Blog • Peter Handke : retour sur son Voyage hivernal vers le Danube…

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Vite lu, dès sa sortie en 1996, le Voyage hivernal vers le Danube, la Save, la Morava et la Drina de Peter Handke allait me revenir en mémoire bien plus tard et même me hanter pour un détail sans véritable rapport avec la personnalité complexe de l’écrivain ou la situation non moins complexe de la fin annoncée de la Yougoslavie.

Il s’agissait du portrait dressé par l’écrivain de l’un des deux compagnons qui l’avaient accompagné dans son périple, celui plus précisément censé le « rapprocher du pays et des gens » (p. 22). Ce personnage, Z.B., m’apparaissait comme symptomatique d’une certaine nonchalance, plutôt inattendue dans le contexte de crispation identitaire balkanique d’alors, dont font parfois preuve ces Serbes qui se disent volontiers « valaques » quand ils s’expriment en serbe et « roumains » quand ils le font en roumain. Présents surtout dans la région du Timoc/Homolje, ces Roumano-Valaques, à ne pas confondre avec les membres de la minorité roumaine du Banat serbe, proviennent de migrations relativement récentes, autour de la fin du XVIIIe siècle. Ils se déclarent aux recensements en général « serbes », parfois « valaques » et très rarement « roumains », au grand dam de la Roumanie voisine.

Lors d’un énième déménagement, j’ai dû égarer le livre et mes tentatives de le retrouver en librairie des années plus tard furent vaines. Apparemment, il n’a pas été réimprimé, puis a disparu de la circulation, ce qui ne représentait probablement pas une grande perte pour les amateurs de l’œuvre de Peter Handke. Intrigué par le personnage cité plus haut, je finis par me demander si ce livre, lu jadis à contrecœur puisqu’il contrariait mes convictions, a jamais existé. Aussi, à l’annonce de l’attribution du prix, je me rendis à la BNF pour m’ôter de ce doute.

J’ai ainsi retrouvé mon Z.B. dont le nom complet m’avait échappé à la première lecture : Zlatko Bocokić alias Adrian B. Retiré à la campagne, après avoir tenté sa chance sans succès au jeu puis trimé comme homme à tout faire et coursier pour une boîte d’assurances, Z.B. était autrefois le client attitré d’un local à la périphérie de Salzburg fréquenté également par l’écrivain. Avec sa voiture, son permis de conduire serbe et sa carte grise enregistrée à son nouveau nom à consonance allemande choisi lors de sa naturalisation, il conduira l’écrivain sur les routes de Serbie. Le traducteur en serbo-croate de Handke, installé de longue date en Allemagne, fait aussi partie du voyage. Avant de se rendre dans la « Serbie typique » (p. 85), vers la Drina, près à la frontière avec la Bosnie, ils vont faire un saut au village natal de Z.B., le « Serbe de l’est », près de la Morava. Là, les vieux parents de Z.B. leur offrent l’hospitalité dans leur maison ou plutôt ferme entourée de vignobles et de champs. Le premier étage avait été aménagé pour leur fils parti à l’étranger pour « faire de l’argent ».

« Pendant ce temps-là [au cours du repas], et j’avais beau tendre l’oreille, je ne comprenais plus rien de la conversation – était-ce d’ailleurs encore du serbe ? Non, la famille était involontairement passée au roumain, la langue de la conversation et de l’intimité de la plupart des habitants du village ; Porodin était connu pour être une île linguistique. Mais alors se sentaient-ils serbes ? Naturellement - quoi sinon ? » (P. 71.)

Cela n’empêcha pas le fils de changer de nom en changeant de pays, pourrait-on ajouter. A la question posée par l’écrivain à tous ses interlocuteurs sur l’avenir de la Yougoslavie, à son grand étonnement, le père de Z.B. fut le seul à répondre positivement (p. 61). C’est à peu près tout ce qui l’on apprend de Zlatko B. alias Adrian B et des siens.

Qui donc étaient ces vieux messieurs qui le jour suivant, presque chacun pour soi, se promenaient dans les ruines du Kalemegdan dans le brouillard hivernal qui montait des deux cours d’eau ?

Autrement plus impressionnante est la description de l’atmosphère lugubre qui régnait à Belgrade à l’automne 1995 dans ce long paragraphe consacré aux « vieux messieurs » déambulant tels des revenants entre les décombres de l’ancienne forteresse ottomane :

« Qui donc étaient ces vieux messieurs qui le jour suivant, presque chacun pour soi, se promenaient dans les ruines du Kalemegdan dans le brouillard hivernal qui montait des deux cours d’eau ? Ces hommes en cravate et en chapeau, rasés de près, eu égard aux conditions de vie balkaniques, n’avaient rien d’ouvriers à la retraite et si nombreux, ils ne pouvaient être ni d’anciens fonctionnaires ni des gens des professions libérale ; ils dégageaient tous une conscience de leur niveau social qui, même s’il y avait parmi eux par exemple un médecin, un avocat ou un homme d’affaires, était visiblement tout autre que celle que je connaissais en Allemagne ou en Autriche dans ce qu’on appelle la bonne bourgeoise. (…) Ce qui était évident seulement, à les voir là flâner, c’est qu’ils avaient tous subi la même perte et qu’elle était encore toute fraîche, devant leur regard sombre. Quelle était cette perte ? Perte ? N’eût-on pas dit plutôt qu’ils avaient brutalement été trompés sur quelque chose ? (Pp. 58-59.)

« J’ai écrit, nous avertit Handke dans la Préface, comme j’ai toujours écrit mes livres, ma littérature, une façon de raconter lente et qui pose des questions » (p. 14). Sans doute, et son récit de voyage nous fait aimer les Serbes tels qu’on pouvait les rencontrer dans les circonstances dramatiques de l’époque, au-delà des préjugés qui pouvaient les accabler, ce pourquoi on ne peut que lui être reconnaissants. En revanche, pour ce qui est des questions, celles soulevées dans la séquence intitulée « Avant le voyage » et dans l’Epilogue du livre nous renvoient sur un tout autre terrain, miné cette fois-ci. La revue des médias jugés hostiles aux Serbes ne laisse aucun doute. Les attaques tous azimuts dirigés contre ceux qui pour une raison ou une autre dénonçaient la responsabilité du régime de Milosević ne relèvent pas du simple parti pris proserbe. L’effet est plus sournois parce que cela débouche sur une mise en cause du vécu et du témoignage des victimes elles-mêmes, les victimes autres que serbes, souvent pour le simple motif que ce témoignage était relayé par des personnes et des institutions considérées - parfois à raison parfois à tort - comme faisant partie de l’establishment occidental.

Comment expliquer un tel acharnement qui sera confirmé dix ans après lors notamment de la présence du futur prix Nobel à l’enterrement de Milosević ? Il y a peut-être la piste slovène proposée de manière quelque peu curieuse dans une conversation de Handke avec l’auteur du Dictionnaire khazar au cours de son voyage : « ...lui-même [Milorad Pavić] membre du conseil royal, était de plus en plus souvent invité à Londres par le roi [de Yougoslavie, en exil], ils se rencontraient aussi en Grèce - et ce fut alors mon tour d’évoquer mon grand-père slovène de Carinthie qui lors du référendum de 1920 avait voté pour le rattachement à la Yougoslavie nouvellement formée. J’avais toujours considéré qu’il s’était ainsi décidé pour le monde slave contre l’Autriche rétrécie à sa petite partie allemande de 1918. Et je me demandais maintenant, lui expliquai-je, si son choix, après la fin de l’Empire des Habsbourg et la proclamation de la République, n’était pas plutôt venu d’une nostalgie ou du besoin, sinon d’un empereur, tout au moins d’un roi, comme la jeune nation slave du sud en avait un à sa tête » (pp. 74-75).

Plus vraisemblable semble la piste d’ordre politique. A sa façon, Handke semble illustrer une forme extrême de yougonostalgie, viscérale en quelque sorte, qui combine sensibilité de gauche occidentale et double déception devant la déroute du projet yougoslave : dans sa variante autogestionnaire et titiste, comme dernière alternative socialiste encore crédible, d’une part, et, d’autre part, comme solution à la question nationale dans les Balkans. Prix Nobel ou pas, force est de constater que, hier comme aujourd’hui, son engagement sans nuances ne laisse pas beaucoup de chances à un éventuel projet d’avenir s’inspirant de près ou de loin du projet yougoslave.