Blog • Les Roumains aiment-ils la corruption ? Chronique des élections législatives de décembre 2016

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Même si la réponse esquissée dans les lignes qui suivent ne saurait être catégorique dans un sens ou un autre, la question formulée dans le titre n’a rien de rhétorique. Voici donc quelques interrogations en marge du dernier film de Cristian Mungiu, Baccalauréat, en salle en ce moment, et du triomphe des anciens communistes du Parti social-démocrate aux élections du 11 décembre 2016.

Image extraite du film « Baccalauréat » de Christian Mungiu

Par certains côtés, l’histoire racontée dans le film s’apparente à une fable morale, nullement moralisatrice cependant et dépourvue de toute empreinte religieuse. Dans une ville de province, en Transylvanie, un médecin réputé pour son honnêteté est amené à se laisser entraîné dans l’engrenage de la corruption à la suite d’une grave agression subie par sa fille à la veille des épreuves de baccalauréat. Si elle ne prend pas une très bonne note, elle ne sera pas admise à Cambridge, en Angleterre, où elle vient de gagner une bourse d’étude. Incapable de se faire à l’idée que sa fille soit empêchée par cet accident de faire sa vie ailleurs, d’échapper à cette Roumanie qui désespère les gens intègres, notre héros se laisse tenter par un renvoi d’ascenseur en sorte que sa fille, élève brillante mais sous le choc de l’agression, obtienne la note requise.

En mettant en scène le circuit emprunté par le médecin depuis l’artiste qui fait des extras en réalisant au poste de police les portraits robots des criminels jusqu’au très influent ancien chef des douanes, gravement malade, en passant par le directeur du lycée ou encore les deux agents du parquet chargé de la lutte contre la corruption, Cristian Mungiu pose un regard compréhensif, chacun des personnages apparaissant tel qu’il se présente dans la vie de tous les jours. La mort subite de l’ancien chef des douanes confère même un accent dramatique quelque peu inattendu à l’histoire en sorte que le spectateur finit par s’émouvoir devant les adversités qui contrarient la complicité bonne enfant qui s’est nouée entre les personnages impliqués dans l’affaire. La morale de la fable est aussi triste que banale, un peu comme la réalité roumaine de nos jours : le volontarisme tous azimuts du personnage central mène inexorablement à l’échec. Ennemi acharné de la corruption, notre médecin n’écoute pas les appels à la modération prodigués par sa mère, son épouse et sa fille, parce qu’il refuse de se résigner à une vie terne, celle menée par les gens honnêtes mais impuissants, et va jusqu’à se saisir de l’arme de la corruption pour aider sa fille à échapper à un monde qu’il estime corrompu. Sauf que, cde coup-ci, la corruption ne va pas payer !

Cette façon de montrer les choses, sans juger ni prendre parti, un art dans lequel excelle Cristian Mungiu, qui a réalisé par le passé un autre beau film, "Au-delà des collines", m’a fait une grosse impression. Je me suis moi-même retrouvé subitement touché par l’humanité des divers acteurs d’une pratique que je trouve par ailleurs détestable.
Après avoir vu samedi le film, une question insidieuse m’a effleuré l’esprit : « Et si les Roumains aimaient la corruption ? » La question peut paraître insensée : s’il existe une chose qui met tout le monde d’accord en Roumanie c’est bien la condamnation de ce fléau qui de l’avis général ronge le pays. Puis j’ai laissé tomber, en me disant qu’en Roumanie on n’est jamais à un paradoxe près.

A force de parler tout le temps de corruption, on finit par ne plus parler d’autre chose

Le lendemain, jour du vote, j’ai été cependant amené à me reposer la question pour la simple raison que la thématique de la corruption avait été une des rares qui aient animé un peu les débats et a donné lieu à des prises de position passionnées au cours d’une campagne électorale assez morne par ailleurs. A vrai dire, elle occupait le devant de la scène depuis un bon moment, l’actualité politique étant marquée surtout par les mises en examen en cascade de personnages souvent de premier plan, dont de nombreux politiciens de tout bord, par le parquet anticorruption, le fameux Departament naţional anticorupţie, DNA.

Le seul nouveau venu remarqué aux élections parlementaires de cette année était le parti qui faisait de la lutte contre la corruption un de ses thèmes favoris. Il s’agit de l’Uniunea Salvaţi România [Union Sauvez la Roumanie, USR]. Quelque peu grandiloquent, l’intitulé de ce parti reprend le nom de l’association Salvaţi Bucureştiul [Sauvez Bucarest] fondée par le mathématicien Dan Nicușor, devenue entre temps le parti Uniunea Salvaţi Bucureştiul [Union Sauvez Bucarest]. L’association puis le parti qui lui a succédé dirigé par ce même Dan Nicușor ont présenté des candidats aux municipales de juin 2012 puis à celles de juin 2016, remportant un certain succès, l’actuelle vice-présidente du parti, la Franco-Roumaine Clotilde Armand, ayant été élue conseillère municipale à la mairie de la capitale après avoir failli l’emporter dans le premier arrondissement. Cette formation politique relayait au départ des revendications de la société civile portant notamment sur les questions d’urbanisme et de spéculation immobilière. Ni de gauche ni de droite selon ses porte-parole, elle peut être qualifiée plutôt de centre droit, et considérée comme libérale en matière d’économie mais aussi des questions de société. Par certains côtés, mais le contexte est très différent, elle s’apparente au récent mouvement autour de la candidature à la présidence d’Emmanuel Macron. Une partie de son électorat votait auparavant pour le Parti national libéral (PNL), en perte de vitesse depuis quelque temps. Les initiatives et les prises de position atypiques dans le contexte politique roumain de cette ONG devenue parti lui avaient valu la sympathie puis parfois l’adhésion d’importants secteurs de la population urbaine, instruite et plutôt jeune qui étaient traditionnellement en retrait par rapport à la politique.

Nombre des adhérents et supporters de l’USR avaient déjà participé aux manifestations d’octobre 2015 qui ont entraîné la chute du gouvernement Ponta, accusé de corruption. L’idée, largement répandue à l’est de l’Est - en Roumanie comme en République de Moldavie ou en Ukraine -, qui prévaut chez eux est que rien ne va tant qu’il y a la corruption et qu’il ne sert à rien de se lancer dans autre chose tant que ce problème n’est pas résolu. Aussi la lutte contre la corruption, au sens large du terme donc y compris au niveau de la vie quotidienne, arrive-t-elle périodiquement à mobiliser des pans entiers de la société « active », impliquée tant dans la vie économique, notamment dans le privé, à titre d’entrepreneurs par exemple, que dans la vie culturelle. Mais, dans le même temps, les ratés et les échecs par rapport aux objectifs fixés dans le combat contre la corruption peuvent avoir à leur tour de redoutables effets dissuasifs qui se traduisent par le désengagement politique, y compris de certains militants de la première heure engagés dans ce combat.

Vue de l’extérieur, cette situation a de quoi intriguer et même agacer. A force de parler tout le temps de corruption on finit par ne plus parler d’autre chose. Quand bien même on marquerait des points dans ce domaine, et tel semble être le cas ces dernières années pour ce qui est de la corruption par le haut, en quoi cela résoudrait les autres problèmes auxquels sont confrontés tant de Roumains. Et ces problèmes ne manquent pas.

Entre 1992 et 2011, ce pays est passé de 22,8 à 20,1 millions d’habitants, environ 3 millions de Roumains se sont déjà expatriés au sein de l’UE et assurent pour certains le complément indispensable pour la survie de leurs familles restées sur place ; si 62 % des Roumains sont connectés à Internet, la moitié de la population rurale (qui représente encore 45 % de l’ensemble de la population), n’a pas accès à la canalisation, le pays détenant le record des ménages dont les WC se trouvent dans la cour ; les infrastructures hospitalières se retrouvent dans un piteux état tandis que de nombreux jeunes médecins préfèrent repeupler le désert médical français en raison notamment des bas salaires et des conditions précaires de travail en Roumanie ; il n’y a plus que dix véritables salles de cinéma contre quatre cents auparavant, comme le rappelait récemment Cristian Mungiu, tandis que le nombre de livres et périodiques dignes de ce nom est en baisse constante à cause de leur prix rapporté au pouvoir d’achat de la plupart des citoyens ; les écarts entre les salariés ordinaires, les « budgétaires » comme on appelle par dérision ceux qui sont engagés dans le secteur public, mais aussi une bonne partie de ceux qui travaillent dans le privé, et d’autre part les nantis - dont les revenus proviennent souvent de spéculations douteuses, avec la complicité de l’Etat - sont de plus en plus accentués, sans parler de la misère grandissante dans certaines régions du pays et à la périphérie des villes, etc.

Au cours de la campagne électorale que vient de s’achever, il a été peu question de ces problèmes. Pourtant, ils sont familiers au public roumain grâce aux chaînes gratuites de télé, seule source d’informations pour beaucoup, qui exhibent en continu et avec délectation les faits divers, parfois des plus sordides, illustrant la richesse des uns et la misère des autres. L’absence de débat contradictoire sur les questions de fond entre les représentants des partis a une fois de plus favorisé la focalisation sur les qualités ou défauts supposés des candidats et la profusion de rumeurs autour des soutiens occultes dont ils seraient les bénéficiaires. On assiste par ailleurs à une nouvelle édition des proclamations de type « Nous ne vendons pas notre pays ! » sauf que cette fois-ci Bruxelles se retrouve aussi dans le collimateur.

Au jeu des stigmatisations réciproques…

Le bilan du gouvernement dit de technocrates de Dacian Cioloş, composé en fait de personnes choisies en principe en raison de leurs compétences dans les domaines respectifs, qui n’occupaient pas des postes de premier plan au sein de la famille politique libérale, est médiocre. Défendu par le PNL et l’USR, critiqué, parfois à juste titre par le PSD, ce bilan n’avait rien d’exaltant ni d’alarmant et il en va de même du bilan des deux années de présidence de Klaus Iohannis, trop effacé au goût de beaucoup de Roumains. L’arrivée de ce dernier, au terme d’une large mobilisation des Roumains de l’étranger et, à leur suite, de nombreux jeunes jusque-là peu intéressés par la politique, puis la chute du Premier ministre social-démocrate Victor Ponta pour une énième affaire de corruption avaient, certes, enclenchée une certaine dynamique. Mais elle ne tiendra pas ses promesses. A elle seule, la chute des « corrompus », y compris provenant des partis qui soutenaient le gouvernement Cioloş, ne pouvait pas continuer d’alimenter l’enthousiasme des débuts. En revanche, les réticences manifestées par ce gouvernement pour le partage des gains résultant d’un taux de croissance assez élevé (+ 4,6 % au troisième trimestre de l’année), dénoncées par l’opposition ont marqué davantage les esprits [1]. Curieusement, même le volet économique du programme de gouvernement du PSD qui a fait l’objet d’annonces détaillées au cours de la campagne n’a pas été suffisamment débattu. Pourtant ce programme était nettement plus ambitieux que celui du PNL et de l’USR et a sans doute tourné à l’avantage du PSD. Il promettait une croissance substantielle des salaires et des retraites, la suppression de la moitié des taxes existantes, des baisses des impôts, la construction d’un grand hôpital à Bucarest et de neuf autres dans les régions, de cinq autoroutes…

Au jeu des stigmatisations réciproques pratiqué tout au long de cette campagne électorale, le PSD semble l’avoir emporté. Ancien commissaire européen, le Premier ministre est sorti à deux reprises de sa réserve à la veille du vote. Une première fois, le 6 novembre, il l’a fait en s’attaquant à Antena 3, chaîne spécialisée en calomnies et bases attaques flattant un public friand de scandales en tout genre et réceptif aux rumeurs les plus invraisemblables dans un entretien accordé à un journaliste de cette chaîne. Ce n’est pas la critique mais le mensonge qui me dérange répondait-il à ce dernier en reprenant une par une les fausses informations diffusées par Antenne 3 lui attribuant l’intention de baisser de salaires, de vendre le port de Constanţa, l’accusant d’être soutenu par le milliardaire « hongrois » George Soros, le présentant comme l’homme de Bruxelles, etc. « Je vais descendre dans le caniveau, pour faire mon métier et répondre aux calomnies dont j’ai été victime », avait-il déclaré à la veille de cet entretien. « Vous insultez le public populaire de notre chaîne » lui a rétorqué à maintes reprises, sur un ton agressif, le modérateur de l’émission.

L’autre intervention retentissante, qui a eu lieu un mois après, le 6 décembre, donc une semaine avant les élections, fut d’un goût plus douteux, surtout une fois sortie de son contexte. Il s’agit d’une « petite phrase » à l’adresse de Liviu Dragnea prononcée par Dacian Cioloş dans un entretien au journal Adevărul au sujet du département que le leader du PSD a longtemps géré. A l’instar d’autres départements de cette zone, celui-ci compte parmi les plus pauvres du pays. Le PSD y obtient ses scores les plus élevés :

C’est dans les bassins électoraux du PSD, un parti qui s’affiche de gauche, donc orienté vers les besoins des gens, que se retrouvent justement les principales poches de pauvreté. (…) Dans le département Teleorman, qui a été dirigé par monsieur Dragnea, nous avons le plus grand nombre d’assistés sociaux. (…) Le problème n’est pas que l’on accorde des aides sociales à ceux qui en ont vraiment besoin, le problème est que ceci se répète depuis des années et que l’économie ne s’y développe pas.

Il faudrait que l’Etat soit un « facilitateur et un partenaire des milieux économiques », concluait le Premier ministre qui se prononçait pour un « Etat qui, par des politiques sociales, stimule avant tout la création de postes de travail, agisse là où s’accumulent pour diverses raisons les poches de pauvreté, un Etat qui appuie un développement équilibré des régions du pays » [2].

"Que doit-on faire de ces hommes ? Les tuer ?"

La réponse ne s’est pas faite attendre. Après avoir contesté sur des points de détail les propos du Premier ministre, en démontrant que d’autres départements (situés dans la même zone, au sud du pays, tels l’Olt, Prahova ou Dolj, gérés également par le PSD) se retrouvent sur certains points dans une situation encore plus grave que le Teleorman, Liviu Dragnea s’en est pris à cette « manière misérable d’aborder la question » du Premier ministre en tenant les propos suivant :

Insulter les habitants d’un département, une partie du pays que tu veux diriger, je ne pense pas que cela est déjà arrivé en Roumanie. (…) J’ignore si monsieur Cioloş sait ce que c’est que les assistés sociaux. Parmi eux, il y a aussi les personnes handicapées, sur lesquelles de grands malheurs se sont abattues, frappées par le sort, or le département de Prahova en détient le record, puisqu’il en compte quatre fois plus que Teleorman. Que devrions nous faire dans la vision de Cioloş ? Ils [les partisans du PNL] disent qu’il ne faut pas voter pour le PSD parce que dans leurs départements se trouvent des handicapés. Que doit-on faire de ces hommes ? Les tuer ?
(…)
Ces gens-là n’ont pas compris que les Roumains ne veulent pas être divisés. Provoquer les Roumains handicapés contre les autres Roumains – les hommes réalisent organiquement qu’il vaut mieux que nous soyons unis [3].

Plutôt que de spéculer sur l’impact lors du jour du vote de cette réplique, assez représentative de la rhétorique à laquelle certains politiciens doivent leur popularité, rappelons quelques-unes des raisons du succès du PSD. Jusqu’à un certain point, le vote en sa faveur s’explique par son discours et le programme affiché : nous sommes loin du dédain affiché par les libéraux et du cynisme de certains d’entre eux ainsi que des mesures peu attractives qu’ils préconisent. Qui plus est, les résultats non concluants de la gestion du PSD ont un impact limité : ces départements étaient déjà pauvres avant la gestion du PSD et les libéraux ne proposent pas d’alternative crédible. La solide implantation du PSD qui a hérité et su faire prospérer les anciennes structures du Parti communiste est pour beaucoup aussi dans ce succès. Les départements du sud du pays sont non seulement ceux où l’on vote le plus pour le PSD mais aussi où il y a un taux de participation élevé. Ce taux ne semble pas dû à un esprit civique plus développé qu’ailleurs, les appareils militants et les réseaux de corruption y sont doute pour quelque chose. Certes, les cadres du PSD y trouvent leur compte comme le montre l’enrichissement de notoriété publique de beaucoup d’entre eux. Mais leurs administrés - parmi lesquels les personnes âgées, les rescapés des privatisations et des démantèlements des coopératives et les perdants de la dynamique en cours sont légion – peuvent-ils se priver du peu qu’on leur distribue ? Entre la promesse de quelque chose, même dérisoire, à court terme et celle de retombées, plus conséquentes peut-être, à moyen et long terme, ont-ils le choix ? Pas vraiment, et, au regard des résultats des élections de dimanche, cette situation qui dure depuis un quart de siècle ne devrait pas changer.

Le PSD a obtenu le meilleur score depuis qu’il existe, 45,5%. La participation n’a jamais été aussi basse, 39,5 %. Des records ont été de nouveau établis en matière d’abstention dans les régions qui « marchent » tant bien que mal, et de participation dans les zones acquises au PSD. Visiblement l’USR, avec 8,8 %, tout en devenant la troisième force politique du pays, n’a pas réussi à mobiliser le public qui était a priori favorable à sa démarche. Avec 20 %, le PNL, qui fait partie de groupe Parti populaire au sein du Parlement européen, a confirmé sa perte de vitesse. Vraisemblablement, le PSD gouvernera avec l’Alliance des libéraux et démocrates (ALDE), formation qui se présente comme « un parti de centre droit avec une doctrine libérale » et qui a obtenu 5,6 % des voix. Le parti de l’ancien Président de la République Băsescu Partidul Mişcarea populară [le Parti Mouvement populaire] a dépassé à peine la barre de 5 %, tandis que celui affichant un programme agressif nationaliste, Partidul România unită [le Parti Roumanie unie], qui bénéficiait de soutien indirect de Victor Ponta, n’a eu que 2,7 %.
L’avenir s’annonce cependant incertain pour au moins deux raisons : le financement des promesses du PSD est problématique à bien des égards tandis que le Président Iohannis a rappelé qu’il s’opposera à la nomination d’un Premier ministre poursuivi ou condamné pénalement, ce qui est le cas du chef du PSD Liviu Dragnea et de l’ancien Premier ministre Victor Ponta [4].

Epilogue

Une chose est sûre, le parti anticorruption, tous ceux qui ont voté hantés par ce thème, a essuyé une défaite cuisante. Ce serait pourtant trop simple de conclure que c’est le parti de la corruption qui l’a emporté. Les ruptures radicales sont chose rare en Roumanie. Il ne demeure pas moins que la question formulée dans l’intitulé de ce post demeure d’actualité : Les Roumains aiment-ils la corruption ? Répondre par la négative ce serait faire preuve de naïveté. Répondre positivement, en prenant les précautions de rigueur, ce serait en revanche faire preuve à la fois d’un certain réalisme et de compréhension. D’une part, la corruption est parfois incontournable dans ce pays. C’est un peu comme le marché noir, on y a recours quand le marché légal ne répond pas aux besoins des consommateurs. D’autre part, la corruption est aussi un style, un art de vivre qui permet de tisser et d’entretenir des liens à la fois horizontaux et verticaux, qui vaut ce qu’il vaut tant que les conditions d’une solidarité citoyenne ne sont pas réunies. C’est un peu comme le bon mot de Karl Marx : dans un monde sans âme, la religion est l’opium du peuple.

Post-scriptum

L’expression « anciens communistes » utilisée dans ce texte pour désigner le Parti social-démocrate veut dire ce que cela veut dire, donc non pas « communistes » ni « nouveaux communistes ». Elle désigne une catégorie historique particulière, celle des anciens cadres des régimes communistes et de ceux, plus jeunes, formés par eux ou à leur enseigne qui se sont retrouvés sous l’appellation « socio-démocrates » au cœur du jeu politique au lendemain de l’implosion desdits régimes. Dans un pays comme la Roumanie ils demeurent jusqu’à nos jours incontournables. Les étiquettes « social-démocrate » ou encore « gauche » qui leurs sont souvent accolées sont en partie trompeuses. Leur parti est distinct sur bien des points des autres partis socio-démocrates et n’a été accepté que tardivement et avec des réticences au sein de l’Internationale socialiste. Les valeurs conservatrices prônées, le nationalisme parfois agressif, les liens étroits avec l’Église orthodoxe qui lui assure un précieux soutien, l’atlantisme affiché, l’adhésion du pays à l’Otan a été faite au temps où il gouvernait, empêchent de qualifier ce parti comme étant de gauche ou social-démocrate. Tout en se présentant comme favorable au libéralisme au nom du pragmatisme, ses représentants se prononcent cependant pour la justice sociale et la défense des déshérités. Le fait que lorsqu’ils gouvernent ils n’appliquent pas les mesures promises dans ces deux domaines n’a cependant rien d’exceptionnel dans la famille sociale-démocrate internationale et même dans certaines autres familles de gauche. Enfin, il n’y a pas en Roumanie d’autres formations de type social-démocrate ou de gauche qui puissent être opposées aux anciens communistes du Parti social-démocrate qui se réclame de la gauche. A noter que, malgré les objections de bon sens qui viennent d’être énumérées, le PSD est catalogué comme étant de gauche non seulement par ses adversaires de droite mais aussi par les observateurs extérieurs. Plus neutres et affichant parfois des convictions de gauche, ces derniers semblent vouloir éviter ainsi les longues paraphrases auxquelles le public risque de ne pas comprendre grand-chose ou encore peut-être parce qu’ils ont du mal à imaginer un échiquier politique dans lequel la gauche soit quasiment inexistante, comme c’est le cas en Roumanie.

Il existe cependant dans ce pays un discours de gauche, en fait d’extrême gauche, en phase avec le discours critique, surtout marxiste, des universités nord-américaines et occidentales mais pas avec la société roumaine. Souvent brillant, il assure à sa façon, de par sa présence publique, notamment à travers CriticAtac, qui se présente comme une « plate-forme intellectuelle de gauche », un pluralisme en Roumanie sur le plan du débat d’idées mais pas de l’action politique. Pertinent dans sa critique de « l’illusion de l’anticommunisme », c’est le titre d’un ouvrage collectif sur ce thème, ce discours vise presque exclusivement depuis quelque temps le néo-libéralisme et accorde peu de place à la critique de ce que nous avons désignés comme « anciens communistes ». Il est difficile de savoir si les tenants de ce discours le font par mimétisme vis-à-vis de leurs modèles occidentaux, s’ils se sentent somme toute plus proches des anciens communistes ou si ces derniers sont plus inoffensifs à leurs yeux.