Le CdB, 25 ans d’histoire(s) | Albanie : à Tirana, la pâtisserie Reka régale les gourmands depuis 1924

| |

Ouverte par Mustafa Reka, la fameuse pâtisserie des loukoums Axhëm et du sirop du roi Zog est maintenant gérée par ses deux arrière-petits-fils, Enes et Sidit Reka. Une petite entreprise familiale dont les délices racontent un siècle d’histoire(s) de l’Albanie.

Cet article est accessible gratuitement pour une durée limitée. Pour accéder aux autres articles du Courrier des Balkans, abonnez-vous !

S'abonner

Par Ilda Mara


1998-2023 : pour célébrer les 25 ans du Courrier des Balkans, nous vous offrons 25 articles parmi les préférés de la rédaction, en accès libre. Depuis 25 ans, Le Courrier vous informe sur les Balkans. Pour qu’il poursuive l’aventure, (ré)-abonnez-vous !


© Reka

Dans la pâtisserie Reka à Tirana, chaque dessert a une histoire à raconter. Une recette, une culture et une tradition familiale du métier du confiseur transmis de génération en génération y compris pendant les moments les plus sombres de l’Albanie. Près d’un siècle après son ouverture, la pâtisserie Reka fait perdurer la tradition dans ses trois boutiques de la capitale albanaise.

Fondée en 1924 par Mustafa Reka, cette institution de la gastronomie albanaise est maintenant gérée par ses deux arrière-petits-fils, Enes et Sidit Reka. On y trouve encore les recettes secrètes et artisanales de leur aïeul, de loukoums et de gâteaux qui firent les délices du dictateur communiste Enver Hoxha et du Roi Zog avant lui, durant l’entre-deux-guerres.

Des bonbons d’Istanbul au bazar de Tirana

Tout a commencé lorsque le jeune Mustafa Reka est revenu de Turquie, où il avait étudié la théologie religieuse et les langues orientales. « Pour financer ses études, il avait travaillé dans la célèbre fabrique de bonbons Haci Bekir à Istanbul », raconte Qemal Reka, l’un de ses petits-enfants. Son grand-père était l’un des dignitaires religieux de l’ordre soufi Rifaʿi, un membre respecté au sein de sa communauté à Tirana. Pour subvenir aux besoins de sa famille, il a ouvert sa première pâtisserie dans le quartier du bazar situé près de l’ancien Palais royal, aujourd’hui l’Académie des Sciences de l’Albanie.

Très vite, la petite entreprise familiale prend du galon, jusqu’à devenir l’un des commerces de bouche les plus fréquentés de la capitale albanaise. Au-dessous de la pâtisserie, la famille avait aussi aménagé une librairie et un petit café, où les clients venaient lire et discuter en dégustant une pâtisserie, un sirop ou un café turc accompagné d’un loukoum Axhëm, la spécialité de Reka.

Ces spécialités ont été repérées par la famille du Roi Zog, ses sœurs étant des clientes fidèles, raffolant de ses loukoums dont le pâtissier avait ramené la recette et la maîtrise de ses années passées en Turquie. L’entreprise s’est agrandie, gagnant peu à peu en modernité. Mustafa Reka faisait venir d’Autriche, d’Italie et de Suisse les matières premières pour confectionner ses délicieux bonbons et pâtisseries. Il a aussi embauché du personnel renommé venu de ces trois pays. En 1938, la famille Reka a même participé à la préparation des pâtisseries et du gâteau de mariage du roi Zog. L’occasion de se faire connaître auprès des prestigieux invités albanais et des familles royales du monde entier.

« C’est là que Mustafa Reka a rencontré le roi Farouk d’Égypte, qui a commandé 250 quintaux de lokoums Axhëm pour son futur mariage », raconte Qemal. « Après les célébrations, le roi Farouk lui a envoyé une lettre de remerciement, qui a malheureusement été détruite en 1944 lors d’un bombardement, de même que de nombreux objets et photographies des vingt premières années de la pâtisserie » ajoute-il.

Le sirop du Roi Zog

Qemal a conservé dans sa mémoire de nombreuses anecdotes de la vie de son grand-père qu’il raconte volontiers. « Par exemple, le roi Zog avait l’habitude de boire le sirop de rose concocté par Mustafa, tous les jours à midi. Il envoyait quelqu’un le chercher. Une fois, mon grand-père n’avait pas pu le préparer lui-même. Le roi l’a goûté et l’a tout de suite remarqué. Il a dit à son personnel : ’Le sirop que je boirai demain devra être celui de Mustafa’ ».

En 1946, le fondateur a renommé sa pâtisserie Moska, dans un local situé à côté du quartier soviétique derrière la tour de l’horloge, là où se trouve aujourd’hui le grand hôtel Plaza. Quatre ans plus tard, les autorités du pouvoir communiste l’ont nommé responsable des pâtisseries, sous l’égide de la direction des services gouvernementaux de Tirana. Il a occupé le poste jusqu’à sa retraite deux ans plus tard, continuant de noter ses recettes dans un carnet et de produire ses loukoums, vendus désormais uniquement sur commande.

La famille Reka de père en fils
Reka
D’anciens outils utilisés par Mustafa sont exposés dans la pâtisserie
Pâtisserie Reka

À son départ, son fils Muhamedali a pris le relais et en 1955, il a ouvert sa propre pâtisserie à Tirana selon la tradition familiale, continuant de veiller à traiter les clients et leurs enfants comme des princes. L’arrêt de l’activité privée en Albanie instauré par la Constitution de 1978 ne l’a pas empêché de continuer à travailler comme pâtissier jusqu’en 1986 dans l’un des magasins de bonbons gérés par l’État, situé près de la rue des Barricades. Puis de 1987 à 1995, il a continué avec son fils et petit fils à produire les loukoums de la pâtisserie Reka chez lui pour des commandes passées par des proches ou son entourage.

« Ce n’est qu’en 2008 que mes deux fils Enes et Sidit ont repris l’entreprise familiale » explique Qemal. Ils ont d’abord ouvert une pâtisserie et un glacier sur la plage de Borsh, près de Porto Palermo, au sud du pays pendant l’été, puis ils sont venus en 2017 à Tirana, encouragés par leur succès. Ils se sont installés dans l’un des nouveaux quartiers de la capitale, la Commune de Paris, et ont aménagé le local comme une boutique d’antiquaires. Aucun détail n’y est laissé au hasard. D’anciens outils utilisés par Mustafa sont joliment encadrés sur des murs turquoises et exposés à côté de quelques photos et d’une reproduction du gâteau de mariage du roi Zog. Comme autrefois, le café turc y est servi avec les loukoums.

Deux jours avant l’ouverture, les fils de Qemal ont trouvé dans la cave une boîte remplie de vanille dans un coffre scellé avec un tampon en laiton. « À l’intérieur, une lettre datant de 1960 expliquait que le coffre contenait un kilogramme de vanille cristalline. Sous la forme qu’elle a maintenant, si vous la mettez sur votre langue, cela brûlerait » raconte Qemal, sourire aux lèvres.

En cinq ans, les deux frères Sidit et Enes ont ouvert trois enseignes dans différents quartiers de la capitale. En plus des loukoums du roi Farouk et des gâteaux de l’Albanie communiste, ils développent de nouvelles recettes. Avec la ferme conviction, comme le disait l’écrivain Jean d’Ormesson, qu’« une tradition, ce n’est jamais qu’un progrès qui a réussi ».

La photo de la pièce-montée du mariage du roi Zog figure en bonne place dans la nouvelle pâtisserie Reka
© Reka