Blog • Juifs d’Albanie : une solidarité à fleur de peau

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Le documentaire « Le Code albanais » (The Albanian Code) de la réalisatrice Yael Katzir, présenté en avant-première à Paris le 21 novembre au Mémorial de la Shoah, s’intéresse à la protection des Juifs en Albanie pendant la Seconde Guerre mondiale. A cette annonce, je me suis immédiatement replongée dans le roman de Neshat Tozaj « Ils n’étaient pas frères, et pourtant... Albanie 1943-1944 » (« Shalom » en Albanie) paru en français aux Éditions S.d.e en 2004 et qui raconte le sauvetage d’une famille juive par un Albanais et les siens.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, indépendamment de leur confession religieuse, des Albanais se sont portés au secours des Juifs persécutés. Nombre d’entre eux sont à présent cités comme « Justes parmi les Nations », littéralement « généreux des nations du monde », selon une expression tirée du Talmud.

En effet, en 1953, le parlement d’Israël a décidé, en même temps qu’il créait à Jérusalem le mémorial de Yad Vashem consacré aux victimes de la Shoah, d’honorer « les Justes parmi les nations qui ont mis leur vie en danger pour sauver des Juifs ». Depuis, le titre de « Juste » est décerné par ce mémorial au nom de l’État d’Israël.

Albanie : une histoire méconnue

Après la montée au pouvoir d’Hitler en 1933, de nombreux Juifs trouvent refuge en Albanie. Selon le site yadvashem.org, leur nombre exact n’est pas connu. Cependant diverses sources estiment qu’entre 600 et 1.800 réfugiés juifs provenant d’Allemagne, d’Autriche, de Serbie, de Grèce et de Yougoslavie sont parvenus en Albanie avec l’espoir de se rendre par la suite en Israël ou ailleurs. Dans un article publié dans la Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée (juillet 2007), Gilles de Rapper mentionne que la communauté est passée d’environ 300 individus en 1938 à 1.800 à la fin de la guerre, du fait de l’arrivée, dès les années 1930 et le règne du roi Zog, de familles venues de pays voisins (Grèce, Yougoslavie) ou de plus loin.

Le documentaire (Israël, 55 min, 2019) montre quant à lui comment des Juifs ont trouvé refuge parmi la population albanaise lors de la Seconde Guerre mondiale. A partir d’archives inédites, il suit les pas d’Annie Altaratz-Francis et met en avant des codes d’honneur ancestraux, comme le Kanun ou Besa selon les régions, qui prônent un comportement de bon voisinage et la protection des femmes et des enfants. Sa projection en avant-première à Paris est organisée en présence de la réalisatrice et de Nathalie Clayer, directrice de recherche au CNRS et directrice des études à l’EHESS, en partenariat avec l’Ambassade d’Albanie en France.

Dans son roman, Tozaj exalte lui-aussi le sens de l’honneur et de la tolérance religieuse des Albanais pour rapporter leurs comportements exemplaires envers les Juifs. Dans la première moitié de l’ouvrage, il retrace l’existence de la communauté juive installée depuis plusieurs siècles en Albanie, au delà de ses membres persécutés dans les années 40, avant de transporter les lecteurs dans une seconde partie centrée sur des relations sentimentales plus binaires.

« Ils n’étaient pas frères, et pourtant... Albanie 1943-1944 »

Tozaj situe son roman du début des années 30 à la Seconde Guerre mondiale et met en scène deux familles : celle de Johaïm Sareta, un pâtissier juif de la ville de Vlora, et celle de Shpëtim Gjondeda, un berger musulman qui gagne sa vie avec ses troupeaux dans les montagnes environnantes. Leurs deux fils, Salomon et Sazan qui ont le même âge, vont à l’école ensemble et partagent leur temps libre entre les deux familles qui se lient à leur tour d’amitié. Après l’invasion de l’Albanie par l’Italie fasciste en avril 1939, les deux garçons restent vivre dans les montagnes où ils sont plus en sécurité.

A l’automne 1943, lorsqu’après la capitulation de l’Italie les Allemands s’installent en Albanie, la famille Sareta trouve à son tour refuge dans le village de Shpëtim Gjondeda. L’auteur conte les sacrifices successifs du grand-père de Salomon, resté à Vlora, puis de Johaïm qui s’engage parmi les Partisans, et enfin de Shpëtim et surtout de son fils, Sazan, pour sauver son frère de sang, Salomon. Le roman met en avant le sens de l’honneur, l’hospitalité et la tolérance de ces deux familles pour exonder ces comportements exemplaires comme autant de qualités partagées par tous les Albanais.

Tozaj écrit dans la préface de son roman : « Je suis très fier de ce qu’aucun membre de la petite communauté juive installée depuis bien longtemps en Albanie n’a connu la déportation au cours de la Seconde Guerre mondiale. C’est un mérite que l’Albanie partage avec d’autres pays, tels que le Danemark et la Bulgarie. Les Albanais et la communauté israélite vivaient depuis fort longtemps dans l’entente et la paix. D’autres Juifs, venus d’ailleurs, ont aussi trouvé en Albanie un abri et une protection que leur comportement et leur antifascisme auraient suffi à leur faire mériter. »

Des raisons plus personnelles l’ont poussé à prendre la plume. Elles prennent naissance dans les années 90 lorsque des membres de sa famille, comme des « milliers d’Albanais arrachés à leur pays d’origine, ont dû chercher ailleurs le bonheur dont ils étaient privés chez eux ». Dans un avertissement intitulé « Au lecteur » au début du roman, il élargit sa source d’inspiration à la solidarité humaine, quelles que soient les distinctions et les sacrifices consentis aux plus démunis : soldats grecs lors de la Première Guerre mondiale, italiens à la Seconde, ou encore Kosovars à la fin des années 90.

Neshat Tozaj : expert criminologue, directeur de la première société des droits d’auteur et écrivain

Neshat Tozaj (1943-2008) est né à Vlora (Sud de l’Albanie). Après des études de droit à l’Université de Tirana, il a fait carrière dans la police et exercé la profession d’expert en criminologie. Pendant dix-sept ans, il a dirigé le Laboratoire central de Tirana avant de publier dans son pays en 1989 un roman « Thikat » dans lequel il dénonçait les exactions de la police secrète, Sigurimi. C’est justement ce roman convaincant, « Les couteaux » (Denoël, 1991), qui l’a fait connaître des lecteurs francophones.
En 1990, il participe à la création du Comité albanais pour les Droits de l’Homme.

En 1992, lorsque j’ai rencontré Neshat Tozaj, il était directeur d’Albautor, une société fondée pour mettre sur pied une législation autour du droit d’auteur. Nous avons mis en œuvre plusieurs actions de coopération avec des organisations professionnelles en France pour favoriser les échanges en la matière. Avec à ses côtés Tatiana Gjonaj, sa collaboratrice en matière de droits d’auteur -et plus tard Représentante permanente de l’Albanie auprès de l’Unesco-, ils ont formé une équipe très impliquée pour poser les bases d’un droit d’auteur en Albanie.

Également scénariste aux studios cinématographiques « Albanie Nouvelle » et chef du département des éditions du ministère de l’Intérieur pendant huit ans, Tozaj a publié une vingtaine de l’ouvrages dont quatre ont été traduits en français : « Les couteaux » (Denoël, 1991), « Regards sur le cours d’une vie » (Le Petit Véhicule, 1998), « La maison » (Le Petit Véhicule, 2000) et « Ils n’étaient pas frères et pourtant… » (La Société des écrivains, 2004).