faisait partie de sa garde rapprochée parmi les plus fidèles. Dans son tableau Grec Landscape - Grec Mauri (1855), le peintre allemand Léopold Karl Müller représente des hommes à la peau noire à la cour royale grecque. Il est tout à fait probable qu’y soit représenté Markos d’Abyssinie qui fut l’un des gardes du corps personnels du roi de Grèce, le Bavarois Otto I (1815-1867).

Mais la plus grande concentration d’hommes venant d’Afrique sud-saharienne se trouve étonnamment à Ulcinj, une ville portuaire située dans la partie la plus septentrionale des terres albanaises. Ulcinj, occupée par les Ottomans en 1571, entre à partir de là dans une évolution démographique rapide. Comme le démontre l’historien anglais Noel Malcom dans son ouvrage Imperial Agents, Ulcinj était une ville ethniquement albanaise, avec une population appartenant à la religion catholique. Deux des plus grandes familles nobles de l’époque, les Brutti et les Bruni, auraient joué un rôle majeur dans l’histoire de la région et de l’Europe. La chute d’Ulcinj entre les mains des Ottomans, a changé la structure urbaine, sociale mais aussi l’exercice de l’artisanat. Ulcinj a commencé progressivement à prendre l’apparence d’une ville orientale, avec des constructions liées au culte de l’islam. L’histoire a retenu qu’elle devient connue à tous les points de vue : social, économique et culturel mais aussi pour sa production d’huile d’olive qui remplace celle du vin d’avant la conquête ottomane.

Le port de piraterie d’Ulcinj sur les bords de la mer Adriatique

La ville continue d’être une porte de communication entre l’Est et l’Ouest. Un autre personnage se rappelle aux historiens en la personne de Sabaedin Zeevi, un soi-disant Messie juif. Il aurait quitté la ville de Berat (Albanie méridionale) pour s’installer à Ulcinj. Les métiers les plus répandus dans la cité, comme dans aucune autre ville côtière albanaise, sont liés à la construction navale et la navigation. Les Vénitiens au cours des guerres et des traités signés avec les Ottomans se sont efforcés de garder sous contrôle la mer Adriatique en interdisant la construction de ports ottomans tout le long de la rive Est de l’Adriatique.

Cette guerre ouverte a eu des conséquences néfastes sur la navigation des populations albanaises qui perdent peu à peu la culture des manœuvres en mer et des constructions navales. A cet égard, Ulcinj est une exception dans le sens où les différents types de navires construits sur place et la flotte qui fréquentait ses quais, en faisaient une ville importante pour l’empire ottoman. En effet, les navires qu’elle abritait ont plus d’une fois été mis à contribution dans les batailles navales entre Ottomans et puissances d’Occident. L’utilisation et l’entretien de cette flotte à Ulcinj sont étroitement liés à la présence d’une main d’œuvre venue d’Afrique.

La population noire, à l’origine, est composée de captifs achetés sur les marchés aux esclaves de Vlora (port situé au niveau de la démarcation entre mer Adriatique et mer Ionienne) par des marins d’Ulcinj pour servir sur leurs navires. Selon Pouqueville, il y avait aussi des marchés d’esclaves à Butrint et à Preveza où les plus riches achetaient des captifs capturés par des bateaux pirates. La navigation continuant à exploiter la force physique des matelots, cette tradition exigeait beaucoup de ressources en hommes que la ville d’Ulcinj ne pouvait pas fournir. L’activité maritime de la ville est à l’origine d’une forte population d’esclaves regroupée dans un quartier spécial. La présence de ces familles et d’esclaves noirs était si importante que l’activité économique des riches familles Ulcinj était intrinsèquement liée au nombre d’esclaves qu’elles possédaient.

Il n’y a pas de données précises sur le nombre réel à Ulcinj de ces Africains mais il peut se monter à plusieurs dizaines, et cela dès les XVIIe et XVIIIe siècles et jusqu’au début du XIXe siècle. À mesure que la demande de rameurs sur les bateaux a diminué, le nombre de nouveaux arrivants a baissé aussi. Dans ce contexte, l’interdiction de l’esclavage par la France en 1803 et par l’Angleterre en 1807 [NdT : Les dates officielles de l’abolition de l’esclavage sont 1848 en France et 1832 en Angleterre], couplés à l’introduction de l’urbanisation capitaliste et de la modernité dans la législation de l’empire ottoman, ont également joué un rôle important.

A peu près à la même époque, la Sublime Porte commence à réduire le nombre des esclaves dans l’empire, successivement en 1830 et 1856, avant de supprimer artificiellement l’esclavage en 1871. Plus tard, la population d’origine africaine encore à Ulcinj gagne sa liberté et s’intègre à la vie urbaine. Sur le plan social, la « communauté arabe », comme on l’appelle à Ulcinj, faisant de facto partie à bien des égards des familles d’Ulcinj, elle se fond progressivement dans les groupes familiaux et professionnels autour d’activités maritimes, agricoles et artisanales. Les interactions entre les populations nourrissent des échanges culturels. Il est intéressant de noter que l’on trouve une forme archaïque de « Harapi » ou « Arapi » dans des patronymes albanais comme pour le demi-frère d’Ali Pasha de Tepelene.

Partageant leur sort avec les Albanais, ils prennent à leur tour les noms de famille des familles albanaises avec qui ils vivent. Ils ont également déménagé avec les aghallars et les beglars d’Ulcinj, comme ce fut le cas en 1880, s’installant à Shkodra, quand la ville d’Ulcinj est remise au Monténégro par les Grandes Puissances. Pour preuve, leurs descendants résident au jourd’hui à Shkodra (nord de l’Albanie), bien qu’en nombre réduit, ainsi qu’à Ulcinj. Le célèbre peintre Kol Idromeni a peint un portrait, en 1916, intitulé L’Arabe de Beledija. Il est probable que l’Arapi, qui a servi à la municipalité de Shkodra, était l’un de ces Africains d’Ulcinj.