Blog • Robert Elsie : infatigable érudit et vulgarisateur passionné de l’Albanie

|

Chercheur pluridisciplinaire passionné et prolifique, scientifique érudit et vulgarisateur, Robert Elsie (1950-2017) a embrassé de multiples domaines : les arts, la littérature, l’histoire, l’ethnologie, la langue, la religion...

Robert Elsie

Notre première rencontre remonte au séminaire de langue albanaise à Prishtina, à l’été 1989. Au cours de ces deux semaines, nous avions eu le temps de faire connaissance et d’échanger sur plusieurs sujets qui nous passionnaient : la langue et la littérature, la culture et l’histoire... Au début des années 2000, Robert Elsie m’avait envoyé le tapuscrit de la remarquable Histoire de l’Albanie écrite à la fin du XIXe siècle par un prêtre catholique missionné au cœur d’une région orthodoxe de l’Empire Ottoman, qu’il cherchait à faire publier en France...

Chercheur pluridisciplinaire passionné et prolifique, érudit à la fois scientifique et vulgarisateur, Robert Elsie a embrassé de multiples domaines : les arts, la littérature, l’histoire, l’ethnologie, la langue, la religion... Doté d’une très grande force de travail, il a fait preuve d’un engagement universitaire critique qui lui a permis de s’opposer par son érudition à toutes les formes de propagande, rectifiant idées fausses et portraits erronés. Dans plus d’une cinquantaine d’ouvrages publiés principalement en anglais, en allemand et en albanais, il a mis une somme considérable de connaissances à la portée du plus grand nombre.

Convaincue que la mémoire de ce spécialiste des études albanaises, étonnamment peu connu en France, devait être retracée entre autre à l’occasion du salon du livre des Balkans, je proposais à un autre chercheur en littérature de s’associer à une présentation des principaux ouvrages et études de R. Elsie disparu brutalement en 2017, à l’âge de 67 ans.

Il y a tout juste un an, accompagnée de Jean-Paul Champseix, je passais au tamis d’une « Carte blanche » consacrée aux publications d’Elsie disponibles à la bibliothèque universitaire des langues et civilisations (BULAC) les multiples aspects de cette personnalité à l’œuvre déterminante dans les études modernes consacrées à la culture albanaise. Un public composé de fins connaisseurs et d’amateurs éclairés était au rendez-vous. Un "coup de cœur" illustré par des lectures et la projection des photos de ses nombreux ouvrages !

« Amusez-vous à lire ! ».

Né le 29 juin 1950 à Vancouver (Canada) et décédé le 2 octobre 2017 à Bonn (Allemagne), Robert Elsie a consacré près de trente ans de sa vie à mieux faire connaître la littérature, la langue, les traditions, l’histoire et la mythologie des Albanais dans les Balkans et l’Italie du Sud au moyen d’un grand nombre d’études et de publications toutes animées d’une grande bienveillance, ainsi que sur cinq sites Internet thématiques dédiés à l’art, l’histoire, la langue et les dialectes, la littérature et les premières photographies d’Albanie. Son leitmotiv n’était-il pas : « Amusez-vous à lire ! ».

Passionné par la langue albanaise, Elsie est d’abord un "passeur de textes" traduisant inlassablement des auteurs classiques, ceux du mouvement de la renaissance albanaise du XIXe siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, ainsi que des auteurs contemporains. Il a aussi été interprète de conférence pour le gouvernement allemand et pour les institutions européennes avant de travailler au Tribunal international de le Haye.

On sait moins que ce diplômé de philologie classique de l’Université de la Colombie britannique a étudié à Berlin, Paris, Dublin et Bonn où il obtient un doctorat de linguistique comparée et de celtologie en 1978. Il s’intéresse aux langues celtiques, y compris le parler breton en France, et gaéliques avant de publier en 1986 une monographie consacrée à une étude comparative. Il est aussi un spécialiste de la langue sorabe, parlée par une minorité de locuteurs en Pologne et en Allemagne, dont il a étudié la poésie.

C’est à la fin des années 70 qu’il se rend pour la première fois en Albanie, profitant d’un programme d’échanges entre l’Institut de linguistique de Bonn et l’Académie des Sciences d’Albanie. Il deviendra un traducteur non seulement de la langue albanaise mais aussi un fin connaisseur de ses nombreux dialectes ainsi que du turc ottoman.

Il traduit en anglais, en compagnie de Janice Mathie-Heck, poétesse, chercheuse et traductrice canadienne, le long poème épique "Le luth des montagnes" du prêtre franciscain Gjergj Fishta, homme de lettres et figure politique qui joua un rôle important en faveur de l’indépendance albanaise au sein de l’empire Ottoman. Ce travail est une contribution remarquable pour porter à la connaissance de ses contemporains un texte écrit entre 1902 et 1909 dans une langue très riche, en dialecte guègue du Nord, qui rend l’original difficile à lire et à comprendre pour les Albanais d’aujourd’hui.

Une démarche universitaire anglo-saxonne.

Dans les années 80, Elsie s’initie à la littérature albanaise en lisant un grand nombre d’écrivains d’Albanie et du Kosovo. Il commence à écrire des articles dans World Litterature Today. En 1986, il publie History of Albanian Litterature, un ouvrage de plus de mille pages composé de traductions accompagnées d’éléments factuels, d’analyses et de notes ainsi que de photos des œuvres originales d’auteurs de langue albanaise, d’articles d’humanistes albanais écrits en latin tout comme ceux écris en turc sous l’empire ottoman.

Elsie sait combien il est important de disposer de sources bibliographiques solides, surtout pour des pays ou des régions plutôt ignorés par les universités occidentales.

Il publie plusieurs dictionnaires qui rassemblent une somme d’informations considérables, avec des données contradictoires et un spectre de connaissances impressionnant, pistant les inexactitudes et faisant appel à de nombreuses référence à des sources de première main, comme dans un recueil intitulé Early Albania : A Reader of Historical Texts, 11th - 17th Centuries dans lequel en chercheur "raisonnable" et "raisonné", il se met en quête de tous les écrits ou récits ayant trait à l’Albanie.

En 2001, il édite Dictionary of Albanian Religion, Mythology and Folk Culture. Cet ouvrage s’attache à présenter les personnages de la mythologie, les croyances religieuses, les communautés, ordres et sectes présents en Albanie, les saintes et les saints de toutes les religions qui ont eu une influence sur les croyances albanaises, les sanctuaires de cultes, les fêtes, les rituels, les superstitions populaires, les cultures tribales et les témoignages de patriarcales. C’est une véritable mine d’or pour tous les ethnographes et les anthropologistes. La bibliographie à la fin de l’ouvrage fait quatre-vingt pages sur un total dépassant les trois cents cinquante.

En 2004, sortent deux dictionnaires historiques : l’un sur l’Albanie et l’autre sur le Kosovo. Il est aussi l’auteur d’un ouvrage de plus de cinq cents pages réalisé de sa propre initiative : un dictionnaire bibliographique de l’histoire albanaise. Il se positionne dans les débats politiques et nationalistes, aussi bien sur la question des Tchams dans The Cham Albanians of Greece : A Documentary History que celle du Kosovo ou de la Macédoine, en apportant des sources souvent inexplorées et ses connaissances associées à des champs d’exploration très larges et à une discipline universitaire lui permettent de s’abstraire des passions communément rencontrées.

Un éditeur passionné par l’histoire.

L’Histoire de l’Albanie de Jean-Claude Faveyrial parait sous la direction de Robert Elsie en 2015.
Cette Histoire de l’Albanie a été écrite entre les années 1884 et 1889 par J.-C. Faveyrial (1817-1893), un prêtre catholique missionné au cœur d’une région orthodoxe de l’empire Ottoman. Il s’agit là d’une œuvre de grande signification culturelle car c’est une des premières à tracer l’histoire entière de l’Albanie, de l’antiquité jusqu’à la deuxième moitié du dix-neuvième siècle.

C’est au début des années 1990 que Robert Elsie entend pour la première fois parler d’une "grande Histoire de l’Albanie"... S’en suit une quête du manuscrit qui passe par Istanbul, le collège Saint-Benoît à Karaköy, à quelques pas de la Corne d’Or, dans la maison de la Congrégation de la Mission Lazariste et, enfin, en 1999, à Paris dans les archives de la Maison Mère de la Communauté des Missionnaires Lazaristes.

L’Histoire de l’Albanie de Jean-Claude Faveyrial reflète les connaissances de l’histoire des Balkans d’une époque et, avant tout, la façon de l’écrire. Faveyrial, il faut le dire, n’avait pas une conception claire et précise des Albanais en tant que nation et peuple comme on les connaît aujourd’hui. Son histoire est plutôt celle de la région sud-est-européenne avec ses diverses populations, les Albanais bien sûr, mais aussi les Valaques du Pinde, les Grecs, les Turcs et les Slaves.

L’auteur paraît avoir utilisé toutes les grandes sources de l’histoire balkanique parues jusque-là : Aravantinos, Boué, Cantù, Dézobry et Bachelet, Farlati, Hammer-Purgstall, Hécquard, Lavallée, Le Beau, Lequien, Poirson et Cayx, et bien sûr le grand Pouqueville. Il était au courant aussi des œuvres de la littérature albanaise, par exemple des auteurs classiques du dix-septième siècle comme Budi, Bardhi (Bianchi) et Bogdani.

Aussi cette Histoire de l’Albanie est-elle plutôt celle de toute la partie sud-ouest de la péninsule balkanique, y compris non seulement l’Albanie actuelle, mais aussi l’Épire, le Monténégro et la Macédoine entière. Le lecteur trouvera aussi des renseignements importants sur l’histoire de l’église catholique aux Balkans, y compris des détails intéressants sur l’histoire du patriarcat d’Ochride (1394-1767).

Bien qu’elle ne corresponde pas complètement aux besoins d’un lecteur contemporain ou d’un étudiant en histoire balkanique ou ecclésiastique et bien qu’elle ne soit pas tout à fait fidèle dans les faits comme on les connaît aujourd’hui, après un siècle de recherches supplémentaires, l’Histoire de l’Albanie de Jean-Claude Faveyrial est une œuvre remplie d’informations et comprend de nombreux détails difficiles à trouver ailleurs. Le lecteur remarquera dès le début que l’auteur écrit son histoire avec passion et enthousiasme, mais qu’il n’échappe pas aux valeurs et aux préjugés religieux et nationaux de son milieu et de son époque.

Comme le souligne R. Elsie, prêtre catholique affecté à son ministère au cœur d’une région orthodoxe de l’empire Ottoman, Faveyrial nourrit à l’évidence une certaine animosité évidente contre l’Orthodoxie grecque, et - il faut le dire - contre les Grecs en général. Elle fera peut-être sourire le lecteur contemporain qui lui pardonnera ces excès dans la mesure où ils servent aussi à illustrer l’esprit de son époque.

Il faut savoir que l’essentiel de l’œuvre considérable de Faveyrial n’a jamais été publié. Parmi ses manuscrits importants se trouvent en premier lieu la présente Histoire de l’Albanie, mais aussi une Histoire valaque (1891), une Histoire de la presqu’île d’Illyrie (s.d.) et un Catéchisme valaque à l’usage des prêtres (1891).