Blog • De la Roumanie à Cuba : les deux mondes de Vintilă Mihăilescu

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Hotel Ambos Mundos, à La Havane : tel est le point de départ du périple cubain raconté par Vintilă Mihăilescu dans son Court traité d’anthropologie borgésienne, traduit du roumain par Marianne Mesnil aux éditions Petra. Une critique de la « goujaterie cosmopolite » du tourisme all inclusive doublée d’un plaidoyer pour « la reconnaissance de l’Autre ».

Amerigo Vespucci réveillant l’Amérique de son sommeil
DR

S’agissant des traductions en français, il est un sujet dont il n’est presque jamais question : la quasi-absence des titres relevant de la non-fiction provenant des langues autres que l’anglais et, dans une nettement moindre mesure, de l’allemand ou encore plus rarement de l’espagnol ou de l’italien. Qu’en est-il des philosophes, des anthropologues, des sociologues, des linguistes ou des historiens qui publient dans ces innombrables autres langues dont on n’a parfois entendu parler que grâce à leurs poètes ou romanciers. Ces auteurs ont un public spécifique, participent à un débat qui est souvent particulier au pays où ils vivent, à ses problèmes, son histoire, ses traditions.

Certains sont parfois amenés à faire paraître des articles, en anglais surtout, dans les revues de spécialité destinées à un public académique international plus restreint que celui auquel ils s’adressent dans leur langue, langue dans laquelle leurs confrères qui s’expriment dans les langues dites de circulation internationale sont traduits et commentés. Autrement dit, dans ces domaines, on traduit, on communique, à sens unique. Il y a perte au passage et surtout une grande frustration pas toujours avouée et encore moins prise en compte de ces auteurs et de leurs publics. Bien qu’on la retrouve aux quatre coins de la planète, cette situation génère inévitablement des tensions assez vives dans un pays situé aux portes de l’Orient comme la Roumanie.

Une institution originale, le Musée du paysan roumain

Ce n’est donc pas le moindre mérite de l’anthropologue belge Marianne Mesnil que d’avoir traduit et ainsi fait connaître au public francophone deux ouvrages de ses confrères roumains destinés à l’origine au public roumain. Il s’agit de Vagabondage dans les Balkans. Incursion subjective dans le monde des Aroumains d’Irina Nicolau réédité cette année, et de Ambos mundos. Court traité d’anthropologie borgésienne de Vintilă Mihăilescu qui vient de paraître aux éditions Petra. Les deux sont des chercheurs chevronnés qui ont acquis une certaine notoriété sur le plan international pour avoir participé à des colloques et contribué à des ouvrages collectifs. V. Mihăilescu, par exemple, a publié au sortir de l’ère Ceauşescu dans la revue Terrain un texte critique de référence sur le nationalisme roumain [1].

Dans le même temps, ils jouissent d’une certaine popularité en Roumanie même où ils ont occupé des positions clefs au sein d’une institution originale, le Musée du paysan roumain. I. Nicolau a participé à sa fondation en 1990 tandis que V. Mihăilescu l’a dirigé entre 2005 et 2010. Dans les deux ouvrages cités nous avons affaires à des démarches assez inhabituelles. I. Nicolau plaide avec fougue la cause d’une minorité atypique exemplaire à ses yeux. V. Mihăilescu, né en 1951, n’hésite pas non plus à assumer le « je » et, en remerciant chaleureusement la traductrice, semble ravi de pouvoir s’adresser ainsi au monde entier de la même façon qu’il le fait par rapport à ses compatriotes.

L’histoire vécue « en vue de l’indépendance »

Hotel Ambos Mundos, à La Havane, est le point de départ du périple cubain de l’auteur noyé parmi les innombrables touristes « all inclusive » qui envahissent telles les sauterelles l’île. Il est aussi anthropologue et ressortissant d’un ancien pays communiste et c’est à ces titres qu’il se singularise en dressant « en spécialiste » le tableau des deux mondes, l’Ancien et le Nouveau, auxquels il consacre deux chapitres intitulés « Notre monde » et « Leur monde ». En réalité, le monde de l’auteur, tout au moins celui dont il est issu, campe souvent des deux côtés en sorte qu’on finit par se demander si la Roumanie ne fait pas figure elle aussi de Nouveau Monde par rapport à l’Ancien, le vrai, l’Europe, autrefois conquérante, réputée civilisée...

Les problèmes que soulèvent le gaucho cher à Borges ou le machetero cubain semblent du même ordre que ceux de la paysannerie roumaine en lutte pour la possession de la terre, même si, contrairement aux propriétaires de plantations, « nos boyards ne pouvaient évoquer une généalogie de droit divin mais de droit coutumier » (p. 89-90). L’histoire n’est pas vécue comme une « histoire en vue de l’indépendance » seulement en Roumanie, où « la mythographie publique reprend le mythe de la Belle au bois dormant, que ce soit dans sa variante diurne du « réveil » ou dans celle du « sommeil ». « L’Amérique elle aussi s’est longtemps trouvée sous l’emprise de ce mythe. Une gravure d’époque représente Amerigo Vespucci qui réveille l’Amérique de son sommeil » (p. 96). La généalogie de l’indépendance de rite communiste ne se présente cependant pas de la même manière dans la Roumanie national-communiste et à Cuba sous Castro. Dans ce dernier pays, fait-il remarquer, elle « possède un parfum de vérité » (p. 99). Si en Roumanie la lutte pour l’indépendance s’est achevée en 2007 avec l’entrée dans l’UE en laissant un goût d’inachèvement, Cuba communiste tente aujourd’hui une alliance avec les touristes, pour pallier la défection de la Russie soviétique jadis si efficace pour résister à la domination des Etats-Unis, alliance qui faisait suite à celle avec ces mêmes Etats-Unis pour s’émanciper de la métropole (p. 94).

« Les femmes cubaines aux bourrelets indécents pour le goût occidental »

« Le Che aurait pu être de n’importe où et de n’importe quand » (p. 136), fait-il remarquer dans les pages consacrées à celui qui lui apparaît comme l’incarnation du « signifiant flottant dont parle Lévi-Strauss » (p. 129). En revanche, le spectacle des « femmes cubaines aux ‘’bourrelets’’ indécents pour le goût occidental » aperçues dans les quartiers populaires le conduit à conclure que les « non civilisés » « ne possèdent rien en plus, mais peut-être que nous nous avons quelque chose en moins, notre corps refoulé » (p. 67-68). Curieusement, ce serait cette rencontre avec l’’’autre corps’’ qui semble l’avoir poussé à assumer ses « réticences vis-à-vis du paradigme dominant du choix rationnel » (p. 138) et à s’aventurer au-delà de l’« ethnographie ad hoc » du tourisme dont il état question au début du livre. En exposant son credo en fin d’ouvrage, il s’affranchit visiblement des précautions dont s’entourent d’ordinaire ses pairs.

La lutte pour la reconnaissance

Plutôt que de tenter de résumer son credo, décliné sur plusieurs registres, citons un passage du dernier chapitre de son Court traité :
« (…) le seul impératif catégorique d’une morale pratique ne peut être que celui-ci : Ne méprisez pas ! (…) Tant qu’il existera une lutte pour la reconnaissance, le mépris existera aussi dans le monde ; mais le progrès dans l’ordre de l’humain revient à limiter ce mépris. (…) ‘’La revendication minimale de toutes les révolutions démocratiques est l’égalité dans la dignité’’, affirme Gaspar Miklos Tamas dans une conférence déjà évoquée et il conclut : ‘’Il n’existe pas d’éthos démocratique sans égalitarisme, il n’existe pas d’ethos qui nie l’image et la reconnaissance de groupes importants de la société civile, qui en font partie.’’ D‘un point de vue politique, la lutte pour la reconnaissance n’apparaît plus comme une lutte à la mort, à la vie, mais reste une guérilla quotidienne pour la démocratie, pour l’imposition d’un ethos démocratique de nature à limiter légalement, socialement et moralement le mépris de ses semblables » (p. 150-151).

Au pays de toutes les exagérations en matière de persiflage et de critique à tout va dont la cible peut à tout instant changer du tout au tout, ce credo minimaliste, posé, humble mais ferme, ne peut être que bienvenu.

La goujaterie comme fait social

Rien n’illustre mieux sa position que le passage consacré aux mitocani, mot qui désigne un personnage emblématique de la société roumaine tourné en dérision par le théâtre Ion Luca Caragiale. Marianne Mesnil le traduit par « goujats », tout en précisant qu’il ne lui restitue pas sa dimension sociale (p. 33). Vintilă Mihăilescu ne se réfère pas au « petit goujat », le type des banlieues qui fait des goujateries comme Monsieur Jourdain, ni au « goujat velléitaire » qui vexe par frustration, mais à la goujaterie « comme fait social, comme modèle de relation sociale ». « La goujaterie (…) c’est lorsque l’Autre n’existe plus, parce qu’il reste sur votre chemin, parce que sa propre existence cesse d’être légitime de votre point de vue. » Elle est « une pathologie sociale car elle détruit le lien social ». « La goujaterie s’avère l’opposé de la Solidarité. » (pp. 147-148). A propos de premières nuits passées à Hotel Ambos Mundos, il note d’ailleurs : « J’y ai séjourné, il est vrai, comme dans le sein d’Abraham, mais j’y ai aussi expérimenté la goujaterie cosmopolite, le mépris et la supériorité, des jubilations… (p. 33).

PS Le Court traité d’anthropologie borgésienne comporte une multitude de renvois plus que succincts les uns que les autres en sorte que seuls le nom des auteurs et l’année de parution de leur livre ou article sont mentionnés. Le souci de V. Mihăilescu de ne pas encombrer le lecteur avec des notes savantes est compréhensible et, en dernière instance, celui-ci peut, moyennant quelques efforts, remonter aux sources. Cependant, on aurait pu imaginer, en annexe, quelques indications bibliographiques…

Notes

[1« Nationalité et nationalisme en Roumanie », Terrain, n°17, pp. 79-90. A propos de l’ouvrage qu’il a coordonné Pourquoi la Roumanie est–elle comme ça ? Les avatars de l’exceptionnalisme roumain (Polirom, 2017) cf. son entretien avec Vasile Ernu traduit pour le Courrier.