Blog • Roumanie : on a le Black Lives Matter qu’on mérite

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Au lendemain des protestations dans le monde entier contre le racisme aux États-Unis, une vidéo présentant un événement organisé à Bucarest circulait sur les réseaux sociaux. Une dizaine de personnes entouraient l’oratrice qui multipliait sur un ton monocorde, dans un roumain parsemé de références savantes, des poncifs et des slogans familiers plutôt au public des campus étasuniens, dans la totale indifférence des passants qui vaquaient à leurs occupations dans les alentours.

Difficile de chasser le sentiment de solitude que l’on éprouve en pareille occasion. La Roumanie a eu son mouvement Black Lives Matter, mais dans quelles conditions ? Un mois après, l’hebdomadaire Dilema Veche publiait un dossier intitulé « Racisme, antiracisme, politiquement correct ». Ce fut une bonne occasion pour faire le point sur une question assez désespérante, le conservatisme roumain.

« Que se passe-t-il donc dans une société dans laquelle les instruments du politiquement correct, censés garder le contrôle des extrémismes deviennent eux-mêmes extrémistes ? », s’interroge la coordinatrice du dossier Stela Giurgeanu dans l’argument de présentation, se faisant ainsi l’écho d’une réalité : la question du politiquement correct préoccupe la plupart des Roumains davantage que le racisme. Cela étant dit, le dossier est très équilibré.

La perception des Roms et similaire à celle des migrants.

« Politiquement correct ne veut pas dire que ce que je dis moi est correct mais qu’il faut nous parler, établir un couloir de communication », répond prudent Gelu Duminică, sociologue d’origine rom, interrogé sur « le danger d’un totalitarisme dû au politiquement correct ». Son discours est assez convenu, jusqu’au moment où il commente les paradoxes d’« un récent sondage sur l’état d’urgence provoqué par le coronavirus. En général, la perception des Roms et similaire à celle des migrants, à savoir que les Roms ne devraient pas être en Roumanie et qu’ils feraient mieux de partir dans leur pays. Beaucoup considèrent que les Roms ont trop de droits, que la police devraient être plus dure avec eux. (…) Selon le même sondage, les Roumains considèrent qu’il existe une discrimination envers les Roms, qu’il faudrait une intervention de qualité en matière d’éducation… »

Dans sa contribution, Silvia Marton, qui enseigne les sciences politiques à l’Université de Bucarest, commence par se demander pourquoi les protestations dans les villes nord-américaines contre le racisme systémique sont ressenties par une grande partie de la société roumaine comme une menace politique et culturelle et non comme un phénomène intelligible dans le contexte nord-américain. Pourtant, presque personne ne proteste à Bucarest, Timişoara ou Bacău contre le racisme, et personne n’a proposé de démolir des statues, rappelle-t-elle.

L’appétence des Roumains pour des considérations identitaires

D’où vient l’appétence pour des considérations identitaires dans l’espace public roumain, interroge-t-elle ? Du fait que « le vocabulaire politique roumain traditionnel – transpartisan – est ethnique et non pas civique » [1]. « Inutile d’aller jusqu’au XIXe siècle, le siècle de la construction nationale, il suffit de penser au fait que, alors qu’en Occident l’imaginaire politique collectif était transformé par les changements culturels des années 1960, en Roumanie l’émancipation accessible aux jeunes générations consistait plutôt en des poésies et des chants patriotiques du cénacle « Flacăra », tandis qu’aux thèmes identitaires nationalistes des sombres années 1980 se sont ajoutés ces dernières décennies les thèmes religieux. L’absence de mouvements sociaux progressistes autochtones au cours de la seconde moitié du XXe siècle est la donnée politique majeure, mais invisible, de l’histoire récente. Les conservateurs roumains combattent les protestataires de Portland ou encore le politiquement correct des universités américaines parce qu’ils n’ont personne contre qui réagir dans leur propre pays. »

Ce passage présente l’avantage de situer dans le temps le problème. J’ajouterais deux choses. Quatre des cinq décennies pour ce qui est de l’absence de mouvements sociaux en Roumanie ont eu lieu sous le régime communiste. Pour ce qui est des années 1990, mais aussi des années qui ont suivi, nous avons affaire en partie à une continuité par rapport au passé communiste roumain. Le problème, largement occulté, est que l’anticommunisme pratiqué depuis décembre 1989 n’a pas suffisamment pris en compte ni cherché à dénoncer les aspects conservateurs du régime communiste. Pire, à force de se focaliser sur les formes de terreur qui ont caractérisé la période de mise en place du nouveau régime, les tenants de ce discours ont favorisé le maintien, sous de nouvelles formes, des aspects conservateurs du bien nommé national-communisme.

Nous sommes peut-être à la veille de l’entrée de la Roumanie dans le concert des conservatismes centre/est-européens postcommunistes. Qui va résister à une telle orientation, empêchée jusqu’à présent par des considérations de politique étrangère ? Pour ce qui est de la défense de l’État de droit, le pôle libéral est faible en Roumanie malgré les déclarations d’intention. Aussi mieux vaudrait regarder de plus près ceux qui sont en phase avec les mouvements de contestation en cours dans les pays occidentaux. Minoritaires certes, nous l’avons dit dès le départ, ils sont tout de même présents dans le débat et sont appelés à occuper une place croissante dans le champ universitaire. Encore faudrait-il éviter le piège du dogmatisme et de ce point de vue leur alignement sur une certaine extrême-gauche étasunienne, elle-même assez isolée, n’est pas de bon augure.

Notes

[1Pour ma part, le terme « ethnique » ne me semble pas approprié, j’utiliserais plutôt celui de « national », en précisant éventuellement.