Blog • La fin d’une « exception » roumaine ? La nouvelle donne des législatives 2020

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Par rapport à la Hongrie et à la Pologne, la Roumanie semblait faire bande à part. Elle était pourtant loin d’être immune aux discours nationalistes, ultraconservateurs ou anti-européens. La particularité de ces discours est d’être très souvent dilués et diffus dans l’ensemble du spectre politique, estime Vincent Henry, doctorant en sciences politiques à l’université Paris-Est, dans cette contribution.

George Simion, fondateur de la formation d’extrême droite qui a créé la surprise le 6 décembre et qui sera désormais représentée au Parlement roumain

Le lundi 8 décembre 2020, la Roumanie se réveillait avec un nouveau Parlement. Après une campagne terne marquée par les appels insistants et inquiets du Président Iohannis à voter (tout en précisant qu’il convenait de ne pas voter pour le Parti social-démocrate, PSD), un tiers des Roumains s’est déplacé aux urnes. A la grande déception du Parti national libéral (PNL) au pouvoir, l’éternel rival, le PSD, qu’une partie de l’opinion espérait moribond, garde sa première place au Parlement avec près de 30 % des voix, devant le PNL avec 25 %. L’USR, espoir de renouveau politique aux dernières législatives, associé au mouvement Plus de Dacian Cioloş, a doublé son score par rapport à 2016 passant de 8 à 16 %, mais le charme n’y est plus. Le parti de jeunes gens enthousiastes, né des mouvements civiques de la décennie qui s’achève et dont la caractéristique initiale était la variété idéologique est devenu au fil des ans un parti de centre droit, pro-européen, progressiste et libéral. Cette métamorphose s’est faite au prix d’une longue et douloureuse séries de conflits internes, de démissions ou de mises à l’écart menées par l’équipe de son président, Dan Barna, pour se débarrasser des voix et des personnalités trop critiques souvent trop à gauche ou trop écologistes. En sacrifiant son aile gauche, l’USR-Plus a trouvé sa cohérence idéologique et son public. Ses partisans fidèles déplorent toutefois l’abstention massive de leurs concitoyens mais surtout celle de leurs anciens compagnons, ne semblant pas pouvoir comprendre que leur aile gauche-verte ne se retrouvait plus guère représentée par la direction actuelle. De son côté, l’Union démocratique des Magyars de Roumanie (UDMR) fait une nouvelle fois la preuve de sa capacité à mobiliser son électorat avec ses 6 % habituels au niveau national, atteignant 85 % des voix dans son département bastion d’Harghita [1]. Le Parti Mouvement populaire (PMP), ALDE et Pro România n’atteignent pas le seuil électoral. Leurs dirigeants, les anciens Premiers ministres Victor Ponta et Călin Popescu Tăriceanu, ainsi que l’ancien Président, Traian Băsescu, quittent donc la scène.

La percée de l’Alliance pour l’unité des Roumains (AUR)

Comme d’habitude, tout le monde a gagné ! Le PSD claironne être le premier parti du pays et réclame, de pure forme, le poste de Premier ministre, le PNL se présente en vainqueur, certain de rester au pouvoir en s’alliant avec l’USR. L’USR, cache mal sa déception et ses dissensions internes mais pose ses conditions et commence à choisir ses ministères. Quant à l’UDMR, quoiqu’il arrive, il trouvera sa place au gouvernement et dans la majorité. Mais le grand sujet n’est pas là, car l’évènement du scrutin est l’entrée spectaculaire au Parlement d’un parti que les éditorialistes et analystes abonnés aux plateaux TV n’avaient pas venu venir : l’Alliance pour l’union des Roumains (AUR), une formation qui se présente comme « radicale » et dont le slogan est « Famille, patrie, foi, liberté ». L’AUR récolte 9 % des voix. Le choc passé, les qualificatifs fusent ; un parti extrémiste, ultra-nationaliste et anti-européen, des légionnaires, des ultra-orthodoxes, des illuminés anti-masques, des « complotistes »…

Quand la Roumanie cesse d’être l’« île d’europhilie dans une mer eurosceptique » tant louée

L’entrée de l’AUR au Parlement de Bucarest met fin à un mythe largement véhiculé en interne mais aussi par les médias internationaux surtout depuis les grandes manifestations contre la corruption de 2017-2018. La Roumanie n’aurait pas été seulement cette « île de latinité dans une mer slave » mais aussi, plus récemment, une « île d’europhilie dans une mer eurosceptique », un pays hermétique au recul démocratique centre-européen, insensible aux sirènes populistes… Fort de cette réputation, le Premier ministre Ludovic Orban, en visite en France quelques jours avant les élections, adressait ce message à son homonyme hongrois, prénommé Viktor : « La Hongrie et la Pologne ne peuvent pas s’exprimer au nom de toute l’Europe centrale » [2].

L’irruption de l’AUR dans le paysage vient donc casser cette belle vitrine. La vraie surprise n’est cependant pas son apparition mais sa venue tardive sur la scène politique.

L’échec du référendum sur la famille traditionnelle : n’est pas Viktor Orban qui veut !

Si l’AUR a réussi, sans leader connu, à passer sous les radars des analystes patentés, c’est qu’il est parvenu à catalyser des opinions bien ancrées dans le débat public roumain et largement répandues dans les principaux partis politiques. La Roumanie est loin d’être immune aux discours anti-système, nationalistes, ultraconservateurs ou anti-européens. La particularité roumaine est que ces discours sont très souvent dilués et diffus dans l’ensemble du spectre politique.

Le PSD le cachait mal, depuis le fameux slogan « Fier d’être roumain » de Victor Ponta en 2014 jusqu’aux années Liviu Dragnea, de 2016 à 2019, avec ses attaques contre une Union européenne trop intéressée à son goût par le fonctionnement de la justice, contre les multinationales et les partisans de Soros manipulés ou encore avec sa défense de la souveraineté du peuple roumain et de ses valeurs éternelles. L’échec retentissant du référendum sur la famille traditionnelle, invalidé à cause d’une participation trop faible, a été perçu comme un signe de libéralisme sociétal à Bruxelles. A vrai dire, si les Roumains s’en sont détournés, ce n’est pas par souci des droits des minorités sexuelles, mais parce que le référendum a été perçu comme le « référendum de Dragnea », soit une tentative de détourner l’attention des problèmes judiciaires du leader social-démocrate. Des partis d’opposition, dont le PMP de Băsescu, et de nombreux intellectuels conservateurs tels que Teodor Baconschi et Marian Papahagi déplorèrent que la cause ait ainsi été gâchée ; pour sa part, l’européaniste PNL de Ludovic Orban avait courageusement choisi de « laisser décider » ses partisans. N’est pas Viktor Orban qui veut.

« Que dire de la promotion ad nauseam d’un folklore frelaté ou de ces intellectuels conservateurs, en croisade sur Internet contre les « progressistes » et autres « sexo-marxistes »...

Le virage eurosceptique raté du PSD a permis au PNL de reconstruire, à peu de frais, l’image d’un parti europhile, libéral et moderne. C’était faire peu cas, entre autres, d’un népotisme qui n’a rien à envier à celui du PSD, des éructations de ses parlementaires sur les « assistés sociaux », les « paresseux et les fainéants », des déclarations anti-Roms du maire, certes flottant d’un parti à un autre, de Tîrgu-Mureş, ou des réguliers coups de menton cocardiers de certains leaders national-libéraux.

Plus largement, que dire des manifestations à l’occasion du centenaire de la Grande Roumanie, mal piloté par la ministère de la Culture, où tous les partis ont communié dans des litanies pleines de pathos et des spectacles « historiques » patriotards ? Que dire de la promotion ad nauseam d’un folklore frelaté ou de ces intellectuels conservateurs, en croisade sur Internet contre les « progressistes » et autres « sexo-marxistes » mais en pâmoison pour l’œuvre du Président Trump. Que dire enfin de tous ces « Ils » du débat public, ces mystérieux Ils » qui bloquent l’accès des produits roumains aux supermarchés, qui ont détruit l’industrie, qui nous commandent, qui nous empoisonnent, qui viennent nous exploiter, qui nous considèrent comme des esclaves, etc.

Ce mélange de perceptions, de discours et d’idées découle en bonne partie directement des années Ceauşescu, puis de cette zone trouble du post-communisme roumain, point de rencontre entre réminiscences de la Securitate, affairisme, nationalisme romantique et paranoïa. Jusqu’à l’adhésion de la Roumanie à l’UE, il a été porté d’une façon ou d’une autre par le barde enflammé Adrian Păunescu, par le tribun-mitrailleur Vadim Tudor, candidat au second tour des présidentielles de 2000 ou par le tricolore Gheorghe Funar, maire pendant douze ans de l’européenne et cultivée ville de Cluj, par l’inénarrable Gheorghe Becali, son parti Nouvelle Génération et son désir de « chasser le diable de Roumanie ». Ces personnages baroques de la transition roumaine se sont peu à peu éteints ou se sont faits un peu plus discrets mais les idées qu’ils véhiculaient n’ont pas disparu.

Le « populisme flottant » à l’œuvre en Roumanie

Après l’entrée dans l’UE, ce n’est pas vers les sciences politiques qu’il faut se tourner pour comprendre le populisme roumain, mais vers la chimie : sans porte-parole clair, ni cadre, ce populisme s’est dilué mais il précipite de temps en temps. Pour cela, il faut que des conditions soient remplies : un moment de crise, un vecteur de diffusion et un alchimiste. En 2012, les conséquences de la crise économique et le crépuscule de l’ère Băsescu ont permis au délirant propriétaire et animateur de la télévision OTV Dan Diaconescu et à son Parti populaire Dan Diaconescu (PPDD) d’obtenir 12 % des voix aux élections législatives. Les ennuis judiciaires et le dépeçage du PPDD qui s’ensuivit illustre le principe de ce populisme flottant, les hommes et les idées du PPDD n’ont pas disparu, ils se sont dissous dans les partis « responsables ». Le Parti Roumanie unie (PRU) de Sebastian Ghiţă et România TV n’ont pas pu reproduire la même expérience, pas plus que Gabriel Oprea avec son Union nationale pour le progrès de la Roumanie (UNPR), ni même, dans une certaine mesure, Train Băsescu avec son Parti Mouvement populaire. Pour eux, manquait l’agent précipitant ; le « moment » n’était pas encore venu.

L’année 2020 a permis à l’expérience de se renouveler car la crise sanitaire a offert ce moment à saisir. Au printemps, comme ailleurs, le gouvernement roumain s’efforce de contrôler au mieux la situation mais il ne peut cacher ce que la crise met en évidence : les insuffisances des systèmes de santé et d’éducation, les inégalités économiques et sociales chroniques, les errements administratifs. Le confinement crée aussi de nouvelles difficultés en touchant deux totems de la société roumaine, la diaspora et l’Eglise.

Le clivage au sein de la diaspora à l’heure de la pandémie

La diaspora est frappée de plein fouet par la crise mais c’est surtout sa partie la plus fragile qui en souffre ; les contractuels de chantiers, les travailleurs agricoles saisonniers, les chauffeurs, les aide-ménagères, celles et ceux pour qui l’« Europe » n’est pas « un moyen de se réaliser ou d’exploiter son potentiel » mais pour qui elle est synonyme de gagne-pain souvent pénible, d’un fréquent sentiment d’humiliation, de familles déchirées et d’espoir confus de revenir un jour s’installer dans une maison trop grande construite au gré de l’argent économisé. Nombre des membres de cette frange de la diaspora se sont retrouvés coincés aux frontières entre mars et fin mai, mis en quarantaine une fois la frontière franchie, souvent sans couverture médicale et parfois regardés comme porteurs de virus par leurs concitoyens. Une fois rentrés, certains ont dû repartir car rien ne les attendait en Roumanie. En plein confinement, il y eu à intervalles réguliers des bousculades dans les aéroports désertés quand un charter allemand venait embarquer ramasseurs d’asperges ou ouvriers d’abattoirs. Images désastreuses, scandales, on s’intéressa à ces Gastarbeiter et à ces badanti, à leurs conditions de travail et de logement. Une autre image de la Roumanie dans l’Europe, une autre vision de la diaspora. La diaspora bien intégrée, celle dont on est fier, n’a pas eu à revenir en Roumanie au printemps 2020, sauf peut-être pour les fêtes de Pâques.

L’autre vache sacrée touchée par la pandémie fut l’Église orthodoxe. La pandémie a contraint le gouvernement à la fermeture des églises, à l’organisation des messes en plein air dans un deuxième temps puis à l’encadrement strict des fêtes pascales. Très rapidement, certains hiérarques de l’Eglise orthodoxe roumaine ont crié à l’atteinte aux libertés religieuses. A leurs yeux, la pandémie donnait l’occasion à l’Etat d’une offensive de sécularisation de la société. Comme en Occident, on voulait éteindre la lumière...

Les sibyllines prédictions du patriarche Daniel

En Roumanie, comme ailleurs, l’été a permis de souffler et comme ailleurs la « seconde vague », plus dure qu’au printemps, a ramené les restrictions : diaspora incertaine, hôteliers, restaurateurs et cafetiers sur la touche, secteur culturel plus oublié et négligé que jamais. Puis, il a fallu à nouveau se confronter à l’Eglise. Pendant les mois d’automne, la période des fêtes patronymiques et les sacro-saintes sorties de reliques ont donné lieu à des négociations âpres ; processions interdites puis vaguement autorisées mais limitées aux résidents des départements où elles se déroulaient ; intervention de la gendarmerie, gestes barrières et odeur de désinfectant sur le perron des églises. A Iaşi, le pèlerinage de la sainte Parascheva provoque confusion, bousculade et amertume. Des appels à la désobéissance sont lancés par le très controversé Teodosie, l’achevêque de Constanţa lors de la visite de la grotte de saint André, tandis qu’à Bucarest le patriarche Daniel se lance lors de la saint Dimitri dans de sibyllines et menaçantes prédictions, rappelant que le pouvoir communiste avait interdit cette même procession en 1989… Dans ces processions limitées et contrôlées des groupes d’agitateurs apparaissent, quelques coups sont échangés avec les gendarmes ; les mêmes drapeaux et slogans on les voit dans les manifestations contre le port du masque, contre la « muselière ».

On avait déjà vu ces agitateurs au printemps avec leurs grands étendards manifester en Bucovine contre les étrangers qui « exploitent les forêts roumaines » en visant les tristement célèbres massacreurs à la tronçonneuse d’une entreprise autrichienne ; un combat qui au départ avait fait la gloire des activistes de l’USR naissante, quand ses leaders ne se battaient pas pour les portefeuilles ministériels « qui rapportent » .

Dans le même temps, les réseaux sociaux s’enflamment, comme partout, « grippette », virus fabriqué en laboratoire, manipulations, antivaccins, Bill Gates, ordre mondial. Les théories des illuminés du monde entier se déclinent aussi en roumain et se combinent avec le vieux fond local. Là, encore des agitateurs, des « informés » entrent en contact avec les « citoyens tourmentés », noyautent les groupes privés, en créent d’autres, les animent, achètent des publicités, diffusent des vidéos.

Ils sont partout…

Sur les réseaux sociaux, dans ces groupes inquiets, avec les énervés du clavier, dans les évènements religieux perturbés, dans les manifestations contre la « dictature sanitaire », sur les places des petites villes, dans les réunions de la diaspora, on les retrouve partout les militants de l’AUR ! Un moment propice, un vecteur de communication et quelques leaders quasi anonymes ont à nouveau trouvé le pierre philosophale en catalysant les peurs et les colères. Parmi eux, George Simion, connu depuis des années par les seuls activistes de l’unionisme avec la République de Moldavie, des affairistes dont un des principaux financeurs de la campagne de AUR, Bobby Păunescu, un écrivain aux tendances légionnaires revendiquées et initiateur du référendum sur la famille traditionnelle, Sorin Lavric et Claudiu Tarziu, un ancien journaliste. Dans les listes électorales faites à la va-vite, on a mis ce que l’on a pu trouver ; un ancien officier de la Securitate, soupçonné d’avoir mené la répression à Sibiu pendant la révolution de 1989, des familles entières, des jeunes enthousiastes, une avocate anti-masque adepte des Daces et de YouTube, des ultras de stades de football, quelques repris de justice. L’AUR s’est trouvé un bastion local, la Moldavie, où elle pioche dans l’électorat du PSD ; en Transylvanie, c’est dans l’électorat du PNL que l’AUR prend sa part. L’abstention aidant, la voie était ouverte pour son entrée au Parlement.

Les questions qui se posent aujourd’hui sont de savoir si cette Alliance pour l’union des Roumains, l’AUR (ce qui en roumain veut dire « or »), pourra s’inscrire durablement dans le paysage politique ou si elle se dissoudra comme d’autres avant elle. Si ses discours se diffuseront et seront repris dans les partis classiques à la poursuite d’un électorat perdu ou s’ils seront au contraire enfermés, comme le mauvais génie de la lampe, dans ce nouveau parti.
L’AUR a de nombreuses fragilités. C’est un parti de circonstance, un mélange de vieux et de nouveau, de partisans de Vadim Tudor et d’écervelés d’Instagram, d’ultranationalistes lettrés et de voyous des stades, de fanatiques orthodoxes et d’anti-masques, de complotistes et de néo-légionnaires, d’opportunistes et même de certains leaders roms à l’échelle locale. Un fatras d’idées, de sensibilités, de personnalités et de motivations auquel il sera difficile de donner une cohérence. Cette alliance désordonnée peut néanmoins devenir le réceptacle d’une fierté nationale froissée, de la frustration face à une situation sociale bloquée, de la colère « antisystème » dans toutes ces expressions de la plus fondée à la plus délirante, du sentiment d’humiliation d’Européens éternellement périphériques.

Beaucoup des partisans de l’AUR ont de l’énergie à revendre. Le profil type du votant est un homme jeune ayant terminé des études secondaires. L’AUR est aussi le premier parti dans la diaspora en Italie, le deuxième en Espagne, presque partout en Europe, il a fait jeu égal avec le PNL ou l’USR. Pour ses électeurs-là, l’« Europe » n’est visiblement plus un rêve.

Vincent Henry
Cluj, le 13 décembre 2020

Notes

[1Lors des derniers recensements, 84,6 % des habitants du département Harghita se sont déclarés hongrois, 14,1 % roumains et 1,2 % roms et autres. L’UDMR a recueilli 85,7 % des voix.

[2Cf. l’entretien accordé dans Le Monde daté du 2 décembre 2020.