Blog • la littérature bulgare, grande méconnue dans l’UE ?

|

La littérature bulgare serait « l’une des plus mal connues, si ce n’est la plus mal connue de l’Union européenne », selon les mots de Marie Vrinat-Nikolov (Quelle place pour la littérature bulgare dans la « République mondiale des Lettres » ?, Studi Slavistici XI, 2014). Sans le nier, il s’agit de nuancer ce constat.

Tout d’abord, les littératures lituanienne, lettone, maltaise, luxembourgeoise, sont-elles réellement plus connues que la littérature bulgare, d’autant plus si l’on vise également la littérature bulgare médiévale, comme celle du temps des Bogomiles, ainsi que les écrits de Peter Deunov, qui ont connu une large diffusion en France au cours du vingtième siècle ? On peut en douter. Certes, la population de ces pays est moins nombreuse que la population bulgare, mais le doute s’impose quand même. En réalité, dès que l’on distingue la littérature bulgare de la littérature en langue bulgare, les choses prennent une tournure complètement différente. Marie Vrinat-Nikolov en prend acte dans une certaine mesure, puisqu’elle consacre un développement, dans le même article, aux « stratégies pour conquérir une place dans l’espace littéraire mondial » par un « changement de langue » :

On observe, ces dernières années, un phénomène nouveau : l’écriture dans des langues de grande diffusion de la part d’écrivains vivant en dehors des frontières de la Bulgarie. C’est le cas, par exemple, de Rouja Lazarova (français), de Miroslav Penkov (anglais), Nikolaï Grozni (anglais), Kapka Kassabova (anglais), Ilija Trojanow (allemand) et Tsveta Sofronieva (allemand). Cette stratégie a l’air payante, puisque les éditions Héloïse D’Ormesson ont acheté les droits du recueil À l’est de l’ouest, de Miroslav Penkov, dès sa sortie en anglais aux États-Unis (…) et que Plon s’apprête à faire paraître le roman Wunderkind, de Nikolaï Grozni, traduit également de l’anglais. Dans une recension parue dans l’hebdomadaire Kultura, la critique littéraire Milena Kirova fait observer que les livres de cet auteur écrits en anglais jouissent d’un bien plus grand succès dans le monde anglophone que ses premiers livres, écrits en bulgare, quasiment passés inaperçus en Bulgarie. Milena Kirova avance l’hypothèse que ce qui a dû plaire au public américain, c’est à la fois la critique du communisme et la description de l’Inde bouddhiste, Nikolaï Grozni s’étant fait moine bouddhiste pendant quelques années de sa vie, dans sa quête, selon ses mots, d’une vérité supérieure (p. 252) ».


En réalité ce passage minimise quelque peu l’importance du phénomène pour plusieurs raisons : 1) le phénomène n’est pas nouveau car depuis le Moyen Âge, en passant par l’époque de l’Éveil national, le grec a toujours concurrencé le bulgare en tant que langue d’écriture d’un certain nombre d’auteurs bulgares ; 2) les écrivains concernés ne vivent pas exclusivement en dehors des frontières de la Bulgarie puisque même au vingtième siècle, Lubomir Guentchev, décédé en 1981, a produit une œuvre abondante (inédite jusqu’aux années 2000) en langue française sans jamais avoir quitté la Bulgarie ; 3) les auteurs mentionnés ne représentent même pas le quart de ceux qui se sont fait connaître avec des œuvres consacrées à la Bulgarie, mais dans des langues autres que le bulgare.

Parmi les auteurs contemporains de langue française qui se considèrent comme bulgares et/ou qui écrivent sur la Bulgarie, l’on se doit de mentionner, outre Rouja Lazarova, Elitza Georgieva, Albena Dimitrova, Aksinia Mihaylova, Denitza Bantcheva, Anélia Véléva-Fath, Svetlan Savov, Alexandre Lévy, Athanase Vantchev de Thracy, etc. Auteurs dont l’audience réunie dépasse celle des auteurs de langue bulgare traduits en français, a fortiori si l’on inclut Tzvetan Todorv et Julia Kristeva, même si ces derniers se considèrent comme (uniquement ?) français.

S’il est vrai que les francophones roumains sont plus nombreux et plus connus que les auteurs bulgares de langue française, la situation s’inverse dès qu’on élargit l’analyse aux domaines anglophone et germanophone. Nikolaï Grozni, Kapka Kassabova, Miroslav Penkov, Elizabeth Kostova, auxquels on peut ajouter Zdravka Evtimova et Velina Minkoff (parce qu’elles s’autotraduisent vers l’anglais), ont une audience mondiale considérable, avec des œuvres qui parlent de la Bulgarie, lesquelles sont parfois traduites de l’anglais vers le français et l’allemand. Sauf erreur, il n’y, actuellement, pas d’auteurs roumains de langue anglaise ayant atteint une telle notoriété avec des œuvres sur la Roumanie, comme c’est le cas pour les auteurs bulgares précités avec des œuvres sur la Bulgarie.

Enfin si l’on s’intéresse au domaine germanophone, si Dimitré Dinev et Tsveta Sofronieva sont moyennement connus, Ilija Trojanow fait actuellement partie des écrivains de langue allemande les plus appréciés, commentés et traduits qui soient, sachant qu’il a consacré à la Bulgarie quatre ou cinq livres, plus un documentaire.

Il existe aussi des auteurs bulgares contemporains de langue espagnole et grecque, peut-être également italienne. Personne n’a encore systématisé l’ensemble de ces œuvres sur la Bulgarie dans plusieurs langues autres que le bulgare. Ce serait un excellent sujet de thèse.

Si donc la littérature de langue bulgare est l’une des plus méconnues, la Bulgarie est loin d’être une inconnue dans la République mondiale des Lettres ! On peut même dire qu’il existe des lacunes dans les deux sens : les Bulgares de Bulgarie ne connaissent pas bien l’ensemble des œuvres de la littérature universelle qui traitent de la Bulgarie. Si l’on ne lit « que » l’anglais, le français et l’allemand, et à condition de dénicher tous les ouvrages existants dans les bibliothèques, on peut se faire une idée très complète et nuancée de la situation en Bulgarie, peut-être même meilleure que si l’on ne lit que le bulgare.

Dire cela n’enlève rien au fait qu’il y a un gros travail à faire pour faire connaître la littérature en langue bulgare, notamment les auteurs classiques, mais l’on se doit de le faire de façon dépassionnée et sans le moindre complexe d’infériorité. Il n’y a vraiment pas de quoi rougir : les auteurs bulgares ont réussi l’exploit de compenser les lacunes de la politique culturelle bulgare en faisant exister la Bulgarie dans plusieurs langues de grande diffusion.

P.S. : Il est à saluer que de nombreux auteurs bulgares commencent à être traduits dans des langues moins diffusées que le français, l’anglais et l’allemand, par exemple en macédonien.