Blog • Victor Brauner et ses déconvenues avec la géographie

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Pour la première fois depuis 1972, une grande exposition est consacrée à Victor Brauner (1903-1966), un artiste qui n’a jusqu’à présent pas connu le même succès que ses confrères qu’il avait côtoyés dans son processus de création, comme De Chirico, Dali, Miro ou Tanguy. Peut-être parce que son inspiration s’est manifestée à travers plusieurs courants et écoles avant de s’exprimer pleinement dans le surréalisme.

Au Musée d’art moderne de Paris jusqu’au 10 janvier 2021

Pour ma part, cela faisait un moment que j’attendais cette rétrospective, plus précisément depuis les deux petits événements qui lui avaient été consacrés par deux galeries parisiennes dont j’ai rendu compte sur le Courrier qui m’ont mis l’eau à la bouche puis soulevé toutes sortes d’interrogations. Je suis donc comblé et je ne vois pas ce que j’aurais de mieux à faire que de vous inviter à vous rendre au Musée d’art moderne (Paris). Par ailleurs, je me dis que ce serait une bonne chose que cette rétrospective arrive un jour dans son pays, tzara en roumain, comme pour Tristan, le père de Dada, qui l’a adopté comme nom d’artiste. C’est que Victor Brauner y est assez mal connu, au point que dans le catalogue de l’exposition rares sont les tableaux se trouvant dans un musée roumain, alors que son parcours roumain a joué un rôle non négligeable dans sa vie et sa démarche artistique. Sa participation aux revues et événements d’avant-garde dans ce pays ou encore les références pour le moins inattendues à son histoire lointaine en témoignent, comme on peut le voir dans les trois clichés qui suivent :

1924 : Construction, V. Brauner, 1er n° de la revue constructiviste Punct éditée par V.B., Contimporanul, principale publication de l’avant-garde roumaine
Il y aura des mots de... (affiche de théâtre, huile sur carton, 1922-1923)
Ceci fut l’histoire d’un poète de Sarmizegetusa (peinture à la cire sur carton)

C’est (…) la géographie qui reste mon plus grand ennemi et c’est elle qui m’a causé les plus grands ennuis dans la vie

Cet aveu figure dans une lettre à André Breton datée de 12 février 1940, donc au lendemain de l’occupation de la Pologne par Hitler et Staline et à la veille de l’instauration du régime de Vichy. Nous avons ici un constat à propos de sa propre situation de personne déplacée à maintes reprises mais aussi une prémonition. Une prémonition moins spectaculaire mais autrement plus inquiétante que celle de la perte de son œil annoncée dans son "Autoportrait à l’oeil énucléé" peint en 1931, huit ans avant que cela ne se produise, lui assurant une étrange réputation dans les milieux surréalistes. On s’en rend aisément compte en passant en revue quelques données biographiques qui auront marqué le destin mouvementé de Victor et de ses deux frères Harry et Théodore. Voici leurs histoires aux prises avec les aléas de la géographie.

Victor (1903-1966)

« La famille de Victor Brauner - né en 1903 à Piatra Neamţ - fuit en 1907 le pays pour Hambourg à la suite des émeutes paysannes en Moldavie, puis s’exile à Vienne quand débutent les guerres balkaniques », nous annonce-t-on au début de l’itinéraire proposé par les commissaires de l’exposition. L’itinéraire de la famille Brauner fut en réalité plus embrouillé et comporta de nombreux allers et retours puisque Harry est né lui aussi à Piatra Neamţ, en 1908, et le cadet, Théodore, en 1914, à Vienne. Toujours est-il que la famille revient en Roumanie et se fixe à Bucarest en 1918 où Victor suit les cours des Beaux-Arts. Vers 1930, il s’installe à Paris où il s’était rendu une première fois en 1925, une année après sa première exposition personnelle à Bucarest où il avait déjà acquis une certaine notoriété. En 1940, il se réfugie en zone libre où il sera interné, après avoir tenté de traverser l’océan, comme André Breton et tant d’autres, en vain cependant, apparemment par manque de moyens financiers. Après la guerre, il fait face à une nouvelle menace, celle d’être expulsé vers son pays d’origine. Proche un temps du Parti communiste, interdit en Roumanie, comme nombre de membres de l’avant-garde artistique dans les années 1920, il fréquentera ensuite les opposants de gauche au stalinisme, tel que Victor Serge.

Harry (1908-1988)

C’est au moment où sa vie commençait à reprendre son cours, où cessaient progressivement les privations et les pressions auxquelles Victor Brauner avait été confronté que son frère Harry fut arrêté à Bucarest. En 1950, il fut condamné à quinze ans de prison en même temps que plusieurs personnes issues pour la plupart des milieux intellectuels de gauche en raison de leur proximité avec l’épouse du dirigeant communiste déchu Lucreţiu Pătrăşcanu. Celui-ci fut exécuté sur l’ordre de Gheorghiu-Dej, tandis que Harry passera douze ans en prison. Mis sur la touche par la législation antisémite pendant la guerre, il avait acquis auparavant une grande réputation en matière d’ethnomusicologue. C’est à lui que l’on doit la « découverte » de Maria Tănase, une chanteuse populaire emblématique surnommée « la Piaf roumaine », sans parler de ses précieux travaux de terrain aux côtés de Constantin Brăiloiu, le fondateur des Archives du folklore en 1928.

A gauche, debout, Constantin Brăiloiu, à droite, assis, Harry Brauner
Avec Maria Lătăreţu lors d’un enregistrement

Libéré en 1962, il se marie en 1964 dans le village où il était assigné à résidence avec Lena Constante, qui avait subi le même sort que lui [1]. Un an après, elle demande le divorce à cause de sa décision d’émigrer en Israël motivée vraisemblablement par les difficultés rencontrées au sein du nouvel Institut d’ethnologie et de folklore à la fondation duquel il avait participé. Puis, étant revenu sur sa décision, ils se remarient [2]. Réhabilité en 1968, il est mort vingt ans après sans avoir pu assister à l’implosion du régime politique qui l’avait broyé.

Théodore (1914-2000)

Le cadet de la fratrie n’attendra pas la fin de la guerre pour quitter la Roumanie. Entré à l’âge de 13 ans dans la mouvance moderniste, Théodore Brauner se passionne pour la photographie, domaine dans lequel il se révélera un novateur, d’abord en mettant au point un procédé original de photogramme puis comme fondateur du surréalisme photographique.
Avec d’autres réfugiés, il quitte le pays qui venait d’adopter une législation antisémite sur un voilier pour atteindre après un long voyage Beyrouth. Interné pendant deux ans à Chypre, il rejoint la Palestine où il poursuit son travail de recherche photographique. Proche un temps de Robert Capa, il gagne sa vie en faisant des reportages pour la presse. En 1956 il s’installe définitivement à Paris où il se fait remarquer par ses photographies anthropomorphiques. Dans la série « Masques », par exemple, les objets qui nous entourent acquièrent ainsi une existence poétique.

A la mer Noire, Balcic 1937-1939
Photo de la série "Masques"

Décidément, à un moment ou un autre, d’une façon ou d’une autre, la géographie a joué plus d’un tour aux frères Brauner et à bien d’autres parmi ceux qui qui ont traversé la guerre et connu les bouleversements qui l’ont précédée et qui lui ont succédé.

Notes

[1Plasticienne et anthropologue ayant auparavant participé aux recherches de terrain avec son futur mari, Lena Constante est l’auteure d’un terrifiant témoignage rédigé directement en français : L’Évasion silencieuse : trois mille jours, seule, dans les prisons roumaines, La Découverte 1990.

[2Zigu Ornea, « Din viaţa lui Harry Brauner », România literară, n° 42, 20-26 octobre 1999. Sur la question cf. aussi « Lena Constante and Harry Brauner, interview by Zoltán Rostás, in Romanian, 1985. Tape recording - Registry - Courage – Connecting collections »