Blog • Un sacré bordel : un roman de Mladen Srbinovski

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Le roman intitulé Un sacré bordel (Šašma, Skopje, Makavej, 2010) raconte l’Histoire des juifs de Macédoine du Nord, en adoptant un regard nouveau et bien documenté, tout en s’appesantissant sur l’identité socioculturelle du pays.

L’ancienne synagogue Beth Aharon de Skopje
© Wikipedia Commons

Mladen Srbinovski, peu connu pour le moment en dehors de la Macédoine du Nord, a fait l’objet de tentatives de récupération par les nationalistes bulgares, mais son œuvre se prête mal à de telles récupérations, ne serait-ce que parce que l’écrivain, auteur de nombreux romans, essais et pièces de théâtres, est un des maîtres incontestés de la langue macédonienne - son unique langue d’expression -, langue dont les nationalistes bulgares récusent l’usage en littérature (la preuve en est que les textes littéraires macédoniens contemporains circulent en Bulgarie la plupart du temps dans des traductions bulgares, malheureusement imparfaites, même dans les cercles nationalistes qui prétendent que la langue macédonienne n’est pas différente de la langue bulgare). De lui, on ne peut lire en français pour le moment que la pièce "Le Faust macédonien", disponible auprès de la Maison Antoine Vitez. Aucun des grands romans de Mladen Srbinovski n’est encore paru en langue française.

Les extraits suivants (incipit et passages proches de la fin du livre) sont diffusés avec l’autorisation expresse de l’auteur.

Šašma est un mot turc qui est utilisé différemment en bulgare et en macédonien. En bulgare, il peut correspondre à "imposture", mais traduire le titre de cette façon serait une surinterprétation car en macédonien, le sens du mot est plus proche du sens en turc et correspond plus ou moins à "chaos".

D’éventuels éditeurs intéressés peuvent se manifester.

Mladen Srbinovski

Un sacré bordel (Šašma)

Traduit du macédonien par Athanase Popov

Les grandes épopées nous sont laissées par les perdants,
par les petits peuples, ceux qui dépérissent et qui
disparaîtront.

 Écoute ça : la mégastar macédonienne Toše Proeski est décédée dans un accident de la route sur l’autoroute, près de la capitale croate Zagreb. Le chanteur âgé de vingt-six ans, à la voix exceptionnelle, au look clinquant et au comportement scénique irréprochable, était le favori des jeunes générations balkaniques au moment où, selon les experts du show-business, des perspectives de carrière internationale s’offraient à lui. La nouvelle de la mort de l’Elvis Presley balkanique provoqua une douleur inouïe dans toute la région, et sa Macédoine natale entama un deuil collectif : le Parlement interrompit sa session, les cours étaient supprimés dans les écoles, les radios et les télévisions commencèrent à faire tourner ses chansons en boucle, entrecoupées de communiqués spéciaux relatifs à la mort du chanteur à la voix d’ange, on n’entendait plus que ses hits dans les bars et restaurants, tandis que dans le centre-ville de Skopje, la capitale de son petit État balkanique, des milliers de gens allumaient des cierges plusieurs jours durant, les larmes aux yeux. Le jour de ses obsèques était considéré comme le jour des funérailles d’un homme d’État et décrété jour de deuil national ; devant la foule éplorée, le Président de la République, le Premier ministre, le chef suprême de l’Église, des ambassadeurs d’autres États, tout comme divers diplomates, faisaient leurs adieux au défunt gisant dans son cercueil, en essuyant des larmes. Les écoles restèrent fermées pendant une semaine et toute la jeunesse du pays faisait la queue pendant des heures pour signer les livres de condoléances qui étaient mis à disposition dans les centres de l’ensemble des villes. À l’heure actuelle, des livres de condoléances sont toujours disponibles dans l’ensemble des ambassades macédoniennes à travers le monde, tandis que des télégrammes de condoléances arrivent de la part des représentants de plusieurs États, adressés aux hommes d’État macédoniens, de même qu’à la famille du chanteur décédé. Comment est-ce possible ?

 Qu’est-ce qu’il y a de bizarre là-dedans ?

 Eh bien, autant de chichis pour une star de variété d’un micro-État… N’est-ce pas un peu exagéré ?

 Pas du tout.

 Pas du tout ? N’exagère pas, toi non plus, comme tes compatriotes !

 Je n’exagère pas du tout.

 Tant de stars du show-business s’en vont, sans que personne ne leur réserve un traitement dû aux hommes d’État…

 C’est bien le problème : j’y réfléchis depuis toujours, mais je ne pige pas…

 Allez, va dormir, il est minuit… Remarque, c’est vrai, ton compatriote était un beau gosse, un ange. Quel gâchis…

 Fais voir… En effet, quel gâchis…

(…)

p. 451

– (…) Vous venez de quel pays ?
– D’Israël.
– D’Israël ?!
– Mais vous n’êtes pas skopjotes ?
– Ma femme non, mais moi, mon garçon, je suis un vieux Skopjote et je ne suis pas en train de me moquer pas de toi.
– Vous êtes juif ?
– Oui.
– Ah… Effectivement. Vous êtes un vieux Skopjote. Je sais, je sais, tout le monde vous a tapé dessus, putain de Bulgares.
– Tu es quoi, toi ?
– Je suis macédonien.
– Quoi comme Macédonien ? Bulgare, Serbe, Turc, Albanais, Valaque ?
– Écoute, mon cher compatriote, tu as beau être un vieux Skopjote, tu es ignorant au sujet de la Macédoine… Qu’est-ce qu’on a pu vous faire subir comme propagande, à travers le monde ?! Je suis macédonien, tu vois. La Macédoine antique, tu connais ?
– En effet.
– Tu vois, elle n’est pas grecque. Elle est à nous, elle est macédonienne. C’est nous, les Macédoniens antiques d’Alexandre le Grand… Tu en as entendu parler ?
– J’en ai entendu parler. Certes, de mon temps, dans mon Skopje d’autrefois, ces Macédoniens-là n’existaient pas. On y trouvait de tout, sauf ces gens-là.
– On y trouvait quoi, alors ?
(p. 452)
– Des Bulgares, des Serbes, des Valaques, des Turcs, des juifs, des Albanais, des Tsiganes…
– Mon cher compatriote, tu es très naïf, même pour un juif. C’est pour ça qu’on vous a réglé votre compte. Tout comme naguère envers vous, le monde est désormais en train de comploter envers nous. On veut nous faire subir ce qu’on vous a fait subir il y a cinquante ans. Mais on ne se laisse pas faire. La Grèce veut nous prendre notre nom et notre identité, mais on ne se laisse pas faire. C’est d’ici que Philippe est parti et à partir d’ici que nous avons vaincu les Grecs. Nous sommes les ancêtres du monde, nous sommes la civilisation la plus ancienne, d’ici jusqu’en Inde… (…)
– Je peux vous rendre service pendant votre séjour en vous expliquant l’Histoire macédonienne. Vous savez, quand Dieu créa les trois premiers humains, le blanc, le jaune et le noir, le blanc était macédonoïde, l’ancêtre de la race blanche…
(p. 455)
– Voilà, c’est un sacré bordel. Le titre de ton roman. Tout en écrivant un livre sur les juifs de Macédoine, tu écris également un livre sur les Bulgares macédoniens.
(p. 456)
– Je ne peux pas me ranger du côté des macédonistes antieuropéens au pouvoir ici, car leur nationalisme radical est la raison pour laquelle ils anéantissent leur peuple. C’est eux, l’obstacle qui fait que ce pays prend du retard depuis des décennies et n’a toujours pas rejoint l’Union européenne.