Blog • La littérature luxembourgeoise en Bulgarie

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Un auteur luxembourgeois de langue luxembourgeoise, lauréat du Prix de littérature de l’UE en 2016, vient d’être traduit pour la première fois en langue bulgare, avant même d’avoir été traduit en français. Les transferts culturels sont un enjeu fondamental de la culture européenne.

Plusieurs écrivains luxembourgeois ont déjà été traduits en bulgare et publiés en Bulgarie, alors qu’aucun écrivain bulgare n’a encore été publié au Luxembourg. Les transferts culturels sont tributaires des lois du marché, mais aussi des politiques publiques et des initiatives privées. Gast Groeber est le premier écrivain de langue luxembourgeoise à avoir été publié en Bulgarie. La Bulgarie est un pays moyen à l’échelle de l’UE tant en ce qui concerne sa superficie qu’en ce qui concerne sa population. La promotion de l’édition bulgare de Chaque jour peut en cacher un autre, actuellement en cours, permettra à terme d’intéresser davantage de pays européens à la littérature luxembourgeoise. Ainsi, les transferts culturels entre cultures européennes commencent à se faire également à partir de L’Europe centrale vers l’Europe occidentale, et non plus seulement en sens inverse. Jusqu’ici, les « petites littératures » n’étaient diffusées dans les pays européens qu’après l’avoir été dans un pays occidental.

Gast Groeber, Chaque jour peut en cacher un autre, un livre sur les dégâts humains, traduit du bulgare par A.P. [1]

Des couches existentielles effroyables guettent derrière la candeur et la légèreté trompeuses véhiculées de prime abord par le style de l’écrivain luxembourgeois Gast Groeber, en nous rappelant à quel point la première impression peut être trompeuse et à quel point il est difficile de juger ce qui se cache véritablement derrière les visages et actes humains habituels

Antonia Apostolova, 9 avril 2019

Chaque jour peut en cacher un autre (Éditions ICU). C’est un abîme de lourdes pertes et de bilans personnels approfondis qui se cache derrière ce petit recueil de nouvelles.

Des couches existentielles effroyables guettent derrière la candeur et la légèreté trompeuses véhiculées de prime abord par le style de l’écrivain luxembourgeois Gast Groeber, en nous rappelant à quel point la première impression peut être trompeuse et à quel point il est difficile de juger ce qui se cache véritablement derrière les visages et actes humains habituels. Groeber est un maître de l’idylle lugubre (comme dans la première nouvelle intitulée Idylle villageoise).

Le fil conducteur d’ensemble qui permet l’enchaînement des neuf nouvelles du recueil, ce sont les dégâts humains ; les cicatrices de la vie qui transforment à jamais les résidents luxembourgeois (que sont l’ensemble des personnages) choisis par Groeber ; les rendez-vous de ces derniers avec le destin, manqué ou non.

Parmi les thèmes abordés, il y a le fait d’endosser la culpabilité d’autrui avec abnégation et un sens du stoïcisme, l’infidélité et l’aliénation, la violence inopinée, l’épreuve de la maladie et l’occasion de se dépouiller du superflu en soi que celle-ci représente, l’immigration et la peur de l’autre, la vie réelle en dépit de celle qu’on prétend décrire, les rituels et les blocages de la création, la mort et la perte des proches, les rêves humains de bonheur en toute simplicité.

L’une de mes nouvelles favorites du recueil – L’insoutenable pesanteur de l’attente – semble synthétiser le plus humain des états, à savoir l’attente des jugements obscurs de la vie à notre sujet, tout en étant conscient de la fragilité de notre condition de mortels. C’est un état que Groeber y a déconstruit jusqu’à ce que cela en devienne insoutenable, en lui conférant une acuité nerveuse et une conscience de chaque instant qui le compose, de chacune de nos tentatives de distractions salutaires, tentatives de jeter l’ancre et de s’agripper à l’existence pour un temps encore. Son personnage ressent physiquement dans son ventre tout ce que l’on recueille et porte en soi, à savoir une pelote de cheveux lourde comme une pierre, impossible à avaler.

Effectivement, avec un tel souci des détails, des bruits, des lumières et des mouvements du quotidien, Gast Groeber désassemble littéralement des segments du temps et des fragments de l’action dans les différentes nouvelles.

Du reste, la plupart des nouvelles ont été construites d’une manière analogue : une action avec un sujet circonscrit, temporellement délimité dans le présent, qui donne naissance à des réminiscences telles des métastases, révélant les ancrages et les pesanteurs du passé que les personnages portent en eux. Les monologues intérieurs tendus de ces derniers nous révèlent l’autre côté de l’histoire, son côté essentiel.

Le style de Groeber est allégé, simple, épuré comme une plaie, avec des nœuds latents de poéticité discrète [Ndt : sic]. Ses phrases sont souvent brèves, entrecoupées, au présent, et elles décrivent des actions simples, parfois comme des injonctions que les personnages suivent, comme dans la nouvelle susmentionnée, rédigées à la deuxième personne [Ndt : dans la traduction bulgare, mais non en luxembourgeois, où l’on a affaire à des infinitifs à valeur d’impératif] (« écoute, redresse-toi, va lentement jusqu’à la porte, commence à attendre »…). Ces phrases font naître l’impression que les personnages sont observés et suivis de près, qu’ils sont acculés et contraints par les événements, qu’ils retiennent leur respiration tendue.

Je recommande ce petit recueil, lequel pourrait nous rapprocher d’une culture peu connue chez nous, à savoir la culture luxembourgeoise.


Et une critique en ligne de Nevena Dishlieva-Krăsteva, également traduite du bulgare

Des nouvelles qui explorent le quotidien et le transforment en sujet littéraire. Par moment mélancoliques, la plupart étaient parfaitement au diapason de mes disposition d’esprit et désir de « calmer le jeu, de ralentir »… Je me suis sincèrement amusée en lisant la nouvelle intitulée Pourquoi faut-il que ça m’arrive toujours à moi ?, où un homme se révèle être un aimant pour toutes sortes de rencontres bizarres et de questions excentriques ; j’ai été intéressée par l’histoire dans les nouvelles intitulées Les mauvais moments ne sont que momentanés et Cadeaux, dans une atmosphère typiquement luxembourgeoise, inconnue pour moi ; par la philosophie de vie des personnages et les retournements de situation ; par l’écriture plaisante et maîtrisée. L’insoutenable pesanteur de l’attente m’a mise sous tension : ou diable cet homme se trouve-t-il, qu’est-ce qui lui arrive ? J’en déduis que l’auteur a de quoi être satisfait de son travail – félicitations.

La dernière nouvelle, au sujet de la jeune fille en boîte de nuit, je l’ai ruminée pendant longtemps : parfois la vie est une vraie chienne. Bon, soit, je suis bien obligée d’avouer que je n’ai pas du tout compris une des nouvelles – je ne dirai pas laquelle, car la réaction des autres lecteurs m’intéresse.

En tant qu’amatrice de nouvelles, je peux conclure que je n’en avais jamais lu comme celles-ci : leur style comporte quelque chose de particulier, d’ineffable, parfois de bizarre dans le phrasé, parfois de surprenant dans la philosophie de vie.

Mon impression d’ensemble, c’est une satisfaction à cause de la rencontre avec un auteur inconnu d’un pays qui m’est complètement inconnu.