Blog • Tito, une vie : le bilan mitigé de Jože Pirjevec

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Peu de personnages auront traversé et marqué autant de moments forts et de grandes affaires de l’histoire du communisme au vingtième siècle que Tito (1892-1980). Aussi le rôle qu’il a pu jouer dans chacun de ces moments, dans chacune de ces affaires, n’a-t-il pas manqué d’intriguer et de donner lieu à des interprétations contradictoires alimentant ainsi toute une mythologie autour du personnage.

Tito - Bois maître ! Il y en a plein dans mes caves (Caricature parue en Roumanie, pays à la pointe des attaques orchestrées par Staline)

Jeune prolétaire issu de la campagne, sous-officier de l’armée austro-hongroise, acquis au communisme bolchevique dès le lendemain de la révolution russe, agent international du Komintern, présent à Moscou lors des grandes purges, dirigeant du Parti communiste de son pays et organisateur de la résistance antifasciste, courtisé par Churchill avant de tenir tête à Staline en s’appuyant sur le camp occidental, pourfendeur des kominformistes aux méthodes bien staliniennes, initiateur de la coexistence « active » entre les deux blocs, père fondateur du non-alignement jouissant d’un grand respect dans le tiers-monde fraîchement décolonisé, admiré par une certaine gauche non stalinienne européenne en raison de l’adoption de l’autogestion dans son pays, bel homme s’affichant en uniforme en compagnie de son épouse de trente-six ans sa cadette devant les grands de ce monde, Tito avait tout d’un héros, nous rappelle Jože Pirjevec dans le livre qu’il lui consacre [1]. Le grand mérite de cette biographie politique est à mes yeux de fournir une vue d’ensemble qui permet de prendre ses distances par rapport à la mythologie qui a eu cours du vivant de Tito et qui est à l’origine du prestige dont il joui encore de nos jours.

Tito ou L’art de ne pas s’engager complètement

Ce qui frappe le plus c’est de réaliser à quel point l’anti-stalinisme, l’adoption de l’autogestion ou encore le non-alignement qui ont suscité tant d’intérêt dans le monde, loin d’être des choix à proprement parler, découlent d’un contexte très particulier, celui des dernières mois de la Seconde Guerre mondiale et des toutes premières années qui ont suivi. Si le support logistique apporté par les Anglais a pu aider les partisans de Tito, si la prise de Belgrade a été rendue possible par l’intervention de l’Armée rouge, Tito s’est retrouvé en dernière instance dans un rapport de forces favorable par rapport à Churchill et à Staline. Le premier a tenté de l’attirer de son côté, sans succès, le second de retourner le rapport des forces en sa faveur avec encore moins de succès. La position de Tito, telle qu’elle ressort du livre, est cohérente : formé à l’école de Lénine et Staline, il entend faire dans son pays ce que ceux-ci ont déjà fait en URSS. Sans tenir compte des conseils de modération prodigués par Staline pour favoriser les intérêts de l’URSS, Tito procède sur le champ aux mesures de type bolchevique que les autres pays contrôlés par les communistes prendront quelques années plus tard. D’ailleurs, dans ses démêlées avec Staline, et jusqu’à sa propre disparition, Tito ne se départira jamais d’une rhétorique marxiste-léniniste des plus classiques assurant un semblant de continuité à une politique qui aura connu bien des retournements. A chaque attaque venue de Moscou, Belgrade s’évertuait à démontrer non seulement que la direction yougoslave n’avait pas tort mais qu’elle avait raison, que c’était elle qui construisait le véritable socialisme. Cette persévérance présentait aussi un avantage tactique qui fera plus d’une fois ses preuves, puisqu’elle permettait à Tito de ne pas s’engager complètement d’un côté comme de l’autre et de conserver son attractivité vis-à-vis des uns et des autres. Autrement dit, de tirer profit des uns et des autres en matière non seulement de respect mais aussi et surtout d’aides sous différentes formes, de crédits, de programmes de développement, etc.

Jože Pirjevec, Tito. Une vie, Paris, CNRS, 2024, 840 pages, 15 euros.

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Tito et les présents de l’oncle Sam

Le contraste est saisissant entre les joutes idéologiques et les intérêts en jeu. L’échange d’amabilités qui suit avec Khrouchtchev et la remarque désabusée de l’ambassadeur américain quelques années plus tard l’indiquent assez bien. « Vous avez besoin de l’aide américaine, de leur blé, vous avez oublié le marxisme… » [2] , faisait remarquer le dirigeant soviétique en 1957. « Le camarade Khrouchtchev répète souvent qu’on ne peut pas construire le socialisme avec du blé américain. Je pense que c’est possible pour celui qui sait comment il faut s’y prendre, tandis que celui qui l’ignore ne réussira pas à construire le socialisme même avec son propre blé » [3], répondait Tito quelques mois plus tard. La remarque de l’ambassadeur américain faisait suite aux retrouvailles entre Moscou et Belgrade en 1961 et à une diatribe anti-américaine dans laquelle Tito déclarait que la Yougoslavie ne permettait pas que sa politique étrangère soit conditionnée aux intérêts et pressions économiques : « La triste vérité est indéniablement la suivante : si les Soviétiques lancent de ce côté un sourire encourageant, Tito et ses proches collaborateurs sont immédiatement prêts à oublier l’oncle Sam et tous ses présents » [4]. En parlant des conséquences des nouvelles brouilles avec Brejnev cette fois-ci, après l’invasion de la Tchécoslovaquie, J. Pirjevec avance l’explication suivante : « Convaincu qu’il fallait ’’maintenir la Yougoslavie hors de l’eau’’, l’Ouest ne fut pas avare d’aide économique et politique. L’Otan – entendait-on souvent en ce temps - ne permettrait aucun élargissement de l’influence soviétique jusqu’à la côte adriatique » [5]. Tito semble en avoir été persuadé dès les premiers heurts avec Staline en sorte que son pari n’était pas nécessairement hasardeux.

Les limites de cette politique vont cependant se préciser tout au long des années 1970. Lors du congrès des non-alignés de La Havane, écrit J. Pirjevec, Tito joua pour la dernière fois son rôle de guide et mentor mais ne put empêcher les Cubains et leurs alliés partisans de l’alignement sur l’URSS de faire main basse sur le mouvement. « Pour donner au non-alignement le nouveau élan dont il avait besoin, il aurait fallu que les Yougoslaves dénoncent l’essence mensongère du socialisme soviétique et, ce faisant, remettre en question la légitimité de leur propre régime. » « Tito perdit sa dernière bataille contre les Soviétiques car, en réalité, il leur ressemblait trop » [6], écrit J. Pirjevec. Puis il rappelle que : « La Yougoslavie devenait par ailleurs de plus en plus dépendante de l’URSS sur le plan économique. En 1979 son niveau de dépendance égalait celui de la période antérieure à la rupture avec Staline. » [7]
Moins d’un an après le sommet de la Havane, Tito décédait.

L’« utopie de Kardelj » et l’« autocratie titiste »

Dès lors que l’on veut dresser un bilan des grandes orientations qui ont fait la réputation de Tito de son vivant, force est de constater en suivant son biographe slovène que les choses se présentent différemment selon qu’il s’agit de leur contenu et leur impact effectif en interne et à l’international. Pour ce qui est, par exemple, de la campagne contre le stalinisme menée au plus fort de la crise avec Staline, si elle a pu conforter à l’étranger les formations politiques de gauche non inféodées à Moscou, elle a laissé sur place une tout autre impression. La description du calvaire des dizaines de milliers de « kominformistes », accusés, souvent à tort, de comploter contre le régime sous la houlette de l’organisme qui avait pris le relais du Komintern, enfermés à l’automne 1948 dans les camps est sans appel. Ces camps n’avaient rien à envier à ceux de l’URSS à la même époque ou aux prisons de Roumanie où on « rééduquait » les détenus politiques en les transformant de victimes en bourreaux [8].

« La première ‘’autogestion’’ introduite en Yougoslave fut celle de Goli Otok » [9], note J. Pirjevec, en faisant référence à ce bagne situé sur l’« île chauve » où quelque 30 000 personnes ont été internées. Ce rapprochement est pour le moins abusif, même si son auteur a raison de mettre l’accent sur l’ « amère réalité de l’autocratie titiste » qui se cachait derrière l’« l’utopie de Kardelj » [10], le théoricien de l’autogestion. Destinée à « accélérer » le développement du marxisme-léninisme afin de contrer sur le terrain de l’idéologie les Soviétiques, l’idée de l’autogestion serait venue en premier à Djilas qui en fit part à Tito. Plutôt réticent au départ, Tito finit au début de l’été 1949 par s’enthousiasmer pour cette idée après qu’on lui eût expliqué, citations de Marx à l’appui, que « l’autogestion pouvait les sauver du piège du stalinisme et devenir un modèle pour les autres pays » [11]. Vingt ans plus tard, des expressions telles que « mort de l’Etat » ou « démocratisation de la société » disparurent du vocabulaire officiel au profit de « centralisme démocratique », « dictature du prolétariat », etc. [12]. La thèse faisant du communisme sans Etat ni parti le but final auquel aspirait la Yougoslavie irritait en particulier le Kremlin. Entre temps, la question de savoir comment furent perçus et mis en pratique les grands objectifs fixés par Kardelj demeure ouverte. Celui-ci plaidait par exemple pour une société « où l’homme serait de moins en moins citoyen, c’est-à-dire le serf de l’Etat , et de plus en plus un membre de la communauté autogestionnaire » ou encore pour que les délégués des travailleurs ne soient plus des professionnels de la politique mais au contraire conservent leur travail pendant le mandat » [13]. L’histoire de l’autogestion, telle qu’elle a eu lieu concrètement en Yougoslavie en cette période, reste à écrire.

Le « grand voyage de la paix »

S’il est un domaine dans lequel Tito et les siens ont innové et marqué des points, tout au moins sur le plan symbolique, c’est l’ouverture au tiers-monde récemment décolonisé ou en passe de l’être. De ce point de vue il a fait œuvre de pionnier y compris pour l’URSS, les démocraties populaires et les partis communistes qui au départ étaient plus réticents. L’ambassadeur yougoslave à New Dehli entre février 1952 et mars 1953 aura joué un rôle décisif dans ce domaine en convainquant Tito de se rapprocher de l’Inde de Nehru [14]. Tito fut ainsi le premier homme d’Etat européen à se rendre à la tête d’une imposante délégation en visite officielle en Inde. Il s’agissait, là encore, d’une solution pour sortir de l’isolement et multiplier les initiatives au sein de l’ONU. Cette visite fut suivie de plusieurs voyages, encore plus spectaculaires : l’un, de dix semaines, en Asie et en Afrique en 1958 [15], l’autre de 72 jours, en 1961 [16] à la veille de la 1re Conférence des non-alignés de Belgrade. 1400 personnes accompagnaient le couple dirigeant et le yacht qui les transportait était gardé par trois navires de guerre yougoslaves. « Pour la première fois, écrit J. Pirjevec, un dirigeant européen rencontrait les Africains sans paternalisme, en les considérant comme étant sur un pied d’égalité et ne tarissant pas de critiques à l’encontre de l’Occident. » [17]

L’instrumentalisation politique de la question nationale

C’est un pays mal en point, en plein doute, très endetté aussi, que Tito laisse derrière lui à sa mort [18]. Mais un pays « uni », si on peut dire. Certains Croates, Musulmans, Serbes, Albanais, Monténégrins, Slovènes et autres Macédoniens se regardaient peut-être déjà avec suspicion mais ils le faisaient au moins à l’intérieur d’un même pays, la Yougoslavie. Il serait donc quelque peu déplacé de noircir la situation quand on pense à ce qui s’ensuivra.

A bien des égards, nombre des solutions concernant les rapports entre les majorités et les minorités nationales, entre les nations évoluant au sein d’un même Etat proposées par les austro-marxistes, adoptées par Lénine en Russie puis par Tito en Yougoslavie, étaient en avance sur leur temps et cherchaient à corriger des injustices même si leur mise en œuvre pouvait être maladroite, même si les résultats n’étaient pas toujours probants ou pouvaient générer à leur tour des complications, même si certaines solutions allaient se révéler farfelues. Ce qui allait poser des problèmes insurmontables c’est l’instrumentalisation politique à laquelle donnait lieu l’adoption puis l’application de ces solutions et, enfin, la gestion des situations qui en découlaient. S’agissant de la Fédération yougoslave, prenons un exemple limite : la décision en 1968 de donner un statut « national » aux habitants de confession musulmane de Bosnie. Ce n’était pas une mauvaise chose en soi et elle répondait à des besoins, même si l’on peut toujours discuter sur l‘appellation choisie pour désigner les membres du nouveau « peuple constitutif ». Lorsqu’il évoque cette décision de Tito, J. Pirjevec s’empresse d’ajouter : « manière de s’attirer aussi les bonnes grâces du monde arabe » [19]. Pour chaque situation particulière, en Yougoslavie socialiste, comme en Russie bolchevique, il y a une dimension politique qui pose nécessairement problème dans la mesure où elle ne fait pas l’objet d’un débat libre public. Le rappel par J. Pirjevec des campagnes menées par la direction yougoslave dans les années 1960 et 1970 tour à tour contre les promoteurs du « printemps croate », les libéraux serbes ou les technocrates slovènes est de ce point de vue édifiant. L’arbitrage assuré par Tito grâce à son expérience, son habilité et à la stature qu’il a fini par incarner ne pouvait pas être efficace éternellement.
Tito a élaboré en Yougoslavie un « socialisme ‘’autogestionnaire’’ à visage relativement humain » [20], écrit l’auteur, tout en précisant par ailleurs que : « Les Yougoslaves jouissaient de toutes les libertés, à l’exception de la liberté d’expression. Mais c’est précisément dans ce détail que se trouvait le ferment de la déliquescence qui attendait le pays [21].

Tito, héros à titre posthume : pour quoi faire ?

Héros de son vivant, Tito le redeviendra, pour des raisons sensiblement différentes, après sa mort en 1980, et surtout après l’éclatement de la Fédération yougoslave en 1991, malgré les critiques souvent justifiées qui ont pu être formulées depuis un bon moment. On ne saurait tenir pour des simples nostalgiques de l’ancien régime tous ces hommes et ces femmes qui ont subi de plein fouet les rigueurs des changements survenus après la dislocation de la Yougoslavie, tous ceux qui sont irrités par la suffisance et l’agressivité des nationalismes, tous ces jeunes en quête de repères, toutes ces personnes qui continuent à interroger sur un avenir commun. Dans sa préface, Jean-Arnault Dérens met l’accent sur le fait que de nos jours encore « le nom du fondateur de la Yougoslavie socialiste et fédérale continue de diviser, de cliver ». « Tito sert toujours de référent symbolique majeur permettant de distinguer droite et gauche » [22], écrit-il. Dans quelle mesure cette "héroïsation" posthume est-elle justifiée et porteuse d’un projet d’avenir ? A cette question, J. Pirjevec ne répond évidemment pas, mais son livre invite à une certaine circonspection dont il faudrait tenir compte dans le débat en cours.

V.R. : Volksrepublik, république populaire (bulgare, hongroise, roumaine, albanaise)

En guise d’épilogue, je citerai un passage du livre de cet auteur slovène qui rapporte une confession qui en dit long sur le parcours du jeune prolétaire issu de la campagne, sous-officier de l’armée austro-hongroise, devenu ensuite maréchal des partisans : « Tito c’était fait un uniforme de maréchal, décoré comme il se devait par une équipe de stylistes, dans lequel il faisait des apparitions régulières aux réunions avec les officiers, mais aussi à chaque fois qu’il voulait souligner que l’armée était avec lui. Quand Vladimir Dedijer [historien ayant publié de nombreux ouvrages sur Tito] lui demanda un jour d’où lui venait cette obsession pour les uniformes, il lui répondit un peu rudement qu’il n’en porterait jamais si tous les Yougoslaves étaient des intellectuels : ‘’Malheureusement, nos gens sont en majorité des paysans, et tu ignores combien le culte de l’uniforme est vivace dans les campagnes. Tout paysan a pour unique rêve de voir son enfant engagé au service de l’Etat, en particulier à une fonction où on porte un uniforme’’. » [23]

Notes

[1Jože Pirjevec,Tito, une vie/trad. du slovène Florence Gacoin-Marks, relecture de la trad. Laurent Guibelin ; préf. Jean-Arnault Dérens. Paris, CNRS éditions, 2017, 694 p. Le titre de l’édition originale (Ljubljana, 2011) était Tito et ses camarades. Bien que le livre soit centré sur Tito, le trajet politique de trois autres personnages est également reconstitué : Milovan Djilas, l’auteur de La Nouvelle Classe, emprisonné plusieurs fois après 1955 en raison de ses critiques du régime, Edvard Karelj, ministre des Affaires étrangères, théoricien de l’autogestion et artisan de la Constitution de 1974 et Aleksander Rankovic, responsable de la police politique et ministre de l’Intérieur entre 1946 et 1966.

[2Id., p. 345.

[3Id., p. 352.

[4Id., p. 412. A noter que la Yougoslavie a continué à recevoir du blé après cette date, dans le cadre d’un programme établi auparavant, tandis que peu après l’URSS importera à son tour du blé des Etats-Unis.

[5Id., p. 457.

[6Id., pp.547-548.

[7Id., p. 548.

[8Id., p. 262-264.

[9Id., p. 264.

[10Id., p. 489.

[11Id., p. 302.

[12Id., p. 477. La thèse faisant du communisme sans Etat ni parti le but final auquel aspirait la Yougoslavie irritait en particulier le Kremlin (id., p. 350).

[13Id., p. 484.

[14Id., p. 328.

[15Id., p. 358. Dans les calles des bateaux qui transportaient Tito, Jovanka (son épouse) et leur escorte lors de cette tournée afro-asiatique baptisée « grand voyage de la paix », étaient entreposées des armes destinées au FLN algérien.

[16Id., p. 368

[17Id., p. 368. Dans un tel contexte, la qualification « sans paternalisme » ne semble pas très appropriée.

[18Il ne faudrait cependant pas perdre de vue le climat relativement libéral qui régnait encore tant bien que mal en Yougoslavie, climat très envié par les voisins roumains ou bulgares et qui contribuait à la réputation du pays.

[19Id., p. 430.

[20Id., p. 557.

[21Id., p. 552.

[22Id., p. 5.

[23Id., p. 197.