Blog • Retour sur Action directe avec Monica Sabolo dans La vie clandestine

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Auteure, entre autres, de Tout cela n’a rien à voir avec moi, prix de Flore en 2013, Monica Sabolo opère dans son nouveau roman paru chez Gallimard La vie clandestine un double retour, sur son propre passé et, en miroir, sur un mouvement politique en France qui a beaucoup choqué et continue d’intriguer. Son regard sur les membres du groupe Action directe permet de voir plus clair dans ce qui s’apparente à une nébuleuse déconcertante à bien des égards.

« L’Escamoteur », attribué à Jérôme Bosch : trouvez la faille !

Je le tiens mon sujet, se dit l’auteure, apparemment en mal d’inspiration, en écoutant sur France Inter l’émission de Fabrice Drouelle sur « La fin d’Action directe » [1], sans se douter que cela l’entraînera dans un retour sur son propre passé, sa propre vie clandestine, marquée notamment par une relation fort compliquée avec la figure controversée du père. Le roman, c’est surtout cette histoire, avec ses rebondissements et ses retombées qui tiennent en haleine le lecteur. Mais elle est doublée d’une véritable enquête, menée en parallèle avec sa propre historie, sur un mouvement politique qui a laissé peu de traces concluantes dans la mémoire collective : les attentats meurtriers perpétués par Action directe (AD) entre 1979 et 1987.

Disons-le tout de suite, à lui seul, le choix de l’appellation « action directe » par le groupe fondateur, dont les membres sont passés au crible dans le roman, constitue un dévoiement assez grossier d’une notion qui relève surtout d’une certaine pensée politique, libertaire, au sein du mouvement social jusqu’à nos jours. Déconnectée de ce dernier, qu’il s’agisse du mouvement ouvrier ou des nouveaux courants en gestation pendant ces années, AD semble avoir fini par impressionner par ses exploits et ses communiqués au ton grandiloquent surtout les services de police, les media en vue de l’époque et leur public.

Pour mener son enquête, l’auteure commence par rappeler les faits consignés, replacés dans leur contexte, les années 1970, marquées par l’exaspération de ceux qui cherchaient à accélérer la dynamique qui avait fait irruption en mai 1968, puis, la décennie suivante, les « années Tapie », marquées par les mutations survenues sous le signe d’un certain cynisme après l’arrivée des socialistes au pouvoir. Elle scrute les mémoires des commissaires de police chargés des affaires et les déclarations des familles des victimes et autres témoins, les photos de Paris-Match qui faisait autorité en ce temps, les 20 heures au ton martial d’Antenne 2… Pour ce qui est de la parole des « accusés » elle se heurte à un obstacle de taille : elle est rare et souvent équivoque.

« L’histoire appartient aux êtres qui parlent fort, effacent ceux dont la parole est plus modeste ou plus fragile »

Jean-Marc Rouillan, qui fait figure de chef historique du groupe, fait exception, mais ceci n’est pas d’un grand-secours à l’auteure : « C’est lui qui aujourd’hui écrit des livres, donne des interviews, participe à des rencontres, le seul qui ne semble pas s’être évanoui dans la nature. Je parcours ses ouvrages, ses déclarations dans la presse, pleins de certitudes. » (p. 49-50). Le parti pris de l’auteure est net : « L’histoire appartient aux êtres qui parlent fort, effacent ceux dont la parole est plus modeste ou plus fragile. Ceux qui doutent, craignent de blesser ou de trahir, ceux qui n’ont pas les mots. Ceux qui ont des regrets ou des remords, ceux qui se sentent coupables et qu’on n’entend pas. Ce sont eux que je recherche parce qu’ils me ressemblent » (p. 125). Aussi, l’essentiel de son enquête consistera dans le questionnement du vécu des membres du groupe qui se sont jusque-là refusés de se manifester et qui, tout en continuant à vouloir faire bloc, acceptent de discuter. Elle s’efforce de les saisir au-delà de « cette posture qui voudrait nous faire croire que rien n’est de l’ordre personnel, que l’on n’existe pas » (p. 112), en train de se réconcilier avec les autres et avec eux-mêmes, sans pour autant se renier ou changer. En tout cas sans tomber dans le piège de la repentance/dissociation à l’italienne (p. 207). En effet, les liens qui se sont liés entre ses interlocuteurs au passé souvent trouble, la façon dont ils prennent soin les uns des autres sont la chose qui impressionne le plus l’auteure, au point de s’inquiéter en s’apercevant à un moment donné que : « Ils ne sont pas aussi étrangers que je le voudrait » (p. 173).

Hellyette Bess et Claude Halfen

Les portraits qu’elle en dresse sont bouleversants, à commencer par ceux d’Hellyette Bess, avec laquelle elle s’est entretenue à plusieurs reprises et dont elle loue l’humanité, la fidélité et la fantaisie (p. 130) et Claude Halfen, dont l’esprit rieur et la candeur ont réussi lui faire « baisser la garde » (p. 244). Née en 1930, la première, longtemps membre de la Fédération anarchiste, avait déjà un long passé d’activisme derrière elle quand elle s’engage de plain-pied avec AD en 1981. Sa librairie du XIIIe arrondissement « Le Jargon libre » fut pendant des années l’épicentre de tout un réseau de solidarités avec les insoumis, les objecteurs, les réfugiés, les révoltés en rupture, plutôt bricolé mais efficace. « Je me suis toujours occupé de ceux qui sont en prison ou en fuite, c’est la tâche que je me suis assignée. Même si je ne suis pas d’accord avec ce qu’ils ont fait, je les aide », déclarait-elle publiquement (p. 125). A propos de Claude Halfen, né en 1971, qui a purgé une peine de quatorze ans en prison pour vols à main armée, M. Sabolo précise qu’il n’avait pas comment participer au meurtre planifié du PDG de Renault Georges Besse et du général Audran. A la question de l’auteure s’ils faisaient aussi des blagues dans leur groupe, il répond sans sourciller : « On le savait qu’on n’allait pas gagner à la fin, que cela se terminerait mal, il fallait bien rigoler un peu » (p. 231). « Claude a le don de jeter le voile du romanesque et de la drôlerie sur à peu près tout, en particulier sur ce qui blesse. Son sourire refuse le chagrin, et parfois le réel, dans une bonhomie trompeuse », commente l’auteure (p. 243).
Au détour d’une phrase, elle utilise une formule assez suggestive pour désigner ses deux interlocuteurs privilégiés : « … alors même que je n’avais pas rédigé une seule ligne sur tant d’éléments essentiels, l’anarchie par exemple (soit, pour Claude et Hellyette, la définition même de leur être) » [2].

La démarche de Monica Sabolo n’est pas politique, dans ce sens qu’elle se refuse par exemple de se prononcer sur « l’infinité des nuances et ramifications des mouvements révolutionnaires » (p. 49). En parlant de sa relation avec les anciens membres d’AD qui ont décidé de lui faire confiance, « des êtres qui acceptent de se livrer et comblent le vide dans mon cœur », elle écrit : « J’étais libre d’utiliser leur propos dans cet obscur projet qui n’était même pas politique mais semblait nécessaire pour réparer une mystérieuse blessure » (p. 299). Et c’est justement la raison pour laquelle son témoignage est passionnant et son enquête précieuse.

L’héritage libertaire refoulé d’AD

Le caractère discutable d’une certaine filiation d’ordre politique considérée comme allant de soi mérite cependant d’être rappelé. Jean-Marc Rouillan est issu des Groupes d’action révolutionnaire internationalistes (GARI), et c’est là-dessus que repose son aura initiale. Or, contrairement à AD, les GARI « ont toujours évité autant que possible que leurs opérations s’accompagnent d’effusion de sang (…) Ils ont fonctionné comme une coordination de groupes affinitaires autonomes. Formée lors de multiples réunions, échanges, débats entre janvier et mai 1974, les GARI décident leur autodissolution en août 1974. » (Wikipédia). Ils sont à dominante libertaire et leurs actions sont menées surtout par rapport à l’Espagne franquiste alors que Jean-Marc Rouillan et AD dans ses communiqués se présentent comme marxistes, léninistes et se distinguent surtout par un anti-impérialisme et un antisionisme aux accents virulents. L’hommage rendu par Monica Sabolo à Hellyette Bess et Claude Halfen donne à sa façon la mesure de cet héritage libertaire refoulé aux moments forts d’AD…

Post Scriptum A noter qu’un des exemples d’« activisme situationnisme » des membres d’AD cités par M. Sabolo (p. 132) est la statue représentant Saint Louis rendant la justice qui a été dégradée par une explosion au Palais de justice sans faire de victimes [3], remonte à janvier 1975, donc à l’époque des GARI. C’était une action de solidarité avec les membres emprisonnés de ces groupes. Enfin, la fameuse affaire sur laquelle Libération titrait : « L’escamotage de l’Escamoteur » précède la fondation d’AD. Il s’agit du vol en décembre 1978 du tableau à forte charge symbolique attribué à Jérôme Bosch au musée de Saint-Germain-en-Laye que les ravisseurs avaient tenté en vain de vendre à un riche collectionneur canadien. « La douceur, l’élan des débuts d’Action directe » qui surprennent l’auteure (p. 132) relèveront assez vite d’un passé révolu.

Notes

[1Le sous-titre de l’émission du 15 juillet 2020 est « AD ou La dérive criminelle d’une idéologie » alors qu’il n’est pas précisé de quelle idéologie il s’agit au juste.

[2Pour ma part j’avais croisé Hellyette Bess dans sa librairie du XIIIe, aujourd’hui rue Ménilmontant, tandis qu’avec Claude Halfen nous nous sommes souvent côtoyés dans les milieux libertaires et, pas plus que nos amis communs, je n’ai pas bien compris comment il a adhéré à AD.

[3Cf. Le monde du 16.01.1975