Croatie : Daša Drndić, les jeux de l’écriture, de l’histoire et de la mémoire

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À Gorica/Gorizia, petite ville située aux confins de la Slovénie, de l’Autriche et de l’Italie, la population juive a été déportée durant l’occupation allemande, de 1943 à 1945. La région fait alors partie de l’Adriatisches Küstenland. Des milliers d’enfants conçus par des SS sont enlevés dans le cadre de l’opération Lebensborn... Les fils de l’histoire s’entremêlent dans Sonnenschein, le premier roman de l’écrivaine croate Daša Drndić traduit en français. Rencontre.

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Propos recueillis par Philippe Bertinchamps et Jean-Arnault Dérens

© YouTube

« Oh, les gares, ces lieux où se retrouvent et se perdent des grappes de petits mondes enfermés dans leurs cocons, qui roulent comme des écervelés, s’entrechoquent, parfois avec énervement et colère, parfois avec vivacité, et éclatent comme des volvoces en laissant leur contenu couler sur les rails et glisser dans toutes les directions »... Daša Drndić donne rendez-vous au café Voyager, en face de la gare de Rijeka, le port croate où elle a posé ses bagages depuis deux décennies.

Le Courrier des Balkans (CdB) : L’un des grands thèmes de Sonnenschein est celui des bystanders, les spectateurs de l’Histoire. Qui sont-ils ?

Daša Drndić (D.D.) : Les bystanders sont les gens qui préfèrent ne pas voir. C’est un thème éternel. Gorica, petite ville slovène où se situe l’action du livre, est au carrefour de trois pays. Différents peuples y ont vécu ensemble. Dans mon livre, j’ai essayé de comprendre comment ils ont été éliminés par la majorité. La question fondamentale est celle de l’identité. Disons-le, l’identité est une fraude. Prenez le projet Lebensborn. On parle d’environ 250.000 enfants d’Europe de l’Est volés par les nazis. Seuls 50.000 d’entre eux sont retournés chez leurs parents biologiques grâce à la Croix-Rouge. Que sont devenus les autres ? Certains ont été donnés à des familles nazies. D’autres ont été placés dans des orphelinats. Quant à ceux qui n’ont pas passé le test de sélection, ils ont été exterminés. Aujourd’hui, qui sont ces gens ? Ce qu’ils croient être ? Des Allemands ? Des fils d’Aryens ? Croient-ils ce qui est écrit sur leur certificat de naissance, et ce que les gens autour d’eux leur racontent ? S’ils n’avaient jamais entendu parler de cette affaire, auraient-ils souffert ? Sans doute pas. Ils auraient grandi comme des Allemands, et fait des enfants allemands… Alors, c’est quoi, l’identité ?

CdB : Dans Sonnenschein, vous dites que derrière chaque nom, il y a une histoire… Des petites histoires qui font la grande histoire. Évoquer le passé, est-ce une façon de mieux raconter le présent ?

D.D. : Je voulais éviter de parler directement des guerres en Yougoslavie. Mais j’espère que le lecteur fera un parallèle entre le nazisme et les éléments de fascisme dans les dernières guerres yougoslaves, et qui sont toujours présents aujourd’hui. L’histoire est une vieille dame sale qui ne change pas souvent de vêtements.

CdB : Comment est né votre livre ?

D.D. : Le point de départ, je l’ai trouvé sur Internet. Il s’agit d’une famille juive d’Italie convertie au catholicisme. Certains de ses membres ont adhéré au parti fasciste italien. Ce sont donc clairement des bystanders. Or, cette histoire figurait parmi celle des victimes du nazisme. Cela m’a mis très en colère ! Aussi, j’ai décidé que leur fille prendrait pour amant un officier de la SS qui lui fait un enfant. Quand la traduction du livre a été publiée en Angleterre, la famille en question s’est manifestée. La vieille dame, qui m’a inspiré Haya Tedeschi, est toujours en vie. Elle a juré ses grands dieux qu’elle n’avait jamais eu d’amant SS. De fait, elle a épousé un officier britannique… Bref, j’espérais qu’elle au moins reconnaisse qu’ils s’étaient trompés, qu’ils fassent leur mea culpa, qu’ils disent : « Oui, on est désolés, on était des bystanders. Nos voisins ont été faits prisonniers, ils ont disparu… » Mais non. Rien.

CdB : Voir la vérité en face, ce n’est pas toujours facile…

D.D. : Mais il faut se confronter aux traumatismes ! La Croatie et la Serbie s’y refusent. Or, regardez l’Allemagne. Ce travail, elle le fait depuis soixante ans. Bien sûr, le processus, comparable à une psychothérapie, est lent et douloureux. Pour qu’il soit mis en œuvre dans une société, il faut l’idée vienne d’en haut, du sommet de l’État. Si l’on veut une société « saine », il faut se débarrasser de ces scories. Sinon, il y a un danger de répétition. En Croatie, par exemple, on ne s’est jamais confronté aux oustachis et à l’État indépendant de Croatie (NDH). Même aujourd’hui, il y a encore beaucoup de secrets, de choses enfouies que l’on préfère ignorer… La social-démocratie actuellement au pouvoir a peur d’ouvrir les dossiers. Prenez la kuna [1]. Ce ne devrait pas être permis que la monnaie croate s’appelle ainsi !

CdB : Dans l’édition croate de votre livre, vous multipliez les innovations formelles : les pages du milieu contenant les listes des victimes du nazisme en Italie se détachent. Les pages des dossiers des criminels nazis ne sont pas coupées.

D.D. : Les formalistes russes avaient déjà expérimenté ce type de travail. Je considère le lecteur comme un participant actif. Lire est une activité interdisciplinaire. Le lecteur n’est pas le consommateur passif de ce qui a été écrit. C’est pourquoi je le pousse à se servir d’un coupe-papier ou à arracher des pages. Comme ça, il voit le résultat de son action. Si l’on retire une centaine de pages au milieu d’un livre, il devient instable. De même, si l’on élimine un certain pourcentage de personnes de la société, c’est la société qui est déstabilisée. J’ai toutes sortes d’idées de ce genre… J’aurais voulu introduire dans le livre des enveloppes renfermant des secrets pour que le lecteur se pose des questions sur lui-même, la vie, la société… J’aurais aussi voulu que Sonnenschein s’ouvre sur une petite musique, comme O Gorizia, tu sei maledetta, cette très belle chanson antimilitariste sur la Première Guerre mondiale.

CdB : Quelle relation avez-vous avec vos lecteurs ?

D.D. : Je reçois un bon nombre de lettres. Mes lecteurs ont besoin de se confesser. Ils cherchent mon adresse, mon e-mail, et me livrent des secrets qui n’entrent pas dans l’Histoire. Cela a une très grande valeur émotionnelle pour moi. C’est une petite victoire personnelle. Je pourrais écrire un livre là-dessus.

CdB : Dans le livre, vous citez des documents historiques, et vous présentez Sonnenschein comme un « roman documentaire ». Qu’est-ce que cela veut dire ?

D.D. : J’ai fait beaucoup de recherches, aussi bien sur Internet qu’au Centre de recherches historiques de Rovinj. L’histoire est une fraude. Les documents lui donnent un certificat d’authenticité, mais je me suis amusée à inventer certains documents. C’est une liberté que l’écrivain peut prendre.

CdB : Au début de la guerre, la famille de votre personnage, Haya Tedeschi, part en Albanie, à Vlora, alors sous occupation italienne. Il existe relativement peu d’écrits sur la vie des civils italiens en Albanie durant l’occupation...

D.D. : En effet, j’ai essayé de reconstituer ce que je pouvais savoir, et j’ai imaginé... J’ai un grand regret, ne pas avoir eu l’occasion de me rendre à Vlora.

CdB : Au fil des pages, on croit voire apparaître des personnages littéraires bien connus. Ainsi, Franciszek Zabecki, « chef de la gare civile de Treblinka et membre de la résistance polonaise », qui a conçu la grille des trains du camp de concentration, fait-il penser au père de Danilo Kiš, passionné des horaires de train...

D.D. : Au lecteur de retrouver qui il veut. Je cite aussi beaucoup d’autres auteurs, Jorge Luis Borges ou Paul Celan... Écrire est un jeu, la vie est un jeu. Il ne faut pas être trop sérieux ni dramatique !

CdB : Parlez-nous de Rijeka…

D.D. : Rijeka est une petite ville triste. Hélas pour elle, malgré sa position géographique, elle est toujours restée en marge de l’Histoire. Déjà à l’époque de l’empire austro-hongrois… Plus tard, au temps de la Yougoslavie, elle est devenue un carrefour culturel. Il y avait un port, des industries, des usines… Les travailleurs venaient des quatre coins de la Fédération. C’était une ville ouvrière. Ensuite, après les années 1990, sa physionomie a changé du tout au tout. Les usines et les chantiers navals ont fermé. Rijeka a été dévastée. En vingt ans, quelque 30.000 personnes sont parties, pour la plupart des travailleurs serbes. C’est bien la preuve que cette ville n’est pas si multiculturelle qu’elle prétend l’être.

CdB : Vous-même, vous n’êtes pas née à Rijeka…

D.D : Je suis née à Zagreb. Mon père était diplomate et on a longtemps vécu à Belgrade. Je me suis installée à Rijeka pour la première fois en 1992, après avoir dû quitter Belgrade à cause du nationalisme serbe. Je ne m’étais jamais considérée comme une étrangère dans cette ville, et du jour au lendemain, je suis devenue une « oustachie ». En 1995, j’ai quitté la Croatie, car je ne supportais pas la politique que menait Zagreb à l’encontre de la Bosnie-Herzégovine, et j’ai émigré deux ans au Canada. Puis je suis revenue ici, mais je n’ai aucun lien particulier avec cette ville. Au début, je croyais qu’on y était moins nationaliste qu’ailleurs. Or, j’y ai découvert une autre forme de nationalisme. Plus enfoui, moins brutal. Peut-être est-ce lié à la mentalité des habitants. Ils ne sont pas très ouverts. Et puis, ils sont si polis qu’ils en deviennent souvent impolis ! Or, les contacts, l’amitié, ça se travaille. Moi, je suis trop vieille. Je vis comme une éternelle émigrée. Un élément étranger. Une infiltrée.

Notes

[1La kuna est apparue en 1941 dans l’État indépendant de Croatie (Nezavisna Država Hrvatska)

[2La kuna est apparue en 1941 dans l’État indépendant de Croatie (Nezavisna Država Hrvatska)