Blog • Alain Finkielkraut, ou l’essentialisme comme entreprise soi-disant « subversive et salvatrice »

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Alain Finkielkraut vient de se livrer pour la première fois dans ce qui ressemble à des mémoires. À la première personne (Gallimard, 2019) retrace le parcours intellectuel de son auteur sans s’épancher en souvenirs personnels. La forme du livre est excellente, on y apprend un certain nombre de choses, y compris au sujet de l’histoire des idées, mais ce qui dérange, c’est son idée-maîtresse, à savoir l’éloge de l’essentialisme (le contraire de l’existentialisme), présenté (si, si !) en tant qu’entreprise subversive, contestataire, ayant peu de chances d’aboutir, quoique nécessaire et salvatrice. On aura rarement vu plus grosse ficelle dans l’histoire des idées.

Peu importe si cette étrange expérience de lecture que constitue À la première personne est un ouvrage de philosophie autobiographique ou un essai au croisement de plusieurs sciences humaines. Alain Finkielkraut se dit humble (il ne l’est pas) : il n’aurait pas le talent d’un écrivain et ne serait pas un véritable philosophe. Philosophe, Milan Kundera, le dédicataire du livre, ne l’est pas non plus, mais cela ne l’empêche pas, aux dires d’Alain Finkielkraut, de lui avoir ouvert les yeux quant au fait que la vérité serait du côté de l’essence des choses, pas du côté de notre existence, ni du regard subjectif et engagé que nous portons sur celles-ci. Cherchez l’erreur.

Alain Finkielkraut prétend que Milan Kundera l’aurait guéri de ses erreurs de jeunesse. Pourtant les premières publications d’Alain Finkielkraut semblent beaucoup plus convaincantes sur le plan intellectuel que ses publications plus récentes. En s’appropriant chez les uns et les autres ce qui l’intéresse, en privilégiant l’accessoire par rapport au principal, il retient de Sartre l’idée que les juifs devraient s’assumer en tant que tels, tout en rejetant complètement l’idée-maîtresse de l’existentialisme sartrien, à savoir que l’existence précède l’essence. L’œuvre de Milan Kundera – nonobstant le fait qu’il s’agit du dédicataire de l’ouvrage – ne figure dans l’analyse qu’en tant qu’auteur cité par Jacques Rupnik ; par une citation du Livre du rire et de l’oubli, une autre du Rideau, mais surtout par trois références au sinistre essai paru en 1983, intitulé « Un Occident kidnappé, la tragédie de l’Europe centrale ». Cet essai, que Milan Kundera semble avoir renié et qu’il ne réédite plus depuis belle lurette, est remis au goût du jour par Alain Finkielkraut, qui y voit un Évangile des temps modernes. Que dit cet essai en substance ? Hé bien que le scandale de l’invasion soviétique au cours du Printemps de Prague tiendrait surtout à ce qu’une horde d’Asiatiques sauvages (comprendre : les Russes, même pas les Soviétiques) auraient « kidnappé » la Bohème, un bout d’Occident. Car, voyez-vous, n’est pas occidental qui veut ou qui aspire à le devenir : c’est un club fermé réservé à ceux qui en faisaient déjà partie hier (l’avant-hier ne comptant pas : c’est trop compliqué, laissons cela aux archéologues…). Cette russophobie caricaturale ne fait pas grand cas de l’influence occidentale en Russie et n’est probablement plus du tout cautionnée par Milan Kundera, qui n’est sans doute pas fier de cet écrit (par plus que de ses poèmes de jeunesse d’inspiration stalinienne en langue tchèque, qu’il n’a jamais pris soin de faire traduire).

Bien au contraire, pour Alain Finkielkraut, la pensée de Milan Kundera et celle des « poètes et penseurs d’Europe centrale » (Miłosz, Brandys, Kołakowski ? C’est tout ?) lui fait renier Julien Benda, lequel expliquait fort judicieusement que l’être européen, la nation européenne, se construisaient, à l’instant de toutes les nations, lesquelles sont toujours le fruit d’une construction consciente et non quelque chose d’objectif et d’immuable. Les nations sont une idée neuve en Europe et dans le monde. Non, rétorque Alain Finkielkraut, guéri de ses soi-disant illusions de jeunesse : la Hongrie, c’est l’Europe, la Croatie, c’est l’Europe, mais sans doute pas la Serbie orthodoxe, sans doute pas la Bulgarie, sans doute pas le reste des Balkans… On reste sur sa faim car l’auteur ne va pas jusqu’au bout de son inventaire essentialisant.

Puisqu’il est à la recherche d’une caution intellectuelle un peu plus sérieuse que l’essai probablement renié de Milan Kundera, Alain Finkielkraut convoque l’artillerie lourde : Martin Heidegger. Même Luc Ferry, philosophe de droite, perçoit dans la philosophie de Heidegger un penchant vers le national-socialisme bien avant la publication des lugubres Cahiers noirs, où Heidegger fait ouvertement l’éloge du nazisme. Cela n’a rien de surprenant : Heidegger, qui ne connaît pas grand-chose à la diversité des cultures de son temps, croit percevoir chez les intellectuels juifs de son époque (certains sont même ses étudiants) un penchant au cosmopolitisme, au déracinement, qui le scandalise. Il rend en conséquence les juifs responsables de la « technique », terme repoussoir qu’il forge pour dénoncer les dérives de l’âge moderne. Pour Heidegger, copié en cela par certains de ses étudiants juifs, la solution est simple : il faut se réfugier dans l’essence de sa propre nation et rejeter tout existentialisme et tout humanisme. Jean-Paul Sartre a au moins l’immense mérite d’avoir tenté de transformer la phénoménologie allemande (en croyant copier Heidegger, mais en ne l’ayant pas compris) en une pensée humaniste. Rien de tout cela chez Heidegger, qui renie tout de même progressivement son adhésion totale au national-socialisme (qu’il a un temps tenté d’enrichir de sa propre contribution philosophique, à en croire ses Cahiers noirs) vers la fin de sa vie, en se réfugiant derrière la Gelassenheit (terme jargonnant signifiant plus ou moins « sérénité »).

(In)cohérent à souhait, Alain Finkielkraut adhère à la pensée de Heidegger malgré l’antisémitisme exacerbé de celui-ci et même si son antisémitisme constitue le cœur de sa philosophie. La défense effrénée de l’essentialisme nationaliste vaut bien quelques compromis avec l’engagement contre l’antisémitisme, une constante chez Alain Finkielkraut. Heidegger aurait pu s’intéresser aux Roms, autres victimes de l’Holocauste dont Alain Finkielkraut ne parle guère, qui à l’instar des juifs de l’époque sont cosmopolites et se fondent plus ou moins complètement dans n’importe quelle nation. Sauf que voilà, certains juifs ont appris leur leçon essentialiste et revendiquent désormais une essence juive depuis des temps immémoriaux, alors que les Roms n’en font pas autant (raison pour laquelle ils n’intéressent pas les philosophes, pas plus que les militants du « plus jamais ça » ?). On constate ainsi une continuité intellectuelle entre Heidegger l’antisémite et Finkielkraut le pourfendeur de l’antisémitisme. C’est par exemple, de son propre aveu, la pensée de Heidegger qui inspire les positions que prend Alain Finkielkraut à l’Académie française, où il dit combattre de façon caricaturale les anglicismes et l’écriture inclusive. Le débat sur l’évolution de la langue est légitime et nécessaire, à condition de recourir aux outils de la linguistique et non pas en déterrant des dogmes essentialistes.

Alain Finkielkraut se dit viscéralement attaché à l’État d’Israël, mettant ainsi en œuvre la philosophie de Heidegger (et, pense-t-il, celle de Milan Kundera) au sujet de la nécessité d’un enracinement transgressant le cosmopolitisme jugé néfaste. Cet attachement est même caricatural, quand l’auteur évoque par exemple le « continuel sujet d’émerveillement de voir le minuscule État où s’expriment toutes les dissensions de l’âme juive tenir tête depuis sa naissance aux ennemis qui l’entourent » (p. 46). On aura compris que la Terre entière est figée dans des représentations essentialistes, faussement présentées comme non-conformistes : l’âme juive, la figure de l’ennemi extérieur. Pourtant Alain Finkielkraut est avant tout un nationaliste français, hostile à l’islam, alors que les musulmans sont souvent eux aussi victimes de l’antisémitisme lorsqu’ils sont de souche sémitique. Il n’a jamais vécu en Israël de façon prolongée et ne semble pas bien connaître ce pays, dont il n’a pas la nationalité et ne parle probablement pas la langue officielle. La pensée d’Alain Finkielkraut, qui se dit victime de l’intolérance, est tellement peu tolérante envers ceux qui n’y adhèrent pas que même des intellectuels juifs tels que Noam Chomsky ou Norman Finkestein (l’auteur de la théorie de l’« industrie de l’Holocauste ») en prennent pour leur grade. Tzvetan Todorov n’échappe pas non plus à la critique pour avoir osé évoquer la possibilité d’« abus de mémoire ».

On le voit, l’essentialisme est loin d’être plus répandu dans des régions telles que les Balkans qu’il ne l’est en Europe occidentale, où il progresse sans cesse. Alain Badiou, cité par Alain Finkielkraut, dit de ce dernier que serait un « raciste habillé en antiraciste ». Malgré les excès et les écarts de langage que l’on connaît à Alain Badiou, il reste un grand philosophe. On ne peut pas en dire autant pour Alain Finkielkraut, qui n’a cependant pas toujours été réactionnaire, à en croire son autobiographie et ses premiers écrits. Quoi qu’il en soit, sa première autobiographie (d’autres suivront certainement) est tout, sauf contestataire par rapport à l’ordre établi : elle est au contraire réactionnaire, nostalgique d’une France d’autrefois et idéalisant l’État d’Israël en une seule convulsion intellectuelle. L’ordre établi, c’est de plus en plus celui d’un Éric Zemmour, auteur et journaliste prolifique et omniprésent (bientôt politicien), qui dit dans un registre plus populiste ce que M. Finkielkraut ressasse en s’adressant à un public plus spécialisé.