Blog • Il faut achever l’euro ou l’Union économique et monétaire pour les nuls

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Jean Quatremer n’est plus à présenter en France, cependant son public est plus restreint en dehors de l’Hexagone, faute de traductions de ses ouvrages dans d’autres langues. Il est l’un des rares en Europe à faire de la vulgarisation au sujet de l’Union européenne, de façon pédagogique et sur le long terme. D’une certaine manière, c’est une anomalie qu’il se soit fait un nom en tant que « Monsieur UE », comme s’il était acté que le journalisme généraliste fait l’impasse sur l’analyse approfondie des questions européennes. Comment s’étonner dès lors que le grand public connaisse et comprenne si peu le fonctionnement de l’UE ? C’est même pire : au lieu de suivre l’exemple de Jean Quatremer et d’étudier à fond l’actualité européenne en partant de ses rouages institutionnels et de sa logique juridique, certains préfèrent décrédibiliser les écrits de Jean Quatremer en les jugeant (sans les lires) à l’aune de ses prises de positions personnelles (pour au contre Emmanuel Macron : n’est-ce pas confondre le conjoncturel et le structurel ?).

Quoi qu’il en soit, on apprend énormément de choses sur le fonctionnement de l’UE en lisant Les salauds de l’Europe : Guide à l’usage des eurosceptiques (Calmann Lévy, 2017 ; édition revue et augmentée en 2019), le précédent livre de Jean Qautremer, même en ayant fait des études spécialisées. Il n’est pas jusqu’aux spécialistes qui n’omettent de relever que l’UE équivaut aux États qui la composent. Une organisation internationale ne saurait être critiquée en tant que telle qu’à condition que ses institutions (Commission européenne, Parlement européen, etc.) soient seules à décider de sa politique. Or, il n’en est rien : ce sont les chefs d’État et de gouvernements européens qui sont à la fois à l’origine des initiatives législatives (en sous-traitant le travail technique à la Commission européenne), qui constituent le législateur de l’UE (conjointement avec le Parlement européen) et qui en exercent également le pouvoir exécutif (conjointement avec la Commission européenne). Il n’y a pas de véritable séparation des pouvoirs, les États étant omniprésents. « L’Europe a voulu », « l’Europe a fait », cela veut dire ni plus ni moins que « nos gouvernements ont voulu et fait », y inclus les gouvernements des pays balkaniques qui font partie de l’UE. Qui plus est, ce sont les gouvernements et non les parlements nationaux qui légifèrent au niveau européen… Les mêmes gouvernements qui se permettent de critiquer devant leurs opinions publiques les décisions qu’ils viennent de prendre au niveau européen. Cherchez l’erreur. L’erreur est à rechercher du côté de la disparition de tout soutien politique au fédéralisme européen, lequel est devenu un gros mot que plus aucun dirigeant ni député européen n’ose prononcer. Les derniers traités européens ont renforcé le rôle des États au lieu de l’affaiblir. Partout, le nationalisme refait surface. Tout cela, on l’apprend à la lecture des Salauds de l’Europe.

Il faut achever l’euro (Calmann Lévy, 2019) complète le précédent ouvrage, en renseignant le public sur un sujet encore plus méconnu de l’opinion publique : le fonctionnement de l’Union économique et monétaire. L’auteur, juriste de formation, explique que « l’euro n’a pas résolu, comme par miracle, les problèmes économiques, mais ce n’était pas son but ». Contrairement aux idées reçues sur le prétendu rôle néfaste de l’euro, « l’inflation est maîtrisée, la stabilité financière est totale à l’intérieur de la zone euro, les crises monétaires étant devenues impossibles par définition » et la monnaie unique « permet des taux d’intérêt qui n’ont jamais été aussi bas sur une aussi longue période ». Reste cependant que l’euro a été conçu comme un projet essentiellement politique, à savoir la transformation de l’Union en fédération. Or, « sous cet angle, c’est un échec incontestable » car ce sont les États qui sont les maîtres de la zone euro et non des institutions fédérales » (pp. 630-632).

À l’heure où la Bulgarie frappe à la porte de la zone euro, il est plus que jamais temps de réfléchir à l’avenir de l’UE à plusieurs vitesses (espace Schengen, « coopérations renforcées » entre certains États, comme au sujet du Parquet européen, etc.). L’UE se voulait un dépassement du nationalisme et de la souveraineté purement nationale. On l’accuse désormais de tous les maux, au premier rang desquels de manquer de légitimité. Mais puisque ce sont les États qui la gouvernent, et non pas des institutions fédérales (il n’aura échappé à personne à quel point le Parlement européen est politiquement faible malgré son élection au suffrage universel direct, contrairement aux gouvernements nationaux, qui sont seulement désignés par les parlements nationaux), est-ce à dire que ce sont en réalité les États qui manquent de légitimité ? Ou bien seulement certains d’entre eux ? On voit bien à quel point le débat sur l’UE devient progressivement un débat sur les nationalismes européens, débat que l’on croyait enterré depuis la fin des années 1940. Le discours balkanique (voir Paul Garde, Le discours balkanique : des mots et des hommes, Paris, Fayard, 2004) n’a plus rien d’une anomalie en Europe : il en constitue l’essence même.