Par Philippe Bertinchamps. Photos : Marija Janković.
On distingue à peine les silhouettes qui se faufilent dans la vapeur épaisse. À douze kilomètres à l’est de Vranje, dans le sud de la Serbie, se trouvent les sources thermales de Vranjska Banja. La température de l’eau atteint 90 degrés. Autour d’un bassin fumant, sur une berge de la rivière Južna Morava, un groupe de femmes s’affaire. Courbées, la šamija nouée sous le menton, elles plument les oies. Celles-ci ont été sacrifiées à la hache par le patriarche de la famille, une demi-heure plus tôt. Le sang et les plumes se mêlent à la neige, qui se transforme en boue chaude et visqueuse. Nous sommes le 12 janvier, avant-veille de Vasilica, jour du Nouvel An selon le calendrier julien. La fête sera célébrée par les Rroms de Serbie et de Macédoine, tant orthodoxes que musulmans. Les réjouissances dureront six jours. Elles s’achèveront en point d’orgue par un grand bal – au prix de nombreux endettements ou de privations sur le plan financier.
Le sacrifice de l’oie est une tradition qui remonterait au Xe siècle, à l’époque des campagnes sanguinaires du prince Mahmud de Ghazni dans le nord de l’Inde, et de l’arrivée des premières populations rroms, poussées à l’exil, dans les Balkans. Selon la légende, des oies sauvages auraient sauvé les enfants rroms des eaux du Gange, alors qu’ils le traversaient à la nage, en les transportant sur l’autre rive. Ce soir, les grandes ailes blanches sont jetées à la rivière. L’oie rejoindra symboliquement le fleuve sacré. Elle reviendra l’année prochaine, comme depuis mille ans, apportant richesse et félicité.
Au marché de Vranje, une oie coûte 400 dinars (4,25 euros) le kilo. Pour cinq kilos, le poids moyen d’une oie, les familles auront payé environ 20 euros. Une somme modique – en France, l’oie coûte facilement trois fois plus cher –, mais qui représente une grosse dépense si l’on survit avec 50 euros par mois.
Jusqu’à la fin des années 1980, Vranje était une ville prospère. Les Rroms étaient appréciés. Ouvriers, artisans, commerçants, ils avaient la réputation de travailler dur et d’être honnêtes. Les entreprises Simpo, Yumco et Koštana étaient des fleurons de l’économie de l’ancienne Yougoslavie. En 2006, Simpo, conglomérat du meuble et de l’agroalimentaire, désigné comme « l’épine dorsale » de la région par le Président serbe Boris Tadić, employait encore plus de 7000 travailleurs. En 2007, ils étaient 4900. Yumco, géant de l’industrie textile, produisait tout ce que le marché yougoslave de l’habillement exigeait, de la robe ultralégère (quatre mètres de tissu, 200 grammes) aux lourds uniformes de la police et de l’armée. 13 000 travailleurs faisait tourner la chaîne de fabrication. Ils sont désormais 1300. Koštana, empire de la chaussure, assurait un salaire à 4000 ouvriers et employés. Aujourd’hui, la société ne figure même plus dans l’annuaire des téléphones.
Les Rroms ont été les premiers touchés par la désindustrialisation. En 1996, Đuka, petite main chez Koštana, gagnait l’équivalent de 70 à 100 euros mensuels. En 2002, elle a été licenciée par une mesure générale de réduction du personnel. Depuis, elle vit dans une baraque sans hygiène de 10 mètres² avec son fils, sa belle-fille et ses deux petits-enfants. Elle fouille les poubelles, mendie dans les kafanas, lit dans la paume la bonne aventure pour dix ou 20 dinars.
Đuka vit à Gornja Čaršija. Avec ses 2730 habitants, c’est la plus grande des quatre mahale, les quartiers à majorité rrom, de Vranje. Elle se situe dans le haut de la ville. L’été, la čaršija est déserte : depuis qu’ils ont perdu leur emploi, les hommes partent à Niš ou à Belgrade comme ouvriers du bâtiment. Ou en Voïvodine, comme saisonniers. Pour l’heure, certains vivotent en écoulant du bois de chauffage. D’autres sont marchands à la sauvette, éboueurs ou chiffonniers. Le samedi, jour de marché, les femmes revendent des étoffes, qu’elles auront achetées à bas prix en Bulgarie ou en Macédoine. Quand elles n’ont plus rien à manger, elles frappent à la porte du service social municipal. Avec un peu de chance, elle auront 2000 dinars pour un sac de farine.
« Les Rroms se caractérisent par leur pauvreté économique et leur loyauté politique – à la limite de l’absurde. Plus l’État les maltraite, plus ils sont loyaux », observe Radoman Irić, journaliste à l’hebdomadaire régional indépendant Vranjske Novine. Aux élections municipales de mai 2008, le Parti socialiste de Serbie (SPS) est arrivé troisième avec 17,49 % des voix. Treize membres du SPS siègent désormais à l’assemblée municipale de Vranje. Sur 65 candidats du parti, six étaient rroms. « Depuis vingt ans, les Rroms contribuent au succès électoral du SPS. Ce sont des machines à voix. En période préélectorale, un camion du parti fait la tournée des popotes. Chaque famille reçoit cinq kilos de farine, de l’huile, des pâtes, de la soupe en poudre, du sucre… Dans les années 1990, le jour des élections, le SPS convoquait les électeurs rroms aux urnes, en minibus, aller et retour... À Gornja Čaršija, on ne sait toujours pas que Milošević est mort ! »
Radoman sourit : « Si Belgrade est la capitale de la Serbie, Vranje est celle du SPS ». Dragan Tomić, ancien haut fonctionnaire du gouvernement et du Parlement serbes, est le tout-puissant patron de Simpo – qui a longtemps servi de source occulte de financement au SPS. « Il a fait de Vranje une condition pour soutenir le gouvernement. Certes, le parti n’a plus le contrôle exclusif de la mairie. Aux municipales, il a été battu par le DS (Parti démocratique, 21,22 %) et le SRS (Parti radical serbe, 21,49 %). Mais il conserve de l’influence : le maire sortant, Miroljub Stojčić, a renouvelé son mandat. »
« Il y a quatre ans, poursuit Radoman, l’eau minérale Rosa, qui appartenait au groupe Simpo, a été vendue à Coca-Cola. Le 13 février 2005, en présence de Dragan Tomić et de Doros Constantinou, directeur de Coca-Cola Hellenic, le président Boris Tadić (DS) a béni la transaction. Il a loué les vertus de stabilité et de développement économiques de Simpo, indispensables au sud de la Serbie. Face à un parterre de journalistes, il a ajouté qu’il ne se déplaçait jamais à Vranje sans l’accord du "shérif" Tomić, à qui il a rendu un vibrant hommage. Quand on n’a plus de quoi payer les salariés, on vend l’entreprise… »
Le 13 janvier, veille de Vasilica, il est d’usage de boire un petit verre de rakija chaude sur la čaršija. Ce soir, seuls les enfants ont l’air de s’amuser. Demain, ils iront (peu nombreux, il est vrai), vêtus d’habits neufs, de porte en porte, baiser la main de l’aïeul qui leur remettra un sou. « Les temps sont durs », déclare Stana en servant l’eau-de-vie. Comme beaucoup, elle voudrait s’en aller. « À Paris ou ailleurs… » Stana est membre du DS. Même ici, sur la petite place, les effets de la coalition se font sentir. Pour la première fois, il y a deux bassines de rakija, une socialiste et une démocrate. Et le drapeau du DS est hissé. Mais comme le souligne Alberto : « Tout ça, c’est de la manipulation politique ! Les partis distribuent la rakija, mais quand il s’agit de nous verser des indemnités sociales ou de refaire les routes, ils sont aux abonnés absents ».
Le jour du Nouvel An, on patauge dans les flaques et la gadoue. « Ceux qui touchent 200 euros par mois peuvent être heureux », estime Dejan, ancien coordinateur pour les questions rroms auprès de la municipalité. Ce jour-là, son frère, qui vit en Suède, a envoyé 100 euros à la famille. Chez les grands-parents, la table est garnie. Pihtije (viande en gelée), turšija (légumes saumurés), rakija et baklava. « Aujourd’hui, on ne se prive pas. Mais demain… Demain est un autre jour ! » Selon Dejan, un tiers des familles de la mahala ne célèbre pas Vasilica. « Pas pour des raisons religieuses. Mais parce qu’elles n’en ont pas les moyens. » Le grand-père intervient : « Il y a trente ans, tout le monde célébrait Vasilica chez soi, en cachette, à cause des communistes... Mais enfin, on cuisait deux oies et cinq dindes ! » Les jours fastes paraissent loin. Quant à l’avenir… « Les jeunes ne vont pas à l’école. Ça ne les intéresse pas », regrette Dejan. « Ils végètent en travaillant au noir sur la čaršija. Un seul rêve les hante : partir ! »
Kali a seize ans. Haut perchée sur ses talons, dans sa longue robe décolletée, elle prend la pose. Denis, chemise jaune, cravate noire, bretelles noires, lui passe un bras autour de la taille. Jusqu’il y a trois ans, avant de faire une demande de visa en Allemagne, Denis s’appelait encore Ekrem. La règle est de s’occidentaliser. Le 17 janvier, le grand bal rrom annuel a lieu à l’Hôtel Vranje. Prix d’entrée : 1100 dinars. Plus de 300 personnes sont attendues. Moyenne d’âge : entre 14 et 18 ans. L’année dernière – élections obligent – le SPS avait financé la soirée. Mais un meurtre au couteau a été commis dans le hall. Cette fois, un marchand de textile a remporté l’appel d’offres. La rakija a été bannie. Organiser le bal est un honneur – et un risque. Les plus grands noms de la chanson rrom se sont produits à l’Hôtel Vranje : Šaban Bajramović, Zvonko Demirović, Esma Redžepova… La jeunesse de Gornja Čaršija, en âge de se marier, s’est mise sur son trente et un. C’est l’événement auquel tout le monde doit être présent. Mais les adultes se comptent sur les doigts de la main. Comme l’avait prédit Dejan : « Les moins pauvres viendront avec leurs enfants. Les plus pauvres se seront endettés pour eux. Sudbina si but kali… » Noir est notre destin. La jeunesse, elle, dansera la ronde jusqu’à l’aube.
L’oie a été cuite deux heures au four, arrosée de vin blanc, et mangée en famille. Son sacrifice aura marqué le franchissement d’un cap. À Gornja Čaršija, les enfants vont se marier. À leur tour, ils feront des enfants et auront des petits-enfants. À Vranje, à Duisbourg ou ailleurs, l’eau coule sous les ponts. L’année prochaine, l’oie sauvage, protectrice des Rroms, reviendra du Gange natal, comme depuis dix siècles.