Le CdB, 25 ans d’histoire(s) | En Turquie, la timide renaissance de la communauté grecque de Gökçeada

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Les tensions entre Athènes et Ankara ont toujours pesé sur le destin de la minorité grecque de Turquie. Face à la répression, de nombreuses familles ont préféré émigrer, mais ces dernières années, le balancier s’inverse. La crise grecque et les facilités administratives accordées par la Turquie encouragent certain·e.s à revenir sur leurs terres natales. Reportage sur l’île égéenne de Gökçeada (Imvros).

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Par Selin Kaya

Le village de Zeytinliköy/ Agia Theodoroi sur les hauteurs de Gökçeada
© Selin Kaya / CdB

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Perché sur les hauteurs de l’île de Gökçeada (Imvros, en grec), le village de Zeytinliköy/ Agia Theodoroi s’éveille avant l’arrivée des touristes, qui se feront plus nombreux à partir du mois de mai. Dans le dédale des petites ruelles du hameau, des ouvriers s’activent à la rénovation d’une vieille maison en pierres, tandis que la propriétaire des lieux surveille l’avancée des travaux depuis une terrasse de café. « Alors Emre, tu es en où pour le toit ? », lance Maria dans un turc approximatif teinté d’un fort accent grec.

Des plaies de l’Histoire encore à vif

Comme la plupart des Grecs-orthodoxes de Gökçeada, Maria a quitté son île en 1974, lors de la crise chypriote, au plus fort de la répression contre la communauté grecque, les Roums de Turquie, sur fond de guerre froide entre Athènes et Ankara. Après quarante années passées à Athènes, elle a décidé de revenir sur cette petite île de la mer Egée, l’une des deux seules, avec celle de Bozcaada (Tenedos), à avoir été attribuées à la République de Turquie plutôt qu’à la Grèce lors du Traité de Lausanne en 1923, malgré une population alors majoritairement orthodoxe et hellénophone. Désormais à la retraite, Maria s’est installée dans la maison familiale et s’occupe d’un café qui ouvre d’avril à octobre, pour la haute saison.

Gökçeada conserve pourtant les stigmates de périodes difficiles pour la communauté grecque. À quelques kilomètres de là, Dereköy/ Chinoudi, avec ses toits effondrés, ses murs défoncés et ses montagnes de gravats, a des allures de village fantôme. « Il y a quelques années, on comptait près de 1500 foyers ici », explique Baran, seule âme à arpenter les rues. « Les Grec.que.s sont parti.e.s, mais de plus en plus de familles reviennent ou rachètent des bâtiments pour les restaurer », poursuit-il. Venu de la ville de Muş, à l’est de la Turquie, il s’est installé ici avec sa famille et s’est auto-proclamé agent immobilier. « Les prix du foncier ont beaucoup augmenté ces dernières années. Dès que la saison commence, tout reprend vie », affirme-t-il. Il est pourtant difficile de se l’imaginer au milieu de tant de ruines.

Le village fantôme de Derekoy
© Selin Kaya / CdB

L’évocation de Dereköy semble encore douloureuse pour la mémoire de l’île. Les violences et exactions qui ont suivi l’ouverture d’une maison d’arrêt accueillant des détenu.e.s en semi-liberté à proximité du village dans les années 1960 sont encore dans tous les esprits, rappel pénible de l’animosité latente d’un pouvoir turc peu amène avec ses minorités. Les politiques de turquisation des années 1960-1970, qui ont largement contribué à remodeler le profil de la population d’Imvros, ne sont un secret pour personne ici. Pourtant, aucune mention de ces évènements n’apparaît sur les panneaux du « Musée de la ville », flambant neuf, qui retrace l’histoire des lieux.

Un nouveau départ

Malgré tout, la communauté grecque de l’île préfère refermer ces pages sombres pour aller de l’avant. Dans le petit bourg de Tepeköy/ Agridya, c’est la crise économique qui secoue la Grèce voisine qui a permis un renouveau. La réouverture de l’école, après des décennies d’inactivité, donne un nouvel élan à la communauté locale. Bien sûr, dans le hall d’entrée de l’établissement trône le buste de Mustafa Kemal Atatürk, comme dans toutes les écoles de Turquie. Sans surprise, l’hymne national y est également affiché et une ode aux martyrs du 15 juillet 2016, date de la tentative de coup d’État, est venue récemment compléter ce triptyque à la gloire de la nation turque.

À première vue, rien n’indiquerait donc la vocation de l’établissement si les chants grecs du cours de musique ne parvenaient pas aux oreilles du visiteur. Pour Ioakim Kamburopoulos, le directeur du lycée fraîchement réouvert, les 26 élèves représentent déjà un contingent rêvé. « L’idée de rouvrir un lycée à Tepeköy pouvait sembler peu réaliste au départ, mais plusieurs membres de l’association des originaires d’Imvros à Athènes nous avaient fait part de leur volonté de revenir dans le village », explique-t-il. « Nous avons fait un appel aux dons pour financer la restauration du bâtiment et nous avons pu réouvrir l’établissement à la rentrée 2016. »

Ioakim Kamburopoulos, le directeur de l’école fraichement rouverte
© Selin Kaya / CdB

La solidarité communautaire a bien fonctionné et l’établissement espère de nouvelles inscriptions l’an prochain grâce au bouche-à-oreille. La plupart des professeur.e.s séduit.e.s par le projet viennent de Grèce, comme Dimitri, souriant professeur de physique, originaire de la ville de Xanthi, en Thrace grecque. S’il est mieux payé qu’en Grèce, le salaire n’est pas la seule raison de son installation. « Je ne suis pas Roum, mais j’ai grandi dans une ville où il y avait beaucoup de turcophones. J’étais donc familiarisé avec la langue. Nous avons décidé de venir nous installer à Imvros en famille pour avoir une meilleure qualité de vie et nous sommes vraiment ravi.e.s de notre choix », confie-t-il, entre deux piques lancées à ses jeunes élèves.

Il est 18 heures. Dans la petite église du hameau, l’heure de la messe sonne, mais ce jour-là, personne ne s’y rend. Les célébrations de la Pâques orthodoxe, quelques jours plus tôt, ont sans doute suffi pour quelque temps. Le pope n’en tient rigueur à personne et se joint bientôt au petit groupe installé au café du village, où le rythme grec s’est imposé. C’est donc après l’heure de la sieste que la place principale de Tepeköy se ranime, mélangeant Grecs et Turcs. « Qu’est-ce que je vous sers ? », demande le garçon de café aux nouveaux arrivants... « Un café frappé, bien sûr ! »