Blog • La Roumanie face à la guerre d’à côté : impressions d’un monde qui bascule

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Quand l’impensable arrive : « Nous sommes prêts à accueillir un afflux de réfugiés venus d’Ukraine », déclarait le 9 février dernier, le ministre roumain de l’Intérieur, Lucian Bode. Au moment du déclenchement de l’invasion russe, c’est pourtant la société civile qui est à la manœuvre pour organiser l’accueil des premiers flux de réfugiés, écrit Vincent Henry [1] qui nous livre ici son témoignage et son analyse…

Le 24 février, il ne faut que quelques heures à de nombreuses organisations caritatives, associations civiques ou paroissiales et à des centaines de personnes de bonne volonté pour venir prêter main-forte aux autorités locales aux quatre points de passage entre l’Ukraine et la Roumanie. Dans les habituellement si tranquilles localités de Siret, Sighetu-Marmaţei et Halmeu au nord du pays, on installe dans l’urgence tentes et points de ravitaillement.

Les premiers réfugiés arrivent en voiture, beaucoup semblent relativement aisés. Quelques remerciements, une demande de renseignement, éventuellement une nuit d’hôtel, ceux-là sont en général en route pour l’ouest de l’Europe. En moins de deux jours pourtant, le nombre des arrivées explosent, les douanes roumaines allègent toutes les formalités mais côté ukrainien les files de voitures s’allongent sur plusieurs kilomètres, les hommes de moins de soixante ans ne peuvent plus passer.

La majorité des réfugiés sont désormais des femmes et des enfants, il y a moins de voitures, on arrive en bus, en train, on passe la frontière à pied. Ceux qui fuient l’avancée des troupes russes le long de la mer Noire rejoignent la Roumanie par le bac à Isaccea. L’hiver qui se prolonge, le froid et l’humidité du delta rendent ce passage par le Danube particulièrement éprouvant.

Pour beaucoup, la Roumanie n’est encore qu’un point de passage d’où prendre un avion, un train ou un bus pour le reste de l’Europe. Les plus chanceux retrouvent des proches venus les rejoindre à la frontière mais pour tous les autres, il faut se rendre dans les grandes villes et attendre plusieurs jours dans l’espoir de trouver un moyen de transport.

Les volontaires offrent tous leurs services dans une certaine confusion. Des femmes hésitent à monter en voiture avec des inconnus, la barrière de la langue se fait aussi parfois sentir. Les premiers appels à tempérer et à organiser l’élan de solidarité sont lancés. Il faut dresser la liste des besoins, ne pas effrayer ou perturber des personnes déjà durement éprouvées. Sur les réseaux sociaux des centaines d’offres de logement gratuit apparaissent aux quatre coins du pays, chambres, appartements et maisons inoccupés, pensions touristiques... Des personnes parlant russe ou ukrainien proposent leur aide. Dans les villes proches de la frontière, des propriétaires d’hôtels mettent leur établissement entier à disposition et ils sont vite remplis. Des listes de chauffeurs bénévoles sont dressées et diffusées. A Siret, ce sont même des compagnies de bus qui offrent le transfert gratuit vers Suceava, la ville la plus proche mais aussi vers Bucarest, à l’autre bout du pays. Pour accéder à toutes ces informations des bénévoles distribuent aux arrivants des cartes de téléphone en plus de la nourriture.

Au cours des premiers jours, l’élan de solidarité de la population et les efforts des mairies frontalières ont permis de faire face à l’urgence mais les autorités ont également renforcé leur présence faisant ainsi taire les critiques qui commençaient à leur être adressées. Aux points de passage, il y a désormais beaucoup plus de douaniers, de policiers, de pompiers, de médecins. Des camps de tentes sont installés par l’armée, les mairies mettent à disposition gymnases et salles municipales. Les premières personnalités politiques font leur apparition devant les caméras des journalistes, de plus en plus nombreux eux aussi.

Vers une nouvelle réalité

Moins d’une semaine après le début du conflit, plus de 100 000 réfugiés ukrainiens sont entrés en Roumanie. Il faut répondre à des besoins plus divers, ceux des réfugiés âgés ou malades, ceux des nombreux étudiants étrangers d’Ukraine qu’il faut conduire à Bucarest d’où ils seront rapatriés vers le Maroc, l’Inde, le Sri Lanka, le Nigéria… Pour tous, c’est maintenant l’Etat qui assure les transferts mais il faut aussi s’occuper de ceux qui n’ont plus forcément où aller.

Le 28 février, le gouvernement annonce la mise en place d’un portail d’information en ligne pour regrouper offres d’aide et informations utiles et annonce une série de mesures en faveur des réfugiés ; prolongation de la durée légale du séjour, inscription sans frais des enfants dans les écoles et des étudiants dans les universités, soins gratuits dans les hôpitaux, gratuité du transport ferroviaire, levée de toute restriction légale à l’embauche, simplification et accélération des demandes d’asile.

A Siret, Isaccea, Halmeu ou Sighet, les volontaires se relaient. Sur Internet, les offres se multiplient et se diversifient, logements, transport, vêtements, jouets, traducteurs et interprètes, aide juridique, offre d’emplois, soutien psychologique et médical ou mêmes services vétérinaires pour les animaux domestiques, compagnons d’exode de leurs maîtres.

Les passages en direction de l’Ukraine se multiplient, des camionnettes chargées de nourriture et de médicaments font la navette avec les villes les plus proches, des hommes et des femmes de la diaspora partent vers la guerre.
Les zones frontières ne sont plus les seules concernées par les évènements en cours. Partout dans le pays, des points de collecte pour les biens de première nécessité s’organisent. Les centres commerciaux des grandes villes se remplissent de clients ukrainiens. Des infrastructures publiques, gymnases ou salles des fêtes sont transformées en centre d’hébergement. Les gares vivent au rythme des flux de réfugiés. La police des transports les regroupe dans des trains en direction des grands nœuds ferroviaires. A Bucarest, Braşov ou Cluj, des équipes de bénévoles se relaient pour les accueillir. Dans ces gares métamorphosées, ils sont nourris, peuvent dormir et être soignés en attendant l’arrivée d’un train pour Budapest ou Vienne.

Plus de deux semaines après le déclenchement de la guerre, la société roumaine se découvre plutôt fière d’elle-même. Elle a su répondre avec une générosité et une humanité remarquable à cette crise majeure. L’Etat, souvent jugé déficient par ses citoyens, s’est également montré à la hauteur de l’enjeu.

Mais tous ne partent plus, le nombre de demande d’asile augmente, dans les médias, on interroge les premières embauchées ; informaticiennes, boulangères, fleuristes, coiffeuses ou comptables, il y a du travail dans un pays en déficit chronique de main-d’œuvre depuis des années. Des exemples d’accueil circulent dont l’histoire de cette femme qui prête une maison de village à une famille, la maison de ses parents récemment décédés et dans laquelle elle voulait voir « la vie revenir ».

Parmi ceux arrivés dans les premiers jours, certains sont toujours dans les hôtels des grandes villes. Sur les rives de la Tisa qui sépare l’Ukraine du nord de la Roumanie, les douaniers ont retrouvé le corps d’un homme, noyé. C’est en traversant illégalement le fleuve que certains tentent d’échapper à la guerre.

Plus de deux semaines après le déclenchement de la guerre, la société roumaine se découvre plutôt fière d’elle-même. Elle a su répondre avec une générosité et une humanité remarquable à cette crise majeure. L’Etat, souvent jugé déficient par ses citoyens, s’est également montré à la hauteur de l’enjeu. Un moment de communion rare dans un pays souvent divisé et toujours prompt à s’auto-dénigrer, une union pour conjurer une peur historique, viscérale : « Vin Ruşii », Les Russes arrivent.

Pour le moment, ce sont les réfugiés qui continuent à arriver, ils sont de plus en plus fragiles, ayant parfois vécu directement les combats. Beaucoup sont d’abord passés par la Moldavie. Après deux semaines difficiles, le flux a quelque peu ralenti, l’émotion des premiers jours est maîtrisée et l’accueil mieux organisé mais les Roumains l’ont compris, il faudra vivre dans la durée avec cette situation inédite. Le 18 mars, plus de 450 000 réfugiés sont entrés en Roumanie, plus de 100 000 y sont restés.

Et maintenant ?

La guerre en Ukraine vient bousculer un pays déjà durement éprouvé ces deux dernières années.

La Roumanie a été lourdement affectée par la pandémie de covid 19. Elle sort à peine d’une longue et invraisemblable crise politique explicable uniquement par les intérêts personnels d’une classe politique qui semble irréformable. Les ménages roumains sont fragilisés par une forte inflation et par la hausse vertigineuse des prix de l’énergie, une hausse mondiale aggravée ici par une libéralisation du marché aussi récente qu’hasardeuse.

Ces derniers mois, le mécontentement général favorisait la montée spectaculaire d’un parti d’extrême-droite europhobe, AUR. Une relative nouveauté en Roumanie, régulièrement et superficiellement perçue comme le bastion libéral de la région.

La guerre a gelé cette colère montante, comme dans toute l’Europe, le drame ukrainien a uni le pays. La confiance dans l’UE ou l’OTAN est remontée en flèche dans les sondages, les critiques acerbes contre le gouvernement et la classe politique se sont estompées. Toutefois, comme ailleurs en Europe, l’épreuve ne fait que commencer pour la Roumanie. Elle aura sans doute plus qu’ailleurs un coût pour une population déjà socialement la plus fragile de l’Union Européenne et exercera une forte pression sur les systèmes de santé, d’éducation et de protection sociale dont les lacunes sont connues et dénoncées depuis des années. Elle exigera de la classe politique qu’elle se mette enfin au service et au niveau de la société roumaine. Comme pour l’Europe, pour la Roumanie, c’est l’heure du sursaut.

Les premiers signes des défis et des inquiétudes à venir ont commencé à apparaître. Le 9 mars, la rumeur d’une très forte augmentation des prix des combustibles suffit à provoquer une véritable ruée dans toutes les stations-services du pays, les prix s’envolent effectivement avant de retomber dès le lendemain. Guerre informationnelle, simple rumeur, pure spéculation ou un mélange des trois ? L’affaire est aujourd’hui l’objet d’une enquête.

D’autres phénomènes sont également révélateurs. Depuis deux semaines, les bureaux d’état-civil ne peuvent plus faire face aux demandes de renouvellement de passeport, les cabinets vétérinaires à celles des carnets de vaccination pour animaux de compagnie, l’huile disparaît des rayons des supermarchés, les pharmacies n’ont pas de stock suffisant pour fournir à leurs clients le produit qu’ils demandent ; des pastilles d’iode. Malgré, les déclarations rassurantes des autorités, il semble qu’une partie de la population veuille éviter d’être prise au dépourvu. Au cas où…

Notes

[1Docteur en science politique, chercheur au laboratoire LIPHA Université Paris-Est Créteil, Vincent Henry est enseignant associé à l’université Babes-Bolyai de Cluj-Napoca.}