Grandes plumes des Balkans à (re)découvrir (3/5) | « Le Roman de Londres » de Miloš Crnjanski, un goût d’ailleurs

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C’est un classique de la littérature serbe. Le Roman de Londres suit le destin d’un couple russe exilé à Londres après la Seconde Guerre mondiale. Errant dans une ville qui les ignore, le prince Repnine et son épouse Nadia s’efforcent d’exister... Miloš Crnjanski conte avec maestria le destin des déracinés et réinvente la langue.

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Par Nikola Radić

Document militaire austro-hongrois du jeune Miloš Crnjanski
DR.

Côtes d’Armor, après-midi, vent âpre, ciel gris-bleu indécis, la Manche ridée. De l’autre côté de l’English Channel, Londres. Celle dont je rêvais môme en Serbie devant mes manuels d’anglais, sitcoms et sketchs télévisés britanniques. Only Fools and Horses, Mr. Bean, le British English, l’humour anglais, Piccadilly Circus, Westminster... On m’a souvent invité dans la capitale anglaise - une parente éloignée, des amis musiciens – mais jusqu’à présent, je n’y suis jamais allé.

La pluie s’abat sur la Bretagne, me rappelant que je suis si près de la Grande-Bretagne et si loin de la Serbie, le pays où je suis né. Et celui où est aussi né Miloš Crnjanski, le père de l’avant-garde littéraire serbe, celui qui a su, mieux que quiconque, apprivoiser notre langue slave, tout en lui insufflant un lyrisme inédit et une remarquable modernité. Crnjanski fut un homme aux mille vies : il a combattu sur le front galicien dans les rangs austro-hongrois, fut tour à tour enseignant, diplomate et journaliste, parcourant l’Europe de long en large. De 1941 à 1965, il vécut avec sa femme à Londres où il fut, en tant que journaliste-dissident, obligé d’accepter des emplois alimentaires. C’est là aussi qu’il a écrit le magistral Roman de Londres, « à une époque où [sa] femme (Vida Ružić) et [lui étaient] très proches du suicide ».

Le protagoniste du roman, Nikolaï Repnine, c’est un peu la figure de tous les émigrés, des expatriés, des déracinés. Un peu moi, un peu vous qui vivez « ailleurs », mais c’est surtout Crnjanski lui-même. Repnine, cet ancien officier tsariste russe, ce quinquagénaire au physique imposant est « apparenté à la famille princière des Repnine ». Sa femme, Nadia, de dix ans sa cadette, est fille de général. Ils ont parcouru le monde, de Constantinople au Portugal, en passant par Athènes, Prague, Milan ou encore Paris, avant de se retrouver à Londres après la Seconde Guerre mondiale avec les corps démobilisés d’officiers polonais. Russes ou Polonais, pour les Anglais, c’est du pareil au même. Ils se demandent pourquoi tous ces silly Polacks, ces « cinglés de Polacks », ne rentrent pas dans leur pays maintenant que la guerre est terminée au lieu de voler leurs emplois. Premières résonances avec notre époque.

Outre le déracinement, il y a aussi le déclassement. Nikolaï et Nadia vivent dans une banlieue maussade avec des « cols blancs », dans des pavillons « qui ressemblent à des poulaillers ou à des colombiers ». Ils sont comme enterrés vivants dans le lit-cercueil de leur maison-tombeau. « Ils ne sont plus des vivants, pour ainsi dire. » Nadia fabrique et vend des poupées, Nikolaï, qui parle « toutes les langues du monde », aura tout fait au gré de leurs déplacements : traducteur, musicien, dessinateur, moniteur d’équitation... À Londres, il devient employé de bureau d’un magasin de chaussures belge. La descente est symbolique : aux contrées vastes de sa Russie s’oppose le monde souterrain des magasins aux odeurs de pieds. Encore et toujours sous la terre.

L’auteur de Migrations met en lumière le sort des perdants de l’Histoire. La Russie de Repnine n’est plus qu’un fantasme, le passé glorieux est révolu. C’est pourquoi Repnine ne cessera d’entretenir une polémique imaginaire avec Napoléon : lui, l’oublié de l’Histoire, méprise ceux que l’Histoire retiendra comme de grands hommes. Repnine est impuissant face au mercantilisme londonien de l’après-guerre qui transforme « les soldats, ces sans-toits, en membres utiles de la société ». Ceux qui, comme Repnine, ont combattu aux côtés des Anglais, sont maintenant maçons, cordonniers, mineurs ou bouchers. Pire encore, ils lavent la vaisselle de leurs anciens alliés de guerre. C’est « un monde ignoré » au beau milieu de cette métropole qui avance à grands pas vers la modernité. « Il va falloir nous accoutumer à l’idée d’être seuls, tout seuls, sur cette île déserte peuplée de cinquante millions d’hommes et de femmes », lance Repnine en faux stoïque. Mais peuvent-ils vraiment maîtriser le mal du pays, cette impuissance en terre étrangère ? S’habituer à la solitude et à l’humiliation ? Et à cette pluie sans fin...

Le Roman de Londres a trois personnages principaux. Nikolaï, qui est tristesse, fureur, lassitude, ce « fatalisme slave enraciné », pour reprendre les propos d’un certain Lucien Ginsburg alias Serge Gainsbourg, fils d’émigrés russes né en France. Nadia, comme son nom le suggère, est espoir, bonté, « désir de gaieté ». Et puis, il y a Londres, lieu où le « bonheur humain est dans l’argent », où le commerce fait figure de religion. La riche et moderne métropole de quatorze millions d’habitants a un « cœur de pierre » pour les pauvres. Rien à voir avec les cartes postales et les images de mes manuels d’anglais. Ville-requin, ville-pieuvre, « sphinx incommensurable », elle étouffe le couple « comme un serpent ». Elle est, pour Repnine, « moisissure », « pourriture ».

Miloš Crnjanski et sa femme Vida Ružić
DR.

L’Angleterre assoiffée de progrès, avec ses stations balnéaires, ses clubs mondains et ses bank holidays, force ses citoyens à suivre leur routine quotidienne comme des robots, à se presser comme des esclaves égyptiens (aucune comparaison n’est gratuite chez Crnjanski). « Mais est-ce ça le progrès de l’humanité ? », se demande cet étrange et arrogant érudit russe. « Cette vie (...) n’a aucun attrait ni aucun sens », rétorquera-t-il plus tard.

Méphistophélès de la modernité

Il serait pourtant très réducteur d’en rester à la dichotomie Est-Ouest, au dépaysement d’un immigré de l’Est en détresse en Occident, comme l’a trop souvent fait la critique occidentale avec les lettres est-européennes. Non. Le Roman de Londres n’est pas un simple journal d’un exilé ni une « fresque historique ». Par le biais d’un protagoniste en tous points symbolique, l’écrivain serbe signe une œuvre explicitement philosophique avec une riche intertextualité. S’y côtoient Lord Byron, Platon et Racine, Faust, le Docteur Faustus, Guerre et Paix, les Frères Karamazov...

Autant d’interlocuteurs pour appuyer un récit qui va au-delà d’une histoire d’émigration : le parcours d’un héros néo-romantique aux prises avec la modernité, incarnée en la figure du « diable de la transparence » [1]. Le diable s’immisce rapidement dans le récit. Une métamorphose s’opère en Repnine, le plongeant dans une crise ontologique. Le suicide devient son épée de Damoclès. « Les personnes déplacées vieillissent vite ». Les gens passent à côté de lui et Nadia comme on passe à côté d’un noyé. La force invisible du « diable de la transparence » donne à Repnine une barbe triangulaire, le dote d’un rire diabolique. Méphistophélès guette inévitablement dans un pays qui a fait du commerce et d’une modernité sans limites son credo. C’est là que se joue tout le drame de ce chef-d’œuvre.

Pour destituer le mythe libéral, Crnjanski fait appel, bien entendu, à la puissance et au lyrisme de son langage, mais aussi à la polyglossie, ponctuant son texte (originalement en serbe) de mots et phrases en russe, anglais, français. Dans le « polylogue culturel » [2] de Crnjanski, chaque langue a une fonction propre. Les formules de politesse sont souvent citées en anglais, comme pour mieux souligner l’hypocrisie de ces phrases toutes faites et l’écart entre le langage et la réalité de la vie des émigrés. Les grands mots historiques sont souvent cités en français (égalité, fraternité, etc.), une autre langue occidentale. Le serbe est le métalangage, la langue de l’écrivain et du narrateur, même si aucun personnage ne la parle. C’est le pont entre l’écrivain et son protagoniste russe, le serbe et le russe partageant des origines slaves et l’alphabet cyrillique. La proximité de ces deux langues, essentielles pour la compréhension de l’œuvre, se perd dans la traduction française, autrement réussie, de Velimir Popović.

« Sous la neige, l’Angleterre devient la Russie » pour Repnine. Peut-être que sous la pluie, la Bretagne pourrait devenir un automne belgradois. Et que sous vos yeux, Le Roman de Londres se transforme en Roman de Paris. Ou celui d’un autre ailleurs où vous manque ce petit quelque chose que vous ne savez pas nommer.

DR.

Notes

[1Je reprends ce terme de Milo Lompar, qui l’emploie dans son étude « Crnjanski et Méphistophélès », disponible en serbe (cyrillique).

[2J’emprunte cette expression à l’article « The Cultural Polylogue of Milos Crnjanski’s Roman o Londonu (A Novel about London) » de Višnja Krstić, disponible en anglais.

[3Je reprends ce terme de Milo Lompar, qui l’emploie dans son étude « Crnjanski et Méphistophélès », disponible en serbe (cyrillique).

[4J’emprunte cette expression à l’article « The Cultural Polylogue of Milos Crnjanski’s Roman o Londonu (A Novel about London) » de Višnja Krstić, disponible en anglais.