Blog • Catherine Durandin : « Roumanie, quelle crise pour quel avenir ? »

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La crise ouverte par les manifestations contre la corruption du début de cette année en Roumanie est moins d’ordre économique que de nature idéologique et politique. Fondamentalement, il s’agit d’une crise identitaire liée à un besoin de refondation, de rupture enfin radicale, avec le passé. Mais, de cette rupture, les laissés-pour-compte de la croissance, les pauvres des zones rurales aux infrastructures défaillantes, les personnes âgées aux retraites insuffisantes, les jeunes sans formation, ne la veulent pas. L’analyse de Catherine Durandin [1].

La nuit vous nous avez volé la dignité [l’ordonnance 13 a été adoptée au cours de la nuit]

Par à coups, ponctuellement, la Roumanie se retrouve en pleine médiatisation.

Tel fut le cas en 1988-1989 avec un chef d’État, à la tête de la présidence de la République et du parti communiste, Nicolae Ceauşescu, dénoncé dans certains hebdomadaires français comme le Dracula des Carpates. Tel fut le cas, fin décembre 1989, en pleine fête de Noël, la Roumanie nous proposait une révolution filmée, le jugement par un tribunal révolutionnaire du tyran et son exécution précipitée avec celle de sa femme Elena. Des images émouvantes de jeunes gens tombant sous les tirs des canons des tanks, sous les balles des snipers, un charnier de 6 000 corps, cadavres empilés dans un cimetière populaire de la ville de Timisoara où s’étaient déclenchées les premières manifestations, montage macabre. Un Ceauşescu que le tribunal révolutionnaire accusa de « génocide » du peuple roumain.

Avec les évènements inattendus de fin janvier et février 2017, c’est-à-dire des manifestations de foules importantes, quotidiennes, à Bucarest et dans de nombreuses villes du pays, dirigées contre la corruption, en faveur d’un grand nettoyage, nous sommes, semble-t-il, loin des faits et des images de décembre 1989. Et toutefois, nous découvrirons une articulation du sens entre 1989-1990 et janvier-février 2017. L’héritage des privilèges et des arrangements dans les coulisses de la société communiste, celui du chaos capitaliste sauvage des années 1990 pèse encore. Un chaos de ces années-là qui a d’abord profité aux anciens dirigeants : ils possédaient des capitaux, ils avaient les contacts extérieurs, la connaissance des marchés - la Roumanie s’est ouverte au commerce et aux échanges avec les Occidentaux dès la fin des années 1950, avec la RFA, la Grande Bretagne et la France - ils avaient bénéficié, pour les plus hauts placés dans les familles de la nomenklatura, d’enseignements d’excellence à l’Institut Stefan Gheorghiu qui formait les cadres du parti et les dirigeants de la Securitate. Ils avaient reçu ou délivré des enseignements en Occident, ce fut le cas, en France, pour les futurs Premiers ministres de Ion Iliescu Petre Roman à Toulouse et Adrian Năstase à Strasbourg. Ils avaient bénéficié de séjours d’étude, ce fut le cas du ministre socialiste de la Défense du président Iliescu, Ion Mircea Pascu aux États-Unis. Ils connaissaient les langues étrangères et avaient été sensibilisés aux codes de comportement occidentaux. Cet enrichissement hâtif a contribué à la fois au développement des fortunes de ces anciens ainsi qu’à l’émergence des nouveaux riches accaparant une partie des trafics des années 1990, drogue, proxénétisme, commissions juteuses lors de la négociation de contrats d’armements dans les télécommunications de l’armée en particulier, détournement de l’embargo sur le Danube lors de la guerre de Yougoslavie. Ces années ont laissé un goût amer, un malaise de longue durée, tel un passé qui ne passe pas.

« La Roumanie a droit au Droit »

Surprise de janvier - février 2017. Rappelons les faits : le gouvernement dirigé par un socialiste Sorin Grindeanu du parti social-démocrate, (PSD), héritier des socialistes qui ont rallié Ion Iliescu, le premier président issu du suffrage universel en mai 1990, présente, via une déclaration du ministre de la Justice Florin Iordache le 31 janvier à 22h une ordonnance, l’ordonnance 13, visant à dépénaliser un certain nombre de malversations, trucages électoraux, abus de pouvoir etc… L’argument avancé pour légitimer cette mesure est que les prisons sont surpeuplées, qu’il faudrait libérer 2500 détenus, et qu’après tout, la dépénalisation ne s’appliquerait qu’à des délits dont les dommages ne se chiffreraient pas au-delà de 44 000 euros. Le contenu du message, l’heure tardive de la déclaration du ministre de la Justice, ébranlent l’opinion.

Alors sur le champ, au nom de la Justice à exercer, de la lutte contre la corruption, des dizaines de milliers de citoyens en colère rejoignent à Bucarest la Piata Victoriei (place de la Victoire) face au bâtiment de l’administration centrale pour réclamer l’abrogation de l’ordonnance et la démission du gouvernement composé d’une alliance de socialistes (PSD)et de libéraux dissidents du parti libéral conduits depuis 2015 sous le sigle Alde par Călin Popescu Tăriceanu, président du Sénat. L’ampleur de la mobilisation surprend, sa durée, janvier, février, début mars encore est inhabituelle : Bucarest vient en tête du mouvement, mais Iaşi, Braşov, Timisoara, Cluj ou Sibiu s’émeuvent et ne sont pas en reste. La détermination des manifestants qui reviennent en nombre chaque soir puis chaque dimanche interroge. Ces manifestations se déroulent sans violence, pas de débordement ni de casseurs, l’on compte des jeunes, des personnes de la cinquantaine, des couples avec enfants tout encapuchonnés- il fait parfois moins 10 degré, avec du vent. La présence d’enfants est nouvelle, elle exprime la volonté de façonner un autre avenir, et une espérance. Les slogans témoignent d’un enthousiasme créatif, d’un humour libérateur, tel que « La Roumanie a droit au Droit, Résistance ! ». Les pancartes stigmatisent les voleurs, puis viennent des manifestations qui se déploient aux couleurs du drapeau roumain. L’hymne national est chanté ! Les manifestants signifient qu’ils sont patriotes, qu’ils ont bien l’intention de ne pas quitter la Roumanie, mais de transformer le pays. Le drapeau européen sera brandi.

Retour sur la mobilisation anticommuniste au printemps 1990

Tant le spectacle que la dynamique du mouvement sont différents de la mobilisation anticommuniste à Bucarest au printemps 1990 : à cette date, les étudiants associés à nombre de démocrates, d’agrariens, de libéraux des anciens partis de l’entre deux guerres, partis interdits lors de l’installation du communisme en 1947, essayaient de reconstituer un système démocratique autour d’anciens leaders ayant purgé des années de prison communiste et de camps de travail jusqu’au début des années 1960. Ils se rassemblaient pour occuper la place de l’université, crier « À bas le communisme », chanter au nom de la Liberté (Libertate) et protester contre l’élection de mai 1990 qui venait de porter à la présidence, Ion Iliescu, l’un des acteurs principaux du coup d’état de décembre 1989, un communiste réformateur pro-Gorbatchev à l’époque. Les orateurs ovationnés se succédaient au petit balcon de l’université pour haranguer et mobiliser contre les communistes et néo-communistes bien accrochés au pouvoir dans la mutation qu’ils entendaient contrôler. Les soirées de printemps étaient douces, les jours s’allongeaient dans une sorte de bonheur de respiration nouvelle. En juin 1990, c’est de la présidence que vint la violence. Irrité par ces manifestation où il croyait voir un complot fasciste, exploitant le besoin d’ordre auquel les Roumains s’étaient habitués depuis quarante ans de régime communiste, le président Iliescu fit appel aux ouvriers mineurs de la vallée du Jiu dans une logique de face à face, poursuite de la lutte des classes au-delà de la fin du régime, entre les ouvriers prolétaires et les intellectuels parasites, décadents. Amenés en trains spéciaux et en bus à Bucarest, les mineurs accompagnés et guidés dans la ville par des agents de sécurité, se sont lancés contre les bâtiments universitaires, déchainé contre les étudiants. Il y eut des morts et des blessés. Les mineurs ont détruit toutes les maquettes d’études en cours à la Faculté d’architecture. Puis, la leçon donnée, félicités par le président Iliescu en personne, applaudis au long de leur parcours par des poignées de personnes âgées que le désordre et l’avenir effrayaient, ils furent raccompagnés dans les mines de la vallée du Jiu. La dernière tentative des mineurs pour peser en action directe sur la vie politique date de 1999 : la descente sur Bucarest qui a été bloquée visait à déstabiliser ou à renverser le président démocrate élu en 1996, Emil Constantinescu.

Ces épisodes, les rassemblements démocratiques de la place de l’Université et la « minériade » de juin 1990 qui y met fin, auraient peu à voir avec le déclenchement et le déroulement des protestations de 2017, si n’est que :
 le mot de Liberté, scandé en 1990, revient en 2017,
 le pouvoir dénonçait un complot fasciste en 1990 et que le gouvernement socialiste en 2017 pense avoir repéré la main de l’étranger et celle des ONG dont la fameuse ONG de George Soros, diabolisée, dans le déclenchement des protestations,
 l’enthousiasme de la liberté d’expression en 1990 trouve un écho en 2017.
Les manifestants vivent une sorte de relève de la génération de leurs parents qui ne sont pas parvenus à mettre en place les changements espérés pour leur pays. Nombre des manifestants de la cinquantaine s’expriment en ce sens pour dire leur confiance dans la jeunesse qui vient.

L’engagement du président Iohannis

Trois éléments marquent la différence des temps de 1990 à 2017 : aujourd’hui le président Klaus Iohannis, élu en 2014 au suffrage universel, citoyen roumain luthérien appartenant à la minorité allemande de Roumanie, sans étiquette, pro européen de centre droit, n’appelle pas à l’arrêt non plus qu’à la répression des manifestations. Bien au contraire. En conflit avec son gouvernement socialiste, il soutient ouvertement les manifestants : il demande le retrait de l’ordonnance 13, il rejoint la foule des manifestants opposés à la manipulation du code pénal, en catimini, et n’hésite pas à qualifier les auteurs de ce texte de « gangs de politiciens qui ont des problèmes avec la justice. » Cette initiative et cette prise de position lui valent aujourd’hui des attaques de la coalition au pouvoir et du président de la Cour Constitutionnelle, Valer Dorneanu, qui leur est dévoué, au nom d’un abus de l’exercice du pouvoir présidentiel. Aujourd’hui, la Roumanie est membre de l’UE depuis 2007, la décision de son intégration dans l’OTAN fut prise au sommet de Prague en 2002, alors que Bucarest avait posé sa candidature dès le sommet de l’OTAN de Madrid de juillet 1997. La commission européenne est intervenue pour faire part de son inquiétude face à l’ordonnance 13. Très rapidement, c’est-à-dire le 2 février, les ambassades de 6 puissances, la Belgique, le Canada, la France, la Hollande et les Etats-Unis se sont exprimées pour demander au gouvernement roumain de ne pas reculer dans la lutte anticorruption. A la différence de la situation de 1990, la lutte libératrice contre la corruption n’est plus aujourd’hui spécifiquement dirigée contre les communistes mais contre les oligarques dont certains s’estiment au dessus des lois.

La spécificité du mouvement de janvier/ février, c’est la proclamation et l’affichage de la lutte contre la corruption. Cette mobilisation n’est pas tout à fait nouvelle, elle est le fait du travail de l’UE qui accompagne l’évolution de la Roumanie et ses aspirations à intégrer l’espace Schengen, dans le mécanisme de Coopération et de Vérification, (MCV) Les rapports MCV publiés en 2014 et 2015 sont plutôt positifs quant à l’estimation des progrès accomplis. Cette mobilisation est, d’autre part, le fait d’une conscience de plus en plus forte des Roumains de l’injustice sociale, à travers la grande corruption, qui les opprime. Selon le dernier rapport de l’ONG Transparency International, 49% des Roumains pensent que la corruption est le problème majeur de leur pays. Or le pays, selon le rapport de Transparency International, se situe au 57 me rang sur 176 quant à la perception de la corruption.

En cette conjoncture d’amélioration de la situation, pourquoi ce sursaut de colère contre la corruption et cette volonté de rejet de l’ordonnance 13, retirée le 5 février, alors que le ministre de la Justice démissionne ? Sans doute parce que, au-delà de ce rassemblement autour du thème de la corruption, commence à émerger une nouvelle aspiration plus radicale chez certains qui consisterait à tourner une page socio-idéologique, à en finir avec un héritage communiste et post communiste. Mais le contexte de l’état des lieux et des évolutions des pays démocratiques contemporains où l’offre politique des partis traditionnels ne satisfait plus, donne peu de prise à cette aspiration. Comme si cette espérance de refondation identitaire dans le cadre des institutions démocratiques existantes venait trop tard. Ou trop ?

Revenons en aux faits : une partie des Roumains urbains éclairés et pro européens ont redouté de voir se produire avec l’application de l’ordonnance 13 un arrêt de la poursuite des coupables qui portent cet héritage de profiteurs d’un post communiste complexe : ces manifestants n’ont pas tort, la mise en application de l’ordonnance aurait permis d’éviter la condamnation effective du président de la chambre des députés, le socialiste Liviu Dragnea, leader du PSD poursuivi en justice depuis 2016 avec deux chefs d’accusations. La fraude électorale, lors du referendum de l’été 2012, vaut à Dragnea une condamnation au pénal de deux ans avec sursis. Le cas est loin d’être isolé, nombre d’autres politiques, des ministres, (dont la célèbre ancienne ministre du Développement régional, Elena Udrea, très proche de l’ex-président Băsescu, passible d’une peine de 21 ans de prison), des hommes d’affaires, sont poursuivis par la Direction Nationale Anticorruption (DNA). Liviu Dragnea, en dépit de sa condamnation, prétendait en décembre 2016 accéder à la fonction de Premier ministre, ce que le président Iohannis a refusé du fait de cette condamnation, en choisissant au sein du PSD une sorte de doublure de Dragnea, Grindeanu.

La confrontation entre le Juge et le Politique

La puissante DNA a été crée en septembre 2002, elle est dirigée depuis 2013 par la procureure Laura Kovesi, une femme de 43 ans, nommée par le président Traian Băsescu pour trois ans et renouvelée par le président Iohannis en 2016. Laura Kovesi est entourée par une équipe nombreuse de procureurs (110) traitant les dossiers de corruption. Le nombre des cas examinés dépasse plusieurs centaines par an. En 2016, 879 personnes ont été condamnées, plus d’un tiers incarcérées. Le site internet de la DNA est ouvert au public et permet de s’informer des malversations qui ont débouché sur une condamnation. Dans presque la moitié des cas les détournements de fonds européens sont en cause. Călin Popescu Tăriceanu s’insurge et dénonce un pays terrorisé par la DNA qui se ferait l’outil de la politique et non de la justice, il attaque la procureure Laura Kovesi, il attaque les procureurs qui manifesteraient « des carences morales », selon sa propre formule… Le président Iohannis, de son côté, se félicite du travail de la DNA. Le PSD cherche à démontrer un abus de pouvoir perpétré par la DNA dans l’affaire de l’ordonnance 13. L’ambiance est parfois lourde lorsque tombe un grand baron, un ex-Premier ministre, par exemple… Certains scandales portant notamment sur la corruption dans le domaine de la santé frappent douloureusement l’opinion. Le 5 mai 2016, le ministre de la Santé dut démissionner pour cause de dévoilement de corruption dans la vérification sanitaire des hôpitaux. Les Roumains vivent une situation comparable à celle qui se dessine dans d’autres pays européens : la confrontation entre le Juge et le Politique. Les conservateurs attaquent les juges.

Au nom de l’application de l’ordonnance 13, suspendre une partie des procès anticorruption, c’eût été se mettre en position difficile vis-à-vis de la Commission européenne. Celle-ci lance des avertissements. Elle fait savoir le 28 février, que le déficit budgétaire roumain pourrait atteindre le niveau de 3, 6 % en 2017 et 3, 8% l’année suivante. Elle critique le gouvernement Grindeanu estimant que la persistance de la corruption nuit au développement des activités économiques. C’est le problème majeur et persistant de la Roumanie, selon Bruxelles. Or, les manifestants urbains éclairés ne semblent pas voir d’avenir hors de l’Union Européenne, quelles que soient les graves difficultés présentes rencontrées par cette Europe. Ces Roumains redoutent un isolationnisme nationaliste qui les fragiliserait en tant que puissance moyenne, face à la Russie en particulier. La poursuite de la guerre civile en Ukraine, l’évolution de la Moldavie qui s’est donnée un président pro russe Igor Dodon après de longs mois de crise engendrée là bas aussi par le rejet de la grande corruption, inquiètent. D’autant plus que ni les Etats-Unis avec Donald Trump, ni la France en période électorale ne sont très clairs quant à la relation future avec Poutine, tandis que la Hongrie opère un réel rapprochement avec Moscou ! Le 9 mars 2017, le président Iohannis a confirmé l’engagement de son pays pour une Europe forte et unie. Président et gouvernement contestent et refusent une Europe à plusieurs vitesses. Les Roumains ont opté pour l’intégration dans l’OTAN et une alliance forte avec les États-Unis. Au point actuel, ces engagements en dépit des interrogations et des incertitudes concernant les axes de la politique étrangère de la présidence de Trump et l’avenir de l’OTAN ne sont pas remis en question. La Roumanie a accueilli des éléments du système antibalistique missile, décision prise sous la présidence de Traian Băsescu, atlantiste. Toutefois avec le gouvernement PSD/Alde, la partie roumaine insiste en mars 2017 dans sa relation avec Washington sur le développement des retombées économiques du partenariat stratégique, à son profit. Les socialistes lâchent de temps à autre des propos peu amènes à l’adresse de ce qu’ils qualifient d’ingérence de Bruxelles lorsqu’ils sont rappelés à l’ordre, reprenant la posture souverainiste indignée adoptée par l’ex-Premier ministre socialiste Victor Ponta en juillet 2012, lors de la confrontation qui l’opposait au président Traian Băsescu. Un coup de griffe contre Bruxelles calme les angoisses de ceux qui n’ont pas su s’adapter aux nouvelles normes, ou n’ont pas bénéficié de la manne des fonds structurels, de ceux enfin qui cultivent un nationalisme ombrageux.

La crise dont témoignent les manifestations est profondément complexe

Elle est moins d’ordre économique que de nature idéologique et politique. Fondamentalement, il s’agit d’une crise identitaire liée à un besoin de refondation, de rupture enfin radicale, avec le passé. Mais de cette rupture, les laissés pour compte de la croissance, les pauvres des zones rurales aux infrastructures défaillantes de la région danubienne proche de Bucarest et du nord est du pays, les personnes âgées aux retraites insuffisantes, les jeunes sans formation, ne veulent pas. Beaucoup, certains n’étant même pas nés à l’époque communiste, cultivent une forme de nostalgie de ce passé : il y aurait eu du travail pour tous, les enfants partaient en colonies de vacances et enfin et surtout, tous auraient été égaux ! Ce mythe de l’égalité persiste : la démocratie, ce serait l’égalité. Or aujourd’hui, le contraste entre la croissance forte, 4% en 2016, et les disparités régionales, sociales et salariales, les écarts se creusant sont mal vécus. Comment comparer un petit village peu développé à quelques 60 km de Bucarest où les ouvriers paysans sont amenés par cars comme manutentionnaires à l’aéroport d’Otopeni et un village touristique pimpant et prospère de Transylvanie ? Selon Eurostat, 51% des enfants sont à risque de pauvreté, la Roumanie est le pays européen qui enregistre le plus haut taux de mortalité infantile. Cette pauvreté pousse nombre de travailleurs et de citoyens sans perspective à choisir le départ : la présence dans les environs de Dubrovnik de plus de 7000 Roumaines attelées aux travaux agricoles et victimes de maltraitance a été récemment dévoilée par la presse britannique et française. Le gouvernement décide, le 15 mars, de l’envoi d’une délégation ministérielle en Sicile et en Italie du Sud pour s’informer de ces situations. En mars 2017, le président de Sanitas Bucarest fait savoir que 14 000 médecins et 28 000 assistants médicaux ont quitté la Roumanie entre 2009 et 2015. La Roumanie se place en troisième position dans l’UE pour le déclin démographique.

Les bénéficiaires socialistes de l’héritage de 1990, un certain nombre de pauvres exclus des formes nouvelles de la consommation ont voté pour les législatives du 11 décembre 2016 pour des candidats du PSD, à 45% des suffrages exprimés, avec une faible participation, 40% qui dit bien le désenchantement. L’absentéisme a augmenté de 2% par rapport aux législatives de 2012. Un désenchantement qui inspire certains réalisateurs talentueux, Cristian Mungiu par exemple, avec le très beau film Baccalauréat présenté en sélection officielle à Cannes en 2016 où il remporte le prix de la mise en scène.

L’une des questions graves que met en lumière la mobilisation présente sous forme de manifestations qui se relaient est que nulle force politique dans le cadre du système des partis ne semble aujourd’hui être en mesure de prendre en charge les revendications de l’opposition au PSD.

Les socialistes et leurs réseaux promettent beaucoup. Ils ont beaucoup promis dans la campagne des élections municipales de juin 2016 : plus grande équité sociale, hausse du salaire minimum, baisse de la TVA, hausse du financement de la santé et de l’éducation. Ils se sont montrés patriotes, respectueux des traditions, des valeurs de la famille. Avec ces références traditionalistes, ils ne sont pas éloignés du groupe la Coalition pour la famille qui allie des baptistes, des évangélistes et des orthodoxes. Des formules ont circulé durant l’été 2016 : premier corrompu de Roumanie, Iohannis est le traître à la Roumanie, le serviteur des ONG athées, sodomites, Soro-istes, le serviteur de Merkel, de Hollande, etc. Avec la proposition de budget pour 2017, le PSD confirme ses objectifs : majoration importante des salaires et des retraites, baisse de la TVA, gratuité des transports pour les étudiants. Le 15 mars les membres PSD des administrations locales réclament 30% d’augmentation de salaires, le 17 mars un député PSD plaide pour une augmentation de l’indemnité parlementaire, il ne peut pas acheter de costume et aurait honte de se présenter en jean (sic). A la différence de la Commission européenne qui s’inquiète, l’ambassadeur des États-Unis à Bucarest félicite le gouvernement roumain d’accorder 2 % du budget à la défense, saisissant cette occasion pour réitérer ses conseils : consolider les institutions démocratiques, promouvoir la liberté d’expression, la liberté de la presse, les droits des citoyens et le rôle des femmes dans la société et dans l’économie.

L’USR n’est pas dans l’utopie, des réalisations palpables sont prouvées...

Peut-on fonder un espoir pour le futur proche sur le nouveau parti Union pour le Salut de la Roumanie très visible médiatiquement durant les manifestations récentes du fait de la présence sur le terrain de la vice-présidente du parti, la Franco-Roumaine Clotilde Armand, mariée à un Roumain, diplômée de l’Ecole Centrale et du MIT ? Clotilde Armand met talent et énergie au service de la lutte contre la corruption et du resserrement des liens franco-roumains. Mais en dépit de sa citoyenneté roumaine, elle reste étrangère, elle appartient à une élite qui a du mal à convaincre la base depuis 1990. Le parti Union pour le Salut de la Roumanie est tout jeune, enregistré en 2016, il a réussi à se poser en troisième position aux élections législatives avec un peu moins de 9% des sièges au Sénat et à la Chambre des Députés. C’est le produit du militantisme de membres de la société civile, un grand nombre de mathématiciens, informaticiens, et d’architectes a gagné ses rangs. A la tête du parti Dan Nicuşor venu d’un milieu très modeste, qui remporte des olympiades de mathématiques comme étudiant à Bucarest, une bourse à l’ENS à Paris où il passe six ans de 1992 à 1998, bientôt docteur à l’université de Paris XIII. Dan Nicuşor à son retour en Roumanie choisit une trajectoire d’enseignant et propose des initiatives nombreuses dont plusieurs portent sur le Salut de Bucarest autour de l’Association, Sauvez Bucarest, en 2008. Au programme, la préservation et restauration du patrimoine urbain, la protection des espaces verts, l’implication dans des projets de développement des transports en commun, et le lancement d’un Pacte pour Bucarest. Le milieu des architectes démocrates est très engagé, notamment contre la spéculation immobilière et pour la réflexion sur l’architecture des pauvres, par exemple, dans la transformation de districts de banlieue de la capitale peuplés de Roms. Certains architectes plus âgés s’étaient déjà investis en 1990 dans le combat pour la démocratisation autour de la nouvelle revue de l’époque Revista 22 qui regroupait des intellectuels démocrates. Leur action porte au-delà de Bucarest vers les villages danubiens toujours menacés par les crues du Danube. Le parti de l’USR n’est pas dans l’utopie, des réalisations palpables sont prouvées, la gestion est pragmatique. Mais les contradictions du projet ne sont pas résolues : un parti peut-il se maintenir sans être ni de droite ni de gauche comme il l’affirme, tenir la durée en se voulant hors système mais en jouant dans le système en présentant ses candidats aux élections municipales et législatives ? Quel projet pour l’Europe, comment développer les liens avec d’autres forces citoyennes hors des frontières de la Roumanie ? Les questions sont posées.
Les Roumains de la frange de l’élite qui se situe hors du communisme, ont vécu depuis 1990 des phases de passion successives ; dévoiler les crimes du communisme ; faire ouvrir les archives de la Securitate, et accéder aux dossiers que les hommes du Renseignement avaient constitués, en traquant les citoyens suspects. À chaque phase opéraient des militants roumains et des relais étrangers, journalistes, historiens, ONG…

Depuis 2012, certains pans de la population se montrent politiquement réactifs en choisissant l’implication directe via la manifestation. Il y a eu des victoires ponctuelles en termes d’écologie et de vie politique mais peut-on parler d’un renversement des rapports de force ? La société dite socialiste, essentiellement conservatrice des acquis de la révolution qu’a été l’installation du régime communiste après 1945, demeure lourdement incrustée avec ses parrains, ses clients, ses rituels, ses habitudes de privilèges. Ces héritiers ont voulu l’UE et l’OTAN comme outils de modernité. Les hauts gradés de l’armée sont passés sans sourciller du Pacte de Varsovie à l’OTAN. Aujourd’hui le PSD reste attaché à une gestion traditionnelle de complicités en réseaux. La corde nationaliste nourrie par la mémoire du national-communisme et les sirènes des nouveaux souverainismes européens reste à portée de main. Les références au traditionalisme permettent encore de tenir des espaces sous-développés, paupérisés.

Deux scénarios pourraient être évoqués, bien que l’avenir demeure très incertain et inséparable des évolutions de l’ensemble des membres de l’UE. Soit la dynamique libératrice grandit et parvient à s’affirmer et dans la société civile et au Parlement. Soit l’on peut s’attendre à de nouvelles étapes de face-à-face entre les conservateurs et les progressistes. Rappelons qu’à l’heure actuelle les conservateurs ont la majorité au Parlement et forment le gouvernement. Mais comment les silencieux de l’histoire, ceux qui ne votent pas, ne manifestent pas vont-ils évoluer. Indignés ou fatalistes ?

Notes

[1Sur la Roumanie, Catherine Durandin a notamment publié : Histoire de la nation roumaine, (Complexe, 1994), Histoire des Roumains (Fayard, 1995), Bucarest, mémoires et promenades ; La Roumanie, un piège ?, (Hesse, 2000), La Roumanie post-1989, (avec Zoé Pètre, L’Harmattan, 2008).