Le CdB, 25 ans d’histoire(s) | La « Pâques des morts » en Moldavie : on ira manger sur vos tombes

| |

Paștele blajinilor, la « Pâques des morts », est une fête orthodoxe d’origine païenne qui a lieu une semaine après Pâques, une tradition toujours très célébrée en Moldavie. Reportage dans les allées du cimetière de Doina, « le plus grand cimetière d’Europe », dans la banlieue de Chișinău.

Cet article est accessible gratuitement pour une durée limitée. Pour accéder aux autres articles du Courrier des Balkans, abonnez-vous !

S'abonner

Par Laura-Maria Ilie et Florentin Cassonnet


1998-2023 : pour célébrer nos 25 ans, nous vous offrons 25 articles parmi les préférés de la rédaction, en accès libre. Depuis 25 ans, Le Courrier des Balkans vous informe sur toute l’Europe du Sud-Est. Pour que l’aventure se poursuive, (ré)-abonnez-vous !


© Florentin Cassonnet / CdB

La route est bloquée par des voitures à l’arrêt et des bus pleins à craquer. On suit le mouvement des gens à pieds pour trouver l’entrée du cimetière. Sfântul Lazăr din Chișinău, « Doina » de son petit nom, « le plus grand cimetière d’Europe ». Ici, c’est ce que tout le monde dit. Vue la taille de la capitale moldave, on n’y croit pas trop. Ce dimanche 15 avril, une semaine après Pâques, c’est la Pâque des morts, Paștele blajinilor en moldave, Radonitsa en russe, une fête orthodoxe d’origine païenne pendant laquelle les gens se retrouvent en famille dans les cimetières où sont enterrés leurs morts pour boire et manger sur leurs tombes. Cette célébration est plutôt rare dans le monde orthodoxe, mais reste très fêtée en Moldavie.

Il est 10 heures du matin, le flot humain est continu, c’est comme si on allait au stade. Sauf qu’ici les gens marchent avec un bouquet de fleurs dans une main et un gros sac plastique dans l’autre. On passe à côté d’une station service, on descend une petite route bordée de vendeurs de fleurs et de cafés s’abritant sous des parasols du soleil qui tape déjà fort et on arrive à une entrée qui pourrait effectivement être l’entrée d’un cimetière. Ou celle d’un parc. Ou d’une décharge.

© Florentin Cassonnet / CdB

Passée l’entrée, des arbres comme dans un bois, mais avec des tombes au milieu. Donc visibilité sur « le plus grand cimetière d’Europe » quasi nulle, d’autant plus que le terrain est vallonné. Le chemin principal se sépare vite en plusieurs branches entre lesquelles les gens se distribuent. Ils semblent savoir où ils vont. Pas nous. On prend à gauche, ça descend. Un peu plus bas, un homme accroupi trie les barres en fer d’une tonnelle à côté de deux grandes tables. Il s’appelle Alexander, il a la trentaine, il est là avec ses sœurs, timides. Ils sont roms.

« On est là pour notre mère », explique-t-il en indiquant une tombe derrière lui sur laquelle a été posée de la nourriture pour 20 personnes. Sur la stèle, on peut voir le visage d’une jeune femme. « Elle est morte à 25 ans, d’un cancer. » Il ne sait pas vraiment combien de membres de sa famille viendront parce qu’ils sont originaires d’Ukraine, il y a donc de la route. Lui et ses sœurs sont nés ici et ils habitent ici. Il travaille dans l’analyse financière à Chișinău. « Un trader en Moldavie », dit-il en anglais, « on n’imaginerait pas, hein ? » Une de ses sœurs nous offre un quart de pasca, une sorte de pain brioché, et une grosse boulette de crabe à la mayonnaise. « On donne à manger à quiconque vient à nous. Les gens n’ont pas à demander, on est obligé de donner, c’est la pomană, l’aumône. » Ceux qui reçoivent répondent « Bogdaproste ».

Plus loin, une tablée de six femmes de trois générations différentes et un petit bonhomme caché au milieu. Elles mangent entre deux tombes de « leurs morts ». On demande qui gît à droite. « Mon mari », répond la plus vieille. Et à gauche ? « Mon enfant », répond la femme assise en bout de table avec un sourire et des yeux tristes. Sur la stèle, le visage d’un nouveau-né. Les dates indiquent qu’il est mort à seulement trois jours. Sur sa tombe, pas de nourriture, mais un jouet et des lingettes. Petit silence, l’ange est là, il embrasse la tombe. « On a de nombreux morts dans ce cimetière et aussi dans le cimetière Armenesc [au centre de Chișinău]. On ira demain. On transmet aux jeunes cette habitude pour qu’ils sachent qu’il faut qu’ils viennent ici quand nous serons morts », explique la plus vieille. On reçoit à nouveau un petit sac de nourriture. Bogdaproste.

© Florentin Cassonnet / CdB

On continue à descendre. Un chien rode entre les tombes, les arbres en fleurs parfument le cimetière. On entend de grands rires. Ça vient d’une bonne douzaine de personnes attablées derrière des tombes en retrait du chemin. On s’avance, on se présente, ils nous répondent en russe. Euh, « Do you speak english ? Vorbiţi limba română ? » Ils appellent « Anastasia ! », se tournant vers une jeune fille qui, manifestement, n’a pas envie de servir d’interprète. Elle est timide. Une dame toute en puissance l’encourage jusqu’à ce qu’elle accepte. De fait, Anastasia parle russe, roumain et anglais. Elle a 19 ans et nous traduit ce que dit sa grande-tante. « En russe, on appelle ’praznik’ le jour de commémoration des morts où on fait la pomană. On vient ici, on s’installe, on se souvient d’eux, on parle d’eux, on passe du temps avec eux, on met à manger sur leurs tombes pour eux et pour les animaux ou les gens qui le veulent. C’est un moment heureux aujourd’hui parce qu’on se sent unis, c’est le seul jour de l’année où on se voit tous. »

Ils ont huit morts dans le cimetière. Ils vont donc passer de l’un à l’autre au fil de la journée parce qu’ils ne sont pas tous enterrés au même endroit. Demain ils iront à Tiraspol, en Transnistrie, là-bas aussi ils ont des morts. Mais d’où viennent-ils ? Les réponses fusent de tous les côtés : « de Moldavie », « de Biélorussie », « de Russie », « d’Ukraine », « d’Odessa ». Ça les fait rire. « On vient du temps où il n’y avait pas de frontière », souffle la grande tante qui nous offre des sarmale et du poulet frit. On mange. On va exploser, mais c’est tellement bon. Bogdaproste !

© Florentin Cassonnet / CdB

L’ambiance est moins à la fête du côté de Nadejda. Elle est toute seule auprès de la tombe de son mari et de ses beaux-parents. Ses fils ne sont pas là, l’un vit à New York, l’autre dans un village, et sa fille visite un autre cimetière. Il y a un petit sac de nourriture et un verre de vin blanc déposés sur chaque tombe « pour que les morts se servent ». « Ensuite, on offre les sacs de nourriture aux gens qui passent. J’ai lu sur internet un prêtre dire qu’il ne fallait pas faire une trop grosse fête, ne pas trop manger ni boire, que ça devait rester symbolique. Je suis juste venue pour donner la pomană comme le veut la tradition, allumer une bougie. Mon mari n’aimait pas non plus en faire trop. » Il est 11h, elle nous offre des crêpes et un peu de vin blanc. Légèrement pétillant, il est délicieux. Bogdaproste.

« Le principal, c’est que les tombes soient propres. Je suis venue hier pour les préparer, avec des fleurs. » La tombe de son mari est toute fraiche, un monticule de terre surplombé d’une stèle. Les dates indiquent 14.03.1955-07.02.2018. Il s’appelait Evgueni, il était gagaouze, cette communauté turco-bulgare qui réside principalement dans le sud de la Moldavie. Nadejda est moldave roumanophone, mais entre eux, la langue de l’amour c’était le russe. Elle se met à pleurer. « Je m’étais dit que je ne pleurerai pas, parce que ce n’est pas reçu. » Comment ça, pas reçu ? On ne pose pas la question, on continue juste à lui frotter le dos. « On ne doit pas pleurer aujourd’hui, c’est un jour de célébration, mais mes sentiments crient à l’intérieur. C’est ma première Paștele blajinilor depuis sa mort. On doit continuer, pour nos enfants, pour nos petits-enfants. J’ai trois petits-enfants et un quatrième en route. La vie ne nous demande pas si on veut ou pas, on doit juste continuer. Vous voulez encore un peu de vin ? C’est mon beau-fils qui l’a fait, il est très bon, je l’ai gardé pour l’occasion. » Elle, elle ne boit pas parce qu’elle fait attention à sa santé. Seulement du jus de raisin. Nadejda va chercher les sacs sur les tombes de ses beaux-parents et nous les offre solennellement, « pour l’âme de mon beau-père Evgueni, et celle de ma belle-mère Ekaterina ».

© Florentin Cassonnet / CdB

Ștefan est assis seul sur un petit banc décrépi, adossé à la table derrière lui sur laquelle se trouvent un sac en plastique et une petite bouteille de vodka. Il a 71 ans, il est venu voir sa mère et ses grands-parents. « Ici c’est l’endroit où il y a leur poussière, mais les âmes sont au-dessus, je ne sais pas où. Qui sait combien de mondes il y a ? » Il a un fils à Tiraspol qui fait la Paștile blajinilor là-bas avec sa belle famille. « Le blajin, c’est à propos du manque, du don, de la bonté », explique-t-il. Aujourd’hui il se sent bien, « l’âme élevée ». Il leur fait la conversation. Il nous offre de sa vodka avec un bonbon, « pour l’âme des morts, de mon cœur ». L’étiquette sur la bouteille indique 25 lei (1,25 euros), mais on la trouve très bonne. Tout est très bon aujourd’hui. Bogdaproste. Ștefan était électricien aéronautique, il travaillait sur les fusées soviétiques. Sur celle de Gagarine ? « Non, pour les cosmonautes n°6 et 7. » Il nous ressert un coup. « En Moldavie, personne ne célèbre le jour du cosmos, le 12 avril. C’est bien dommage. Parmi les cosmonautes que l’URSS a envoyés dans l’espace, il y avait deux Moldaves. »

On reprend notre chemin en longeant le mur qui sépare le cimetière du bois. On avance droit, de façon à éprouver plus justement les limites du « plus grand cimetière d’Europe ». À force de marcher, on commence à se dire qu’en fin de compte, c’est peut-être vrai. Deux tombes surélevées par rapport au chemin et habillées de carrelage nous arrêtent. Autour, c’est de la terre, mais là l’espace est carrelé comme l’intérieur d’une maison. On fait une photo. L’homme et ses deux fils, assis sur un banc également en carrelage, nous regardent. Puis l’homme demande à un de ses fils de nous donner de la nourriture. Le fils s’exécute poliment. Bogdaproste.

L’homme s’appelle Oleg. Il nous offre du vin aussi, fait maison toujours. Très bon, lui aussi. C’est vrai que les Moldaves sont réputés pour leur vin. Dans les tombes, il y a son père et son grand-père. Oleg ressemble à la photo sur la tombe de son père. « Mon père est mort très jeune, à 48 ans. » Lui, il a 44 ans. Il se sent nostalgique aujourd’hui. Pendant qu’il nous explique tout ça, une vieille femme à l’air misérable s’approche et bénit la tombe en continu. Oleg sort une petite liasse de sa poche et lui donne un billet, estimant qu’elle a probablement besoin d’un peu plus que de la nourriture pour la journée.

Toute sa famille est dans ce cimetière, sa grand-mère et son arrière-grand-mère sont là aussi, mais plus loin. « Il y a un problème de place. » De fait, ici, pas de réduction de corps (« pour ne pas les déranger »), on enterre les morts les uns au-dessus des autres. Et quand le caveau est plein, on voit si on peut faire un trou à côté, et s’il y a déjà quelqu’un, on va plus loin. « J’ai amené mes fils pour qu’ils apprennent à venir ici, parce qu’un jour je mourrai aussi. Mon père m’y a emmené depuis que je suis bébé. Il y a dix ans, tu ne pouvais pas passer dans les allées, aujourd’hui la tradition est moins célébrée. Beaucoup de gens ont quitté le pays. Moi je n’ai pas manqué une année depuis que mon père est mort il y a 18 ans. » Vous vivez ici ? « Oui. » Vous travaillez dans quoi ? « Je travaille à Chișinău. » Dans quel domaine ? répète-t-on, pensant qu’il n’avait pas bien entendu. Si si, il avait entendu. Petit sourire du coin des lèvres. Il prend un moment de réflexion pour choisir sa réponse. « Dans la construction. » On aperçoit à nouveau ses lunettes de soleil de marque, sa grosse montre, sa petite veste, sa paire de jeans bien coupée et ses chaussures Lacoste. « Je gère une entreprise de construction », reprend-il, toujours avec son petit sourire. Quitte à mentir, autant être précis. On reçoit le mensonge et un nouveau verre de vin. Bogdaproste.

© Florentin Cassonnet / CdB

On se remet en route, on veut arriver au bout du plus grand cimetière d’Europe. On n’y arrive pas, c’est vraiment le plus grand cimentière d’Europe. On croise un homme et une femme qui titubent en sens inverse, la femme s’accroche au bras de l’homme pour ne pas tomber. On croise un jeune homme qui parle à la tombe sur laquelle il est assis. On croise des vieilles femmes seules avec plusieurs sacs plastiques pleins de nourriture à qui les gens donnent sans qu’elles le demandent. On croise des femmes roms, plus jeunes, qui doivent quémander plus activement pour qu’on leur donne. On croise un prêtre en sueur qui porte une longue robe noire, une coiffe en laine de mouton, un grand bavoir doré en forme de croix et une veste noire par-dessus. Pendant qu’il perd les eaux, il nous explique que chaque prêtre a un secteur du cimetière qui lui est attribué, qu’ils circulent entre les tombes pour que les gens qui le veulent leur demandent de bénir leur nourriture et leurs morts. Bien sûr, les familles leur donnent un petit quelque chose en fonction de leurs moyens, 10, 20, 500 lei... De ce côté-là, c’est une bonne journée pour les prêtres.

Au bout d’un moment, le bitume se termine et les chemins continuent dans la terre. Les arbres se font plus rares, plus espacés, et se terminent aussi. On arrive dans une zone qui ressemble plus à un champs. Un champs de tombes. Les dates indiquent 2014, 2015, 2016... On avance vers le présent, les tombes sont plus fraiches, il y a moins de bancs et de tables où les gens peuvent s’asseoir. Ici, on s’assoit à même le sol. Ça grouille de gens beaucoup plus que dans la partie boisée du cimetière, où la mort semblait plus lointaine, plus bucolique. Ici, pas d’ombre. Ça monte donc on ne voit toujours pas le bout, mais on avance, dopés à l’alcool. Le vent souffle, nous rafraîchit, nous trompe car on est en train de cuire.

© Florentin Cassonnet / CdB

On a soif. On voit un homme et une femme assis dans la terre. On s’avance vers eux. Ils s’appellent Roman et Olga, ils sont assis sur les tombes à côté, faute de banc, faute de place. Roman parle en russe, Olga traduit en roumain. Roman s’excuse de ne pas parler roumain. Il explique que son grand-père était moldave roumanophone, mais qu’il était également riche et que sa grand-mère était juive. Donc ils ont été déclarés ennemis du peuple par le régime communiste. Son grand-père a été fusillé, sa famille a été déportée en Sibérie et il est né là-bas, c’est pour ça qu’il ne parle pas bien roumain. Avec Olga, ils parlent russe. Aujourd’hui, ils sont au cimetière de Chișinău, demain ils seront à celui d’Orhei, une ville plus au nord où ils ont aussi de la famille. « La tradition se transmet dans le lait de la mère », dit Roman.

Là, ils sont venus voir son cousin. Ils sont amers que les autres membres de la famille ne soient pas venus. La majorité de leurs proches sont partis à l’étranger, mais le père de son cousin habite en Moldavie. « Ils se disputaient quand il était vivant. Quand une personne n’a pas le soutien de ses proches, il perd confiance dans la vie et il se perd. C’est ce qui s’est passé. Mon cousin, il était fragile et ses parents lui disaient ’T’es qu’un bon à rien’. Il avait des vices, personne ne lui parlait, il a fait de la prison, il avait le sida. Ils avaient tous peur de se faire contaminer s’il s’approchait et ils l’ont tous abandonné. J’étais le seul à lui parler. » Roman nous sert un verre de vin, « pour l’âme de mon cousin ». Bogdaproste.

© Florentin Cassonnet / CdB

Comme une grande partie des Moldaves, Roman et Olga ont travaillé à l’étranger, pendant dix ans, lui à Moscou, elle en Allemagne. « Pourquoi doit-on quitter notre pays ? Ce n’est pas normal d’être séparés. Maintenant, on n’a pas beaucoup d’argent, mais on est ensemble. » Ils ont deux filles, dont l’aînée vient d’accoucher. Ils sont grands-parents à 40 ans. Ils ont un magasin d’optique, ils vendent des lunettes. Roman a étudié le commerce et la distribution, « même s’il n’y a rien à distribuer en Moldavie ». Ils rient, Roman se resserre un verre, le descend cul sec, nous resserre. « Si j’étais président, je construirais le cimetière dans le centre-ville. Comme ça tous les jours, les vivants penseraient à pourquoi ils sont en vie. » À les voir, on se dit qu’eux deux savent pourquoi ils sont en vie.

On a du mal à les quitter. Et à se lever aussi. C’est confortable la terre une fois qu’on a trouvé la bonne position. Mais on a une mission à terminer : voir le bout du plus grand cimetière d’Europe. On se remet en marche, on y arrive enfin. On est rentré par la porte sud, nous voilà à la frontière nord. Là où les tombes s’arrêtent, où des trous sont déjà creusés, des trous vides, les trous du futur, prêts à accueillir les nouveaux morts. On pourrait continuer à marcher, le champ se prolonge à perte de vue, le plus grand cimetière d’Europe a encore de la place pour s’étendre. On se retourne pour embrasser le cimetière tout entier. Au loin derrière, le Chișinău des vivants. Devant, un champ de tombes. C’est vrai qu’on oublie que les morts sont beaucoup plus nombreux que les vivants.

© Florentin Cassonnet / CdB