Blog • des « romans noirs », façon albanaise

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Deux ouvrages marquants, parus à vingt ans d’intervalle dans la célèbre « Série noire » des éditions Gallimard, mettent l’accent sur les bouleversements d’une société sortie de l’isolement mais aux prises avec un héritage encore douloureux.

La littérature très sombre et hyper-réaliste du « roman noir » reflète les convulsions gigantesques d’un pays frappé par une transition longue et mouvementée. Vaste et grave sujet que revisitent « Au paradis des fous » de Virion Graçi, récit d’un infanticide, qui se déroule dans le milieu des émigrés albanais en Grèce, et « Les Aigles endormis » de Danü Danquigny qui suit la trajectoire criminelle d’un homme happé par les réseaux mafieux.

L’émergence d’un « roman noir » albanais

Au début des années 2000, dans un article intitulé « Les Albanais d’Albanie, une identité blessée » [1] , l’historien Pierre Cabanes relève que : « Dans l’Albanie postcommuniste, ce n’est pas le nationalisme qui est à craindre dans ce pays ruiné par la dictature et affaibli par une émigration massive, mais plutôt la perte de confiance dans un destin collectif. Rien ne fut plus dévastateur que l’association étroite entre le marxisme et le culte de l’identité nationale sous Enver Hoxha, car c’était condamner l’un à disparaître avec l’autre. Et ce n’est pas seulement le nationalisme qui s’en est trouvé affecté, mais vraisemblablement le sentiment national lui-même. »

« En cette fin des années 1990, dans une Albanie à peine éveillée au capitalisme (mais quel réveil brutal !), l’adjectif « noir » s’impose à la lecture de plusieurs romans édités à Tirana » note Christiane Montécot dans un savant article [2] à l’occasion de la parution de sa traduction du roman de Graçi. « En Albanie, l’émergence du genre du ’roman noir’ suit immédiatement l’ouverture des frontières du pays ». Et de poursuivre : « Rompant avec une tradition littéraire qui valorise mythologie et épopée, il habilite le réalisme, à des années-lumière d’un réalisme dit socialiste ’reposant sur une conception du monde marxiste-léniniste’ ou critique ’dévoilant les profondes contradictions de l’ordre féodalo-bourgeois’. On pourrait, si l’on avait envie d’en rire, prétendre qu’ainsi la masse des anonymes est entrée dans l’histoire. La plaisanterie ferait oublier un précurseur, Migjeni [3] qui, au début du siècle, introduisit les humbles dans la littérature albanaise. »

« Au paradis des fous » : sur les pas d’une fiction noire

Au paradis des fous est le premier roman publié de Virion Graçi. Ecrit au début des années 1990, édité par Dituria en 1995 puis dans sa traduction en français par les Éditions de l’Aube en 1998 et Gallimard en 2000. Le roman est également publié en Italie et en Grèce. En 1991, Virion Graçi est un jeune enseignant dans sa ville natale, au sud de l’Albanie. En été, il lui arrive, pour compléter ses revenus, d’aller louer ses bras en Grèce, comme beaucoup de ses compatriotes frontaliers. C’est cette expérience, dit-on, qui lui aurait inspiré ce paradis des fous…

Le roman s’ouvre sur la situation finale du récit pour mieux entraîner le lecteur dans un schéma narratif qui va le conduire à suivre, rétrospectivement, le déroulement de péripéties vécues par les protagonistes plongés dans l’horreur quotidienne. Pour sa traductrice, Au paradis des fous aborde le thème de la confrontation brutale avec le capitalisme jusqu’à l’horreur. Tandis que son mari travaille clandestinement en Grèce, Lora tue son fils de huit ans, Tori, en lui plantant un clou chauffé au rouge dans le crâne parce qu’il écrivait à son père qu’elle recevait des hommes. La structure du roman est régie par l’emploi de la première personne. Le héros se fait narrateur. Il conte les échecs, les compromis et les bonheurs instables qui ont jalonné sa vie, énonçant, endossant tout ce qu’il a vécu, à une exception près. Le personnage central va « s’absenter » d’un des épisodes les plus rudes du roman. Dans un bâtiment où, le temps de compléter l’effectif d’un autocar-charter destiné à les reconduire chez eux, les autorités grecques gardent à vue des clandestins albanais, un viol collectif a lieu. Nul ne peut se dérober à ce forfait orchestré par les gardes eux-mêmes. Au prix d’une diversion peu vraisemblable, le narrateur va s’esquiver. Il ne restituera, de l’acte vingt fois répété, que les prémices et les conséquences. L’horreur n’en sera pas diminuée, tant, en littérature, le soin mis à taire un fait oblige le lecteur à l’entendre.

Extrait : « Quelle horreur, cette ressemblance entre eux... Lora ne supportait plus cette symétrie parfaite. Plus que quelques jours, et Tori deviendrait le portrait de son père. Tout à fait son père. Quel malheur ! Malheur de malheur ! Son mari était parti depuis douze mois. Pour une destination inconnue. Puis il avait fait savoir où il se trouvait, et ce qu’il faisait. Il cherchait à rompre des chaînes. Les chaînes séculaires de la pauvreté. Les lourdes chaînes de la misère. C’était ce qu’avaient dit ses proches, sa mère et Fatmir, son frère ainé. Mais Lora savait bien quel tempérament sommeillait en son homme, et connaissait ce monstre tapi au fond d’une cage de douceur et de réserve. ... Quant à ce petit garçon, mon fils, il grandit à son image. Il scrute, il observe, il écrit, se révolte et proteste. Huit ans. Non, il ne faut pas le laisser grandir, sans quoi il finira dans un asile, à distraire les infirmiers de service, ou crèvera sous les coups des flics. »

Cette expérience fondatrice hante encore les ouvrages plus récents de Virion Graçi. Entre 1995 et 2019, l’écrivain a publié près d’une dizaine de romans : L’épée rouillées (1999), Les filles de l’homme singe (1999), Papa sous la pluie (2000), La femme sans nom (2005), La corde et l’adieu (2011), La saison des revenants (2014), Le garçon sourd (2016), Les balles meurtrières de la nuit (2018) et Dead End (2019). Depuis 2011, Graçi est établi à Tirana où il occupe un poste de chercheur au Centre d’études albanaises et collabore à des revues littéraires.

Dans l’édition 2018 de la revue de la Maison des écrivains étrangers et des traducteurs à Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), on peut lire un de ses récits : « Les hommes » traduit par Ardian Marashi, enseignant-chercheur et traducteur. L’écrivain entraîne les lecteurs dans l’histoire d’une cité des mineurs où sous le régime communiste des familles entières étaient envoyées en relégation : aussi bien de jeunes délinquants trop férus de mode que des "escrocs" soi-disant saboteurs des chantiers du communiste... Tout un petit monde qui fournissait une main d’œuvre bon marché et corvéable à merci.

Les Aigles endormis : un thriller hanté par la vengeance

Danü Danquigny entraîne également le lecteur dans l’Albanie stalinienne d’Enver Hoxha, sur les pas d’Arben plongé dans le chao albanais où les mafias vont remplir le vide laissé par le communisme. L’auteur, né à Montréal mais installé en France et d’origine albanaise, a encore « le pays dans le sang » ! Il a suivi des études supérieures en droit et en psycho criminologie qui l’ont conduit à travailler à la police des frontières et à exercer le métier d’enquêteur privé.

Le jeune Arben grandit, entouré de sa bande de copains et de ses parents profs. Son avenir semble tout tracé. Mais avec la chute du régime et l’avènement du libéralisme s’ouvre une période de chaos politique et de déliquescence morale qui emportent tout sur leur passage. Ils transforment le jeune idéaliste en truand endurci. Pour tenter d’échapper à la spirale de la violence et protéger les siens, Arben n’a qu’une solution : partir.

Extrait : « Nous étions à la fin du mois de février, en 1991, et une nuée d’oiseaux gazouillait déjà le printemps à venir pendant que j’avalais un café et un Fernet sur le balcon. La statue d’Enver, ce vieil arbre malade que gardaient encore les chiens du système à Tirana, venait d’être mise à bas par une foule en colère. Ma jeune épouse était enfin devenue à mes yeux la douce Rina, et, le visage encore assoupi, elle vint se joindre à moi.
Je t’ai préparé des petulla pour ton repas.
Merci. Tes crêpes sont un délice. Tu es un rayon de soleil.
Qu’est-ce qui t’arrive, aujourd’hui ?
Tu veux que j’entende quoi dans le bruit des casseroles ?
Ils ont réussi, Rina. Le régime va tomber.
Et je lui racontais Elis, la marche, les combats, la statue de l’oncle Enver mise à bas. On le tenait notre bonheur. Liberté ! Démocratie ! Justice ! Je me gargarisais de mots si longtemps interdits. Elle m’écoutait, attentive, souriante. Elle vint se blottir sur mes genoux.
Alors, mon mari insoumis, ça veut peut-être dire que tout n’est pas si moche dans ce pays. »

À la fin de l’ouvrage, l’auteur rend hommage à tous celles et ceux qui, à un moment ou à un autre, ont concouru à nourrir l’écriture du roman et rendre crédible son récit. Comme Agron, profesor pa diplomë [enseignant sans diplôme], sans qui cette histoire manquerait d’épaisseur ! « J’ai installé cette histoire en Albanie car c’est un pays que je connais bien », explique Danquigny, invité à un festival de polars. « …J’y vais régulièrement depuis 15 ans. Surtout, j’ai pensé que cette dictature, une des plus dures des régimes communistes, et celle qui a chuté le plus tard – dans l’indifférence générale – était la toile de fond idéale pour un roman noir. Pays minuscule que beaucoup peineraient à situer sur une carte, l’Albanie est cette enclave que l’avènement du libéralisme va ravager et marquer au fer rouge des personnages inoubliables et d’une vérité qui fait froid dans le dos. « Ce roman n’avait pas de vocation documentaire et ma connaissance du pays est empirique : j’ai parlé à des gens, rencontré des familles… Ce qui était intéressant est que Korçë, où se situe l’action est une ville d’Albanie importante… mais toute petite. Tout le monde connaît tout le monde et tout dysfonctionnement est incarné par une personne, que tout le monde connaît, et qui possède la moitié de la ville… Je voulais aussi évoquer l’explosion de la famille albanaise, un fait très récent, comme un élément central et crucial du roman. »

Les deux polars plongent le lecteur dans un pays ruiné par la dictature et affaibli par une émigration massive. Où les mafias, surfant sur la déliquescence d’une société déboussolée par la chute d’un des régimes les plus dures du bloc de l’Est, vont remplir les vides laissés par le communisme. S’ils se rencontraient, Graçi et Danquigny, auraient certainement beaucoup à échanger, trente cinq ans après la mort du dictateur, sur les changements démocratiques de la société et la construction identitaire des individus. Une rencontre autour du « roman noir », histoire de jeter un peu de lumière sur cette littérature à la fois sombre et bouillonnante…

Notes

[1Esprit No. 265 (7) (Juillet 2000), pp. 23-31 (9 pages) https://www.jstor.org/stable/24279142

[2L’émergence d’un « roman noir » en Albanie dans le numéro thématique sur les langages politiques « Mots », n° 54, Paris, Presses de Sciences-Po, mars 1998, p. 123-133.

[3Milosh Gjergj Nikolla Migjeni (1911-1938) est un écrivain d’inspiration essentiellement sociale, l’un des écrivains les plus tourmentés de l’Europe des années 30.