Guerre en Ukraine : l’exil bulgare des Bessarabiens d’Odessa

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Leurs ancêtres avaient fui l’Empire ottoman pour se réfugier en Bessarabie, cette ancienne région partagée entre la Moldavie et l’Ukraine. Aujourd’hui, les Ukrainiens d’origine bulgare trouvent un asile bienvenu dans leur patrie d’origine. Reportage.

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Par Alexandre Lévy

Des manifestations en soutien aux réfugiés ukrainiens en Bulgarie.
Alexandre Lévy

L’imposant immeuble un peu décati ne paie pas de mine, mais il a l’avantage d’être en plein centre-ville. L’appartement, lui, est tiré au cordeau : fraîchement repeint, doté d’un immense écran plat et meublé de neuf, il était prêt à recevoir ses premiers visiteurs grâce à la plateforme de location entre particuliers Airbnb. « Idéal pour une famille », peut-on encore lire sur l’annonce. Mais l’actualité en a décidé autrement : plutôt que des touristes, cet appartement du centre de Plovdiv, la deuxième ville bulgare située à environ 140 km au sud de Sofia, accueille aujourd’hui des réfugiés ukrainiens venus de la région d’Odessa. « Nous sommes six, mais on peut caser encore au moins deux personnes dans l’appart », explique Katia, 35 ans, qui fait les présentations. Elle vit ici depuis quelques jours avec ses deux enfants, Miron et Taïssia, âgés respectivement de neuf et quatre ans, sa demi-sœur Léna de 20 ans, ainsi que sa mère Irina et son compagnon Ivan.

Quelques rues plus loin, dans d’autres appartements prêtés par des Bulgares, vivent les cousines Alla et Ksenia avec leurs enfants en bas âge. « Nous ne payons rien », s’émerveille encore Katia. « Les propriétaires habitent juste au-dessus, ils viennent régulièrement nous voir et nous apportent même des friandises », poursuit-elle alors que nous prenons place autour de la table du salon. « C’est l’une des premières familles qui sont venues ici, juste après le déclenchement de la guerre. Depuis, ça ne s’arrête pas », témoigne Veronika Mironova qui dirige, avec son mari Ioura, le Centre d’aide aux Ukrainiens de la ville, une association qu’elle a créée dans les premières heures des événements dramatiques qui ont frappé l’Ukraine. Ils ont à peine la trentaine, sont eux-mêmes originaires de la même région que Katia mais vivent depuis bientôt sept ans en Bulgarie. Aujourd’hui, grâce à leur association, ils sont plus d’un millier à avoir trouvé un toit, de la nourriture, des produits de première nécessité et pour certains, un travail à Plovdiv.

Un pays pauvre, mais au grand cœur

Depuis le début de la guerre, quelque 100 000 Ukrainiens, essentiellement des femmes et des enfants, ont fui en Bulgarie, certains en transit, tandis que d’autres – plus de la moitié selon les chiffres du ministère de l’Intérieur – sont restés. Ils ne représentent qu’une petite partie des quatre millions de réfugiés que cette guerre a jetés sur les routes d’Europe, mais ils restent un défi pour la Bulgarie, toujours considérée comme le pays le plus pauvre de l’Union européenne. Certains sont logés dans des hôtels et des campings sur la côte de la mer Noire qu’ils ont connue comme vacanciers il y a quelques années, beaucoup ont trouvé asile chez des particuliers à travers tout le pays, d’autres encore dans des sanatoriums et des résidences de repos appartenant à l’État. « Un pays pauvre peut-être, mais au grand cœur », ajoute Viktoria, avant de prendre congé pour aller à la rencontre d’autres compatriotes dans le besoin.

« Nous avons eu de la chance », disent ces réfugiés qui ont à peine connu les affres de la guerre et qui ont pu sortir du pays pour se retrouver dans ce qu’ils appellent leur « seconde Patrie ». Car, comme la plupart des Ukrainiens qui ont choisi la Bulgarie comme point de chute, Katia et sa famille sont ce qu’on appelle ici des « Bulgares de Bessarabie », à savoir des descendants de ces colons slaves et chrétiens qui ont fui l’Empire ottoman au XIXe siècle pour s’installer dans ce qu’on appelait alors la Bessarabie, une région aujourd’hui partagée entre la Roumanie, la Moldavie et l’Ukraine. Ils seraient 230 000, dont plus de la moitié en Ukraine, selon les chiffres officiels, vivant entre Odessa et Bolhrad, la « capitale des Bulgares d’Ukraine ». Ils baragouinent la langue, certains sont déjà venus en Bulgarie où ils ont de la famille et des amis.

Dès le début de la guerre, l’État bulgare a tenté d’organiser leur évacuation en affrétant des bus et en envoyant des diplomates sur place, mais il a très vite été dépassé par l’immense élan de solidarité et d’empathie qu’ont soulevé ces réfugiés ukrainiens, qu’ils soient d’origine bessarabienne ou pas, chez les particuliers et les associations qui se sont aussitôt organisés pour les accueillir sur le sol bulgare. « ’Cela aurait pu être nous’, me disent tous nos amis bulgares », confirme Veronika Mironova.

« Nous avons fait nos valises et sauté dans la voiture »

Katia et Léna racontent volontiers leur fuite d’Ukraine pendant que les enfants regardent un dessin animé. Irina, la grand-mère de 55 ans, que les filles appellent « la générale », vient nous saluer aussi en esquissant un pas de danse. « Les Russes pensaient peut-être qu’on allait les accueillir avec des fleurs et des danses folkloriques », plaisante-t-elle pendant que son compagnon, Ivan, sort discrètement de l’appartement. En âge de combattre, tombant sous le coup du décret sur la mobilisation générale adopté au lendemain de l’invasion russe, il est passé visiblement entre les gouttes. « Nous avons fait nos valises et sauté dans la voiture lorsque les premiers bombardements ont commencé dans la nuit. Le lendemain, nous étions à la frontière avec la Roumanie, le décret n’était pas encore prononcé », raconte-t-elle. Par chance aussi, Léna, étudiante à Kiev, était en visite chez sa grand-mère à Izmail, dans le sud-ouest du pays, tout près de la frontière roumaine et a pu la prendre en route, avec « pour seuls vêtements ce qu’elle avait sur son dos ». Toutes ses affaires, diplômes et autres papiers, sont restés à Kiev.

Katia et Léna dans l’appartement mis à leur disposition.
Alexandre Lévy

Le départ, une semaine plus tard, de Katia et de ses deux enfants a été beaucoup plus compliqué. « D’Izmail, j’ai marché à pied jusqu’à la frontière, avec les deux petits et les valises à roulettes. Puis, nous avons pris le ferry pour traverser le Danube, avant de dormir dans des tentes de la Croix-rouge roumaine sur l’autre rive ». Irina et Ivan sont venus les chercher quelques jours plus tard. Aujourd’hui, ils sont enfin réunis ici, à mille kilomètres de leur maison, à la fois si proche et si loin… Tous ? Le regard de Katia se voile, elle monte le son de la télé pour que ses enfants n’entendent pas : « On a laissé leur papa à l’hôpital d’Odessa. Il est malade du cancer, il a besoin de soins quotidiens. On ne sait pas si on le reverra », glisse-t-elle. Il y a encore quelques jours, ils étaient à son chevet ; c’est lui qui a insisté pour qu’elle parte avec les enfants.

« Nous vivions tellement bien là-bas »

En attendant, leur vie ici est encore pleine d’incertitudes : combien de temps pourront-ils bénéficier de l’hospitalité de leurs hôtes, vont-ils opter pour le statut de réfugiés, trouver du travail ?... À les écouter, une chose est sûre, ils rentreront dès que possible en Ukraine. « C’est maintenant que l’on réalise combien notre vie était bien là-bas », dit Katia, même si toutes disent se sentir « comme un poisson dans l’eau en Bulgarie ». Même religion, langue et mœurs proches, gens accueillants…Katia s’émerveille même des rues défoncées et des façades décrépites des barres d’immeubles de Plovdiv. « Comme chez nous… », sourit-elle. Seule la mer, qu’elle voyait de son balcon à Odessa, lui manque. Terriblement.