Blog • Cinéma albanais : Le dernier prisonnier, thriller politique de Bujar Alimani, en salle le 22 juillet

|

Comment montrer à l’écran les affres d’une société à la fin d’une dictature – comme celle instaurée par Enver Hoxha en Albanie – à travers la résistance d’un prisonnier politique ? L’âme d’un peuple passe par une somme de contradictions, encore plus quand il s’agit d’un pays qui se construit avec peine depuis le début des années 1990 sur les décombres d’une dictature communiste mourante. Aussi le passé aide-t-il à mieux comprendre le présent.

Au détour de l’âme d’un peuple

Ma rencontre avec le réalisateur Bujar Alimani date de 2018 quand, invitée par Rezart Jasa à assister à une projection privée, le réalisateur mettait la dernière touche au montage de la scène finale de son film. La sortie du film en France le 22 juillet permet de renouer avec le cinéaste qui vit et travaille aux États-Unis.

Le film tourné par Bujar Alimani montre une Albanie que les moins de quarante ans ne peuvent pas connaître... En 1990, dans une région reculée de l’Albanie, un prisonnier politique est transféré du jour au lendemain sans savoir ni où ni pourquoi. La voiture qui le transporte tombe en panne au cœur de la montagne. Le prisonnier fait connaissance avec ses deux gardes, responsables dévoués au parti communiste albanais.

Le pays n’est pas encore tombé dans un ultralibéralisme sauvage attisé par les bouleversements sociaux économiques de ces trente dernières années. Pas de voyeurisme non plus avec ces fameux 750 000 bunkers essaimés dans tout le pays. Mais un thriller psychologique autour de rescapés, s’il en est, victimes de l’arbitraire paranoïaque d’un univers totalitaire d’une Corée du Nord-Bis avec son emprise sur la société, sa fermeture et son isolement.

Le film est construit comme un thriller politique qui confronte l’Albanie communiste à la volonté d’un peuple de s’émanciper. A travers du transfert d’un prisonnier politique de sa prison vers la capitale, il offre le portrait d’une Albanie fracturée, entre modernité et conservatisme qui, à l’orée des années 90, ne rêve pas encore de rejoindre les démocraties européennes.

Le personnage principale, Léo (Viktor Zhusti), a fait ses études à Prague dans les années 60. Prisonnier politique condamné par le Parti du Travail comme ennemi de la lutte des classes au nom de la volonté totalitaire de forger « l’homme nouveau », Léo a tout du antihéros. Personnage ordinaire plongé dans une situation extraordinaire, il ne cherche pas à s’enfuir quand il comprend que le régime veut se servir de lui pour donner une image idyllique (on parlerait de « fake » de nos jours) du pouvoir en place. Sa résistance placide s’enracine dans sa formation, ses idées, ses sentiments et même sa morale qui ne le mettent pas à l’abri cependant d’un destin tragique.

Cette histoire résonne étrangement dans les mémoires car elle fait écho à de véritables « scenarii » montés de toute pièce par le régime comme celui de Filip Nashi, directeur général des pétroles d’Albanie, sorti de sa prison par la Sigurimi et « promené » jusqu’en Suède, comme le raconte Bujar Alimani. Si le nombre d’Albanais victimes de la répression fait encore débat parmi les historiens, une chose est sûre : nul n’a échappé à la société de la peur qui en a résulté, comme le rappelle judicieusement Sébastien Colson dans Albanie, forteresse malgré elle, un ouvrage publié par les éditions Nevicata en 2018.

Le personnage principal du film, ce "dernier prisonnier" n’est pas sans rappeler non plus la figure de Maks Velo, un artiste et intellectuel albanais né à Paris le 30 août 1935 et décédé le 7 mai 2020 à Tirana. Dans un article qui lui est consacré sur le site du Courrier des Balkans, nous avons eu l’occasion de rappeler combien, lui-aussi, avait été marqué dans sa chair et dans son œuvre et de manière indélébile par dix années d’internement au camp de Spaç, le plus terrifiant de la dictature albanaise, pour ses goûts pour le modernisme et la peinture mondiale.

Bujar Alimani à la réalisation : un pari gagné

L’histoire n’est pas simple pour ce réalisateur rattrapé par la famille du scénariste, Artan Minarolli, disparu brutalement. Comment plonger dans un scénario, à titre posthume, pour en sortir une histoire qui montre l’absurdité d’un régime et d’un pays poussée au paroxysme ? Quand Bujar Alimani, la cinquantaine, s’empare du projet c’est pour en faire un thriller politique. Il ne sait pratiquement rien du scénario qui vient de remporter l aide du centre du cinéma albanais. Coproduction entre l’Albanie, la France, la Grèce et le Kosovo, le film reçoit également une subvention de Creative Europe.

Il ne sait pas non plus qu’il aura à dépasser bien des obstacles : privé du scénariste, un des acteurs principaux est frappé d’une crise cardiaque ... Le dénouement du fin du film s’en trouve bouleversé : impossible de tourner la dernière scène avec des acteurs se jetant dans les eaux glacées d’une rivière tumultueuse.

L’Albanie est « une terre de cinéma » comme le souligne l’Ambassadeur d’Albanie en France, Dritan Tola le soir de la première à Paris. Et personne dans la salle du Saint-André des Arts qui programme le film au Quartier Latin, ne conteste la qualité des acteurs et des réalisateurs qui, en dépit des fourches caudines de la propagande pendant un demi-siècle, ont réussi à faire passer des émotions et des idées à l’extérieur de la « forteresse albanaise ». Face à Viktor Zhusti, la distribution réunit plusieurs acteurs de talents parmi lesquels Ndriçim Xhepa, dans le rôle énigmatique du Camarade Spiro, ou encore de Xhevet Feri dans celui du diabolique Asllan, torturé par sa conscience malgré une obéissance aveugle au Parti.

« Le fleuve dort, l’ennemi jamais » selon un proverbe albanais.

Bujar Alimani vit à présent aux États-Unis après avoir gagné la Grèce, en 1992, où il a débuté en tant qu’assistant réalisateur dans plusieurs films grecs. Ses courts métrages ont été récompensés dans des festivals internationaux.

Le dernier prisonnier est un drame psychologique qui se déroule à la fin de la dictature communiste en Albanie. Après tout ce temps, j’étais capable de mettre les choses en perspective et de voir cette région pour ce qu’elle est. Je suis né et j’ai vécu vingt deux ans sous le régime communiste. J’ai donc essayé d’être le plus objectif et réaliste possible en m’appuyant sur mes propres souvenirs et expériences, au-delà ce qui était déjà présent dans le scénario. J’ai voulu raconter cette histoire le plus authentiquement possible. »

Et de rajouter : « J’ai retiré la plupart des couleurs vives et j’ai laissé le gris et le marron, qui reflètent nos vies et les années grises et incolores de la dictature communiste. J’ai évité les plans rapprochés autant que possible. Je souhaitais inclure tous les personnages dans les plans, pour mettre dans une même image, l’ensemble des acteurs qui ont joué un rôle au cours de ces années éprouvantes. Il n’y a pas une seule personne responsable à blâmer pour ce qui s’est passé dans ce pays, mais l’ensemble de la population pour avoir laissé une dictature criminelle s’épanouir sans entrave. »

En cette période particulière, ou le confinement rime avec enfermement, gageons que Le dernier prisonnier saura séduire en France comme ailleurs un public curieux et exigeant. Le film : Prix du Meilleur long métrage au festival de Trieste ; Prix du public, Meilleur scénario et Prix des médias au Festival International de Tirana ; Grand Prix et Prix du jury Œcuménique au festival international du film de Varsovie, représente l’Albanie aux Oscars 2020. Une année qui va voir également l’ouverture des négociations d’adhésion de l’Albanie à l’Union européenne, comme un pied de nez à tous les esprits chagrins qui doutent encore que ce pays, petit comme la moitié de la superficie de la Belgique mais grand par une histoire multiséculaire, est en mesure de retrouver la confiance de ses compatriotes, à l’intérieur comme dans les diasporas à travers le monde, désireux d’un avenir meilleur.

Sortie en France le 22 juillet 2020 : http://nextfilmdistribution.com