Blog • Marianne Mesnil, à propos du film « Le procès des Ceauşescu » de Vincent de Cointet

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Programmé sur la chaîne la Trois de la RTBF, samedi 14 décembre et le 15 décembre sur France 5, le film de Vincent de Cointet, Le procès Ceauşescu : une révolution volée a provoqué de nombreuses critiques. Voici l’analyse de l’anthropologue belge Marianne Mesnil, professeure honoraire à l’ULB, qui a longtemps travaillé sur la Roumanie.

Par Marianne Mesnil

D.R.

Il y aura bientôt trente ans que tombait la dernière dictature du bloc soviétique. Le film se propose de revenir sur l’insurrection qui s’est déroulée en Roumanie entre le 16 et le 25 décembre 1989, et qui a provoqué la chute du régime Ceauşescu.

L’interrogation formulée dans la présentation du film est la suivante : avec ces trente années de recul, faut-il parler aujourd’hui d’une révolution populaire ou d’un coup d’État ? Et qui sont les responsables du millier de victimes de ces événements ?

Il ne manque pas, aujourd’hui, d’ouvrages d’historiens, de journalistes ou de témoins privilégiés qui ont tenté de faire la lumière sur ces événements. Mais tout concourt à ce qu’une bonne part des preuves recherchées aient disparu : les Archives de la Securitate ont, en partie, été détruites, d’autres documents ne sont pas encore accessibles et de nombreux acteurs ou témoins sont morts. Le film donne la parole à plusieurs témoins ou acteurs directs de ces événements et le commentaire relaye leurs propos en tentant de dégager quelques réponses à son questionnement.

Pourtant, c’est la confusion et l’ambiguïté qui ressortent de l’ensemble du film, qu’il serait trop rapide d’imputer à la période, elle-même confuse, qui y est évoquée. Et le moins qu’on puisse dire est que sa diffusion aurait mérité un débat critique qui, jusqu’ici, n’est apparu nulle part [1].

Pour ma part, bien que n’étant ni historienne, ni journaliste, je souhaiterais émettre les réserves suivantes.

Ma première critique concerne le choix de la période traitée. À première vue, celui-ci paraît légitime, puisqu’il s’agit de l’intervalle dans lequel se sont produits les soulèvements de Timişoara et de Bucarest bientôt suivis dans toute la Roumanie. Pourtant, ce choix apparaît beaucoup moins pertinent, si l’on considère que le film a pour but de faire mieux comprendre comment s’est fait ce renversement de la dictature. En effet, les événements qui se sont produits autour de Noël 1989 ne peuvent pas être analysés de manière correcte sans être mis en relation avec une autre séquence d’émeutes connues sous le nom de Mineriade, qui ont surgi quelques mois plus tard à Bucarest entre le 13 et le 15 juin 1990.

Rappelons rapidement les faits. Il s’agit d’un mouvement de contestation, qui, pour la première fois, manifeste son mécontentement face à un gouvernement qui ne satisfait pas ses aspirations à la démocratie. Partie des étudiants de la Place de l’Université - rebaptisée depuis par les Bucarestois Place Tien an men - cette contestation pacifique sera violemment réprimée grâce à l’appui de 10 000 mineurs répondant à l’appel du gouvernement dirigé par le triumvirat Iliescu / Roman / Voican-Voiculescu issu du FSN (Front de Salut National), celui-là même qui s’était emparé du pouvoir dès le 22 décembre. Les procédures d’inculpations des membres de ce triumvirat, pour crime contre l’humanité, maintes fois ouvertes puis refermées, auront pour objets tant la répression de décembre 1989 que celle de cette Mineriade de juin 1990 [2]. Il existe une parfaite continuité entre ces deux séquences.

Ma deuxième critique, qui découle de la première, concerne le choix des personnes interviewées et surtout, le temps de parole octroyé aux uns et autres. En particulier, on peut se demander en quoi, pour éclairer cette période de confusion, il est légitime d’entendre pas moins de quatorze interventions de Petre Roman, ancien Premier ministre dont le rôle est loin d’avoir été neutre, comme le laisse supposer sa position dans ce triumvirat dont il vient d’être question. Son parfait maniement de la langue française justifie-il un tel choix ?

Outre la description des faits auxquels l’ancien Premier ministre participe « en héros » (« Je me suis dit : je vais mourir aussi et personne ne saura où je suis », etc.), que dit, en effet, Petre Roman ? Pour l’essentiel, il s’agit, pour lui d’insister sur la confusion et la « totale impréparation » de cette insurrection spontanée du peuple. Et, par ailleurs, Roman pointe le rôle joué par le Général Stănculescu, grand responsable, tant des fusillades ordonnées par Ceauşescu que de celles qui ont servi de « diversion militaire », après le départ du tyran. C’est également ce militaire qui, selon Roman, est responsable de la fuite du dictateur en hélicoptère et du procès expéditif qui a suivi.

Et, sans doute, pour une part, ces déclarations ne sont pas fausses. Mais le problème, c’est qu’elles ne sont que très partielles. En effet, s’il y a bien eu totale impréparation de cette foule venue manifester, l’impréparation était-elle si totale du côté de ceux qui ont pris la parole (au balcon du Comité Central puis à la Télévision etc.) et ont organisé la suite des événements ? Le Général Stănculescu (mort en 2016), était-il seul responsable des événements ? Il est permis d’en douter.

Voilà autant de questions que le film ne pose pas. Et ce ne sont certes, ni l’ancien Premier ministre, ni son Vice-Premier (Gelu Voican-Voiculecu, qui a droit à cinq interventions dans le film) qui nous feront des révélations à ce sujet !

En proposant cette critique à l’heure où s’ouvre à nouveau un procès contre l’ancien Président Ion Iliescu, mon but n’est certes pas de me substituer à un quelconque tribunal, mais d’attirer l’attention sur la nécessité de ne pas laisser se déverser la vindicte populaire sur « UN » coupable, et de ne pas non plus se laisser séduire par des discours parcellaires ou peu fondés ayant pour effet d’entretenir la confusion, tout en prétendant apporter des éclaircissements.

Notes

[1Même pas dans la chronique que l’historienne Anaïs Kien lui a consacrée sur France Culture dans l’émission « Le cours de l’Histoire » le 13/12/2019).

[2Ces ouvertures/fermetures de dossiers d’inculpation ont lieu à partir de 2015. Le dernier épisode de ces péripéties judiciaires a commencé le 29 novembre dernier avec le procès de l’ancien président Iliescu.