Roumanie : Andrada Cilibiu, les violences sexuelles et la révolte dans la peau

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En Roumanie, les violences patriarcales se reflètent dans deux données particulièrement dérangeantes : le pays compte le plus grand nombre de mères adolescentes en Europe et fournit un tiers des prostituées du continent. Avec l’association Filia, Andrada Cilibiu est en première ligne de la lutte. Portrait d’une pionnière révoltée.

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Par Florentin Cassonnet

Andrada Cilibiu lors d’une grande manifestation pour les droits des femmes, organisée en septembre 2023.
© Centrul Filia

Mais comment fait-elle tout ça ? Ce qui frappe d’abord, c’est son emploi du temps. Un jour dans un lycée du sud de Roumanie pour intervenir sur les questions d’éducation sexuelle et le harcèlement (elle a fait quinze lycées depuis le début de l’année), un autre jour à Cluj-Napoca, de l’autre côté des Carpates, pour une conférence sur le droit à l’avortement (qui se réduit comme peau de chagrin) auprès des étudiants en médecine, puis un atelier sur l’éducation sexuelle et les droits reproductifs auprès de femmes défavorisées dans une communauté rurale. Soit 40 ateliers depuis le début de l’année.

Ce n’est pas tout : il y a aussi les voyages à l’étranger. À Varsovie pour une formation sur l’enquête open source, à Genève pour l’Examen périodique universel sur le respect des droits humains (dans lequel la Roumanie a reçu 250 recommandations), puis à Budapest pour retrouver des activistes d’associations féministes sœurs des pays d’Europe centrale. « C’était super de se voir et d’échanger sur nos expériences communes », dit-elle quand on arrive enfin à l’attraper après des semaines d’attente.

Même quand elle est à Bucarest, au bureau de Centrul Filia, l’ONG de défense des droits des femmes, il n’y a pas de répit. Et plus que son emploi du temps, c’est surtout son espace mental et émotionnel qui laisse dubitatif. Le matin d’une de nos rencontres, on venait de l’appeler pour lui donner cette information : une fille ukrainienne de six ans violée pendant la guerre en Ukraine est arrivée dans un centre de réfugiés à Bucarest. À part ça, chaque semaine, environ trois à cinq réfugiées ukrainiennes enceintes contactent Filia pour chercher à avorter, ce qui est devenu très compliqué en Roumanie. Et c’est Andrada qui en a la charge. En fait, elle est à elle toute seule un véritable centre informationnel. Ce qui s’appelle être en première ligne.

Je t’attrape, je te viole.

Beaucoup finiraient par dire stop pour protéger leur santé mentale. Andrada ne peut, ne veut pas y couper. C’est son travail depuis cinq ans avec ses consoeurs de Filia [1], une association créée par Mihaela Miroiu au début des années 2000 comme centre de recherche sur les questions de genre. Sur la base de ces informations plus ou moins difficiles à digérer, les activistes construisent leur stratégie : identifier les problématiques les plus pressantes, comme la restriction du droit à l’avortement ou l’absence d’âge légal minimum pour le consentement ; identifier les nouveaux problèmes, comme le fléau du revenge porn qui touche des milliers d’adolescentes et de jeunes femmes ; identifier les communautés les plus touchées par les violences, comme les femmes roms et celles des milieux ruraux, pour organiser des ateliers éducatifs auprès d’elles, sur le terrain.

La liste de ce qu’elles font ne s’arrêtent pas là : elles interpellent les autorités pour mettre la loi roumaine en accord avec les lois européennes, elles aident les groupes parlementaires, dans lesquels elles ont des alliées, à rédiger des projets de loi, elles animent des ateliers de formation auprès de policiers, elles collectent des données statistiques, qui manquent cruellement, elles rédigent des rapports annuels sur les violences sexuelles et sexistes, car les autorités ne le font pas, elles organisent des manifestations, comme après l’affaire Caracal, paroxysme de l’incurie des autorités dans la protection des femmes et des filles.

Ah, et n’oublions pas les actions au pénal. Andrada Cilibiu est notamment celle qui a déposé plainte contre le vlogger Alexandru Bălan, qui avait vu une fille de treize ans et décrit publiquement comme il la violerait. Sa plainte a mené à son arrestation pour incitation au viol sur mineures, une première en Roumanie. En récompense, elle a reçu de nombreuses insultes et menaces du type : « Je t’attrape, je te viole ».

© Centrul Filia

Andrada peut lister pendant des heures les affaires « révoltantes », un mot qui revient constamment quand on discute avec elle, les histoires de violences sexuelles et sexistes à domicile, à l’école, à l’université, dans les maternités, dans la rue, à la télévision, sur les réseaux sociaux, leurs conséquences et les manquements coupables des autorités qui nous rappellent, si besoin était, que l’on vit effectivement dans un système patriarcal dur. C’est comme si elle lisait un gros livre dont de nouvelles pages s’ajoutent chaque jour avec de nouveaux crimes et délits commis. Une des dernières pages (médiatisées) parle d’un psychologue roumain de 30 ans et acteur de télé-réalité, Dinu Popescu, qui fait dans un livre l’apologie du sexe avec des filles mineures...

Donc on redemande : comment, à tout juste 25 ans, Andrada fait-elle pour ne pas se faire submerger dans cet océan de violences ? « Un rendez-vous régulier chez la psychologue, la chance d’avoir des femmes incroyables dans ma vie avec qui partager tout ça et l’activisme », répond-elle. Aussi, lutter donne un sens à sa vie. « La réalité est cruelle et atroce, mais c’est la réalité, et c’est une bonne chose que je sache ce qui s’y passe, que je ne me mente pas à moi-même ni ne crée une fantaisie de ce monde où l’on vit. Peut-être que ça va m’affecter dans le futur, je n’en sais rien. »

C’est parce qu’elle arrive de manière particulièrement efficace à métaboliser et transmuter ces violences en actions au service de la cause des femmes qu’elle est devenue l’une des figures de proue de la lutte féministe en Roumanie. Il faut la voir pendant les manifestations : une boule d’énergie, un puissant cocktail de liberté, colère, force et détermination, le tout étayé par une grosse capacité de travail.

Je voyais tellement de photos et de vidéos d’enfants en train de se faire violer sur des groupes Telegram et Instagram que je suivais pour recueillir les preuves, je n’en pouvais plus.

Andrada Cilibiu s’est fait connaître de la presse internationale, et pas des moindres : New York Times, The Guardian, l’AFP – et des organisations internationales, jusqu’à l’ONU, pour son travail sur l’état du droit à l’avortement en Roumanie, qui se réduit comme peau de chagrin. Un travail d’enquête digne des meilleur.e.s journalistes d’investigation.

Après l’avortement, l’autre grande enquête à laquelle elle s’est consacrée est sur le revenge porn, que Filia essaie de faire criminaliser dans la loi roumaine depuis 2019. Mais rien ne bougeait. Alors, comme pour le problème de l’avortement, Andrada a sorti le bazooka et a écrit à l’ONU, qui a écrit au gouvernement roumain, mettant Andrada en copie de la lettre. « J’ai vu tellement de photos et de vidéos d’enfants en train de se faire violer sur des groupes Telegram et Instagram que je suivais pour recueillir les preuves et les envoyer à la Direction d’enquête sur le crime organisé et le terrorisme [DIICOT], je n’en pouvais plus. Les filles avaient onze, douze, treize ans, je voyais leurs parents écrire sur les chaînes Telegram implorant les administrateurs d’effacer les contenus relatifs à leurs enfants, c’était insupportable. À l’époque, il y avait 100 000 personnes sur la plus grande chaîne Telegram. Aujourd’hui, il y en a un demi-million parce que ça continue, avec le même type de contenus. » Andrada et Centrul Filia ont porté plainte contre Telegram et Instagram pour « pornographie infantile ». Victoire : la loi contre le revenge porn est passée au Parlement roumain en début d’année. Il reste maintenant à la faire appliquer. C’est ça le véritable problème.

En 2022, Filia a organisé un live TikTok sur le revenge porn : un demi-million de personnes l’ont suivi. « On a reçu des dizaines de coups de téléphone et des centaines de messages de gens demandant de l’aide, dont des habitants de petits villages isolés, des personnes quasi analphabètes qui sont allées à la police, qui leur a répondu qu’elle n’avait pas autorité pour s’occuper de ça... Dans la société, chaque fois qu’une personnalité parle en public de ce dont elle a été victime, elle est blâmée, accusée, tenue responsable. On n’est pas encouragées à parler », rappelle-t-elle. « C’était dur pour moi de parler de ce qui m’est arrivé, donc je comprends. »

Le fardeau de l’expérience

En effet, Andrada Cilibiu a le fardeau de l’expérience. Comme quasiment toutes les femmes, mais pour la plupart cela reste enfoui, caché, balayé, bloqué. Pour toutes celles qui ne le peuvent pas, Andrada accepte de nous faire le curriculum des violences qu’elle a subies. « La première fois que j’ai été en contact avec des violences domestiques, c’était dans ma propre famille », confie-t-elle, préférant ne pas s’étendre sur les détails, qui restent douloureux. Elle avait six-sept ans.

Après les violences domestiques, on passe aux violences sexuelles. « C’est choquant l’âge à partir duquel les violences sexuelles ont été normalisées pour moi, par la force des choses », dit-elle. « J’avais sept ou huit ans quand, pour la première fois, un homme s’est masturbé en face de moi. Ensuite, ça a été de pire en pire. »

Bullying et harcèlement sexuel à l’école : « J’étais révoltée que les adultes autour ne fassent rien ». De ses camarades de classe lui agrippant les seins et l’insultant, jusqu’aux inconnus dans la rue essayant de la toucher, la suivant avec leur voiture, lui « disant des choses », se masturbant en face d’elle dans l’espace public, dans les transports... « Je crois que j’ai eu le plus peur les fois où j’étais suivie. C’est arrivé plusieurs fois, et le fait qu’ils sachent où je vivais, c’était effrayant. Je me souviens un jour d’être rentrée dans ma chambre après avoir été suivie par cet homme depuis le centre-ville de Piatra Neamț [sa ville natale], regarder par la fenêtre et le voir en train d’essayer de comprendre la disposition de mon immeuble. » Elle avait douze, treize ans.

À quatorze ans, elle commence le lycée ainsi que « [sa] propre relation toxique » avec un garçon de 19 ans qui vivait à Bucarest et entrait à l’université. « C’était une relation longue distance, on se parlait au téléphone tous les soirs, et tous les soirs il me disait que j’étais ’une pute’, qu’il avait des gens à Piatra Neamț pour me suivre et voir tous mes faits et gestes, donc que je devais lui dire ce que je faisais... » Elle est restée quatre ans dans cette relation, une période de harcèlement psychologique et émotionnel qui l’a « détruite ». « Je mettais mon alarme toutes les 30 minutes le soirs- et la nuit pour pouvoir lui répondre parce que je savais qu’il s’énerverait si je ne lui répondais pas assez vite, donc ça m’empêchait de bien dormir, j’allais au lycée très fatiguée. Je pleurais beaucoup tous les jours, parfois jusqu’au point de vomir. » Ses parents ne comprenaient pas et chaque fois qu’elle pleurait, son père lui disait qu’il allait lui « donner une véritable raison de pleurer »...

La vie m’a appris qu’il faut se confronter aux choses.

Le harcèlement de rue continue. Un jour, un homme essaie de la déshabiller en pleine journée, près d’une station de taxi, après quoi il se moque d’elle et de la façon dont elle est habillée. « Chaque fois que quelque chose comme ça m’arrivait, je n’en parlais ni à mes parents, ni à mes amis, je l’enterrais au fond de moi, je me disais que je devais faire quelque chose pour provoquer tout ça. Qu’est-ce que je fais de mal ? Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ? » C’est un mécanisme désormais connu dans les violences sexuelles : c’est la victime qui ressent la culpabilité, non l’agresseur.

À 18 ans, elle réussit enfin à s’extraire de sa relation toxique, déménage à Bucarest, où elle se sent plus en sécurité que dans sa petite ville natale, car il y a plus de monde dans les rues. Elle entre à l’université (elle est aujourd’hui en master et pense faire une doctorat). Sa première relation sexuelle n’a pas lieu avant le début de sa vingtaine. Elle rentre d’un voyage d’études de six mois en Italie et se dit qu’elle doit « se reconnecter avec [sa] sexualité ». Elle décide de se mettre sur une application de rencontres où elle rencontre plusieurs personnes (filles et garçons), et a rapidement sa première expérience de stealthing (retrait du préservatif pendant l’acte). « J’ai réalisé au moment où il l’a fait. Je me disais, Andrada, ce n’est pas normal ce qui se passe, il faut dire quelque chose. Mais je n’y arrivais pas, j’étais pétrifiée. Je n’ai pas réussi à lui parler après. » Elle avait 20 ans, il en avait 40, divorcé, deux enfants. Elle réussit à lui en parler deux ans après, elle lui écrit sur Facebook. « La vie m’a appris qu’il faut se confronter aux choses. J’étais trop gentille je crois, non conflictuelle, endossant une partie de la faute sur moi, parce que j’avais cette culpabilité. Et il a répondu : ’Nous aurions dû faire plus attention’. ’Nous’, pas ’je’. Cet homme m’a au passage refilé le HPV. »

Elle s’engage à Centrul Filia en 2018, d’abord comme bénévole. Dans l’histoire du féminisme en Roumanie, nous sommes 18 ans après la toute première manifestation, en réaction à la publication par le célèbre magazine Playboy Romania d’un article titré « Comment battre sa femme sans laisser de traces », en avril 2000. Andrada avait deux ans à l’époque, elle en a 20 quand elle débute sa carrière militante. Un an plus tard, l’affaire Caracal explose au visage de la Roumanie. Ce qui est arrivé à Alexandra, une adolescente de quinze ans kidnappée, violée et assassinée avant que son corps ne soit brûlé par son agresseur, choque d’autant plus le pays qu’avant sa mort, elle avait réussi à appeler à plusieurs reprises le 112, le numéro d’urgence. En vain, les autorités étant trop négligentes et inefficaces pour la localiser et la secourir à temps. « Depuis Caracal, rien n’a vraiment changé en Roumanie », tient-elle à souligner.

J’ai essayé de ne pas lui montrer que j’avais peur.

Deux jours après l’affaire, Andrada commande un taxi pour un trajet à Bucarest. Le chauffeur vient avec une autre voiture qu’indiquée sur l’application Bolt. « Je suis entrée dedans sans vraiment regarder le numéro d’immatriculation, première erreur, et je me suis assise devant, seconde erreur », se souvient-elle. Le chauffeur commence à lui dire : « Qu’est-ce que ça ferait si je te touchais, là ? Qui est-ce qui viendrait pour intervenir ? Tu as vu aux informations que personne n’est venu pour aider cette fille. Qu’est-ce que tu ferais ? » Andrada a répondu qu’elle appellerait la police. « Pendant ce temps-là, je regardais mon téléphone, je voyais que je n’avais plus beaucoup de batterie », raconte-t-elle. Le chauffeur insiste : « La police ne viendra pas, ils ne sont pas venus pour cette fille à Caracal, et l’homme l’a tuée, qu’est-ce que tu ferais, tu sauterais par la fenêtre ? Personne ne le saurait si je te faisais quelque chose. » Pendant qu’il parle, Andrada écrit à sa meilleure amie, lui dit où elle est et lui décrit l’homme. « J’ai essayé de ne pas lui montrer que j’avais peur. Quand on est arrivé à 2 km de ma destination, chez moi, heureusement dans le centre-ville, je lui ai demandé de s’arrêter et j’ai terminé à pied. J’ai contacté Bolt pour le signaler, mais c’est leur intelligence artificielle qui m’a répondu. Ils ont seulement réagi quand j’ai écrit sur Facebook et que c’est devenu viral. Là, ils m’ont contactée et ont demandé de leur raconter ce qui s’était passé. » Andrada est consciente qu’elle est « privilégiée », car elle sait ce qu’elle doit faire dans une telle situation, est capable de reconnaître la nature du danger, comment utiliser ces informations et comment les faire sortir. « Imagine ce serait arrivé à l’Andrada de quatorze ans... »

« Je crois que plus je vieillis, moins je suis victime de trucs comme ça, surtout de la part d’inconnus dans la rue. Ce sont les adolescentes qui subissent. Aujourd’hui je suis plus âgée, j’ai l’air moins vulnérable », estime-t-elle.

Mais il y a encore des moments difficiles. Outre les dizaines d’hommes la sifflant ou la harcelant légèrement dans la rue, il y a ceux qui essaient de la toucher (« les hanches, le cul, les seins ») quand elle sort danser. « Si je sors m’amuser sans ami garçon avec moi, c’est harcèlement assuré à 100%. »

Elle essaie de ne pas se sentir coupable de la façon dont elle s’habille, si elle révèle trop. « Mais je me mets en danger, j’en suis consciente, parce que je ne suis pas invisible. » Ses amis la considèrent téméraire, voire imprudente. Comme toutes les femmes, elle doit arbitrer entre exercer pleinement sa liberté et se protéger de potentiels dangers. Sa meilleure amie a sa géolocalisation en direct tout le temps. Téméraire peut-être, mais pas inconsciente.

Andrada Cilibiu.
© Florentin Cassonnet / CdB

Aujourd’hui, personne n’irait critiquer une personne noire de peau pour son activisme anti-raciste. Pourtant, les féministes de Roumanie et d’ailleurs sont souvent critiquées pour la cause qu’elles défendent. C’est parce que les violences et traumatismes qu’elles ont subi sont largement invisibles et souvent trop intimes et douloureux pour être rendus publiques. « L’activisme, pour nous, c’est thérapeutique. C’est un moyen de sortir des traumatismes, de la colère, de tout ce qu’on voit chaque jour. » Sortir du traumatisme, transformer la colère en actions et se rendre justice. Car jusqu’à maintenant, aucune institution ne fait le boulot comme il faudrait.

À la fin, on finit par comprendre comment elle arrive à faire tout ce qu’elle fait. C’est l’énergie de la révolte.

Ce reportage est publié avec le soutien de la fondation Heinrich Böll Paris.

Notes

[1Qui compte neuf employées à plein temps, quatorze collaborateurs dans l’équipe technique et 30 bénévoles.

[2Qui compte neuf employées à plein temps, quatorze collaborateurs dans l’équipe technique et 30 bénévoles.