Journal scolaire [vidéo] • Seconde Guerre mondiale en Bulgarie : « Comment j’ai survécu aux lois antijuives »

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C’est à douze ans qu’elle a compris qu’elle n’était pas « comme les autres ». Heni Lorer est née en décembre 1928 à Kazanlak, dans le centre de la Bulgarie. Pendant la Seconde Guerre mondiale, elle et sa famille ont subi la « loi de protection de la nation », un arsenal de lois antijuives conçues sur le modèle nazi. Un témoignage recueilli par les élèves du Lycée Alphonse-de-Lamartine, à Sofia.

Par Katerina Lyubenova et Nicole Ilieva (Lycée Alphonse-de-Lamartine, Sofia)


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Ce reportage sur la mémoire des Juifs des Balkans a été réalisé à l’occasion d’ateliers de journalisme sur le thème du vivre-ensemble, organisés à distance dans des lycées francophones par Le Courrier des Balkans avec le soutien de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF).

Ci-dessous, le verbatim de l’interview dont une version raccourcie est présentée dans la vidéo.

Je suis témoin de ce qui est arrivé en Bulgarie, je me souviens de tous les évènements, et je pense que je dois les raconter de telle sorte que vous ayez de l’empathie envers mon destin.

J’ai senti l’esprit de la guerre le jour où l’Assemblée nationale a voté une loi inhumaine, raciste, dite « Loi de la protection de la nation ». J’avais douze ans. Les Juifs ont été soumis à des restrictions très dures afin de prouver aux autres qu’ils n’étaient pas comme eux, qu’ils étaient, comme disaient les nazis, le « fumier de la terre ». C’est pour cette raison qu’ils devaient être exterminés.

Selon cette loi, il fallait distinguer les Juifs en leur faisant porter une étoile jaune sur le côté gauche de leurs vêtements. Nous n’avions pas le droit d’aller à l’école, ni de mener une vie sociale. Cela donnait l’impression que nous étions des gens d’une autre nationalité, d’une autre ethnie, pas comme les autres. L’altérité est devenue le fondement de notre existence.

Ce qui m’inquiétait le plus, c’était les inscriptions sur les maisons et les magasins : « Entrée interdite aux Juifs et aux chiens », ainsi que les slogans dans les rues : « Mort aux Juifs ! Mort à tous ceux qui ne sont pas bulgares ! ». Tout cela était enraciné dans la conscience des adultes, mais aussi des jeunes, comme moi à l’époque, car je ressentais à quel point il était traumatisant de ne pas être traités « comme les autres ».

Le jour où nous avons dû porter l’étoile jaune fut notre dernier jour d’école. C’est ainsi « décorées » que nous sommes allées en classe, une amie et moi, ces étoiles trahissant notre altérité. Quand nous sommes entrées, des filles sont venues à nous, nous ont enlacées et dit : « Ça ne fait rien que vous soyez ainsi définies comme différentes. Pour nous, vous êtes nos copines, comme hier, quand il n’y avait pas ces étoiles ». Mais un groupe de filles, membres de l’organisation fasciste Brannik, ont crié : « Dehors ! Il n’y a pas de place pour vous parmi nous ! ». Notre professeure de chimie est arrivée. Elle nous a chaleureusement embrassées et dit : « Vous êtes mes élèves, demain vous ne pourrez plus venir à l’école, mais je vais toujours vous aider ». Cet acte nous a tellement émues que j’ai décidé d’étudier la chimie, suivant son exemple, un jour si possible.

Nous sommes rentrées à la maison. Nos voisins, très gentils, se faisaient du souci pour nous. Nous n’avions le droit de sortir que deux heures par jour. Deux semaines plus tard, mon père nous a annoncé que nous allions accueillir une famille juive de Sofia, car selon la nouvelle loi, les Juifs ne pouvaient plus habiter la capitale. Ils allaient donc s’installer chez nous, à Kazanlak. Quand cette famille est arrivée, nous avons libéré deux chambres. Il y a avait un homme, une femme et un enfant de six ans.

Cet enfant, ma mère s’occupait beaucoup de lui, et comme il n’avait pas d’amis, je jouais avec lui. Je lui ai fabriqué une balançoire suspendue à un arbre dans la cour. Je lui chantais des chansons et nous sommes devenus amis. Nous étions contents. J’étais heureuse de m’occuper de lui.

Nadège Ragaru, « Et les Juifs bulgares furent sauvés... », Une histoire des savoirs sur la Shoah en Bulgarie, Paris, Presses de Sciences Po, 2020, 381 pages, 29 euros.

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« Déménagement »

Un jour, mon père nous dit que nous devrions bientôt partir à notre tour. Kazanlak était une ville de garnison. Il y avait une fabrique d’armes, qui existe toujours, et il fallait que les Juifs déguerpissent, car c’était des espions, des ordures, des parasites, bref une race inférieure, comme je l’ai déjà dit... Nous avions 48 heures pour déloger. Ce fut un choc. Nous ne pouvions emporter que très peu de bagages, environ 25 kilos, avant de quitter notre foyer.

Ce jour maudit, j’ai ressenti toute la cruauté de cette loi. Des gendarmes ont surveillé notre « déménagement ». Nous avions déjà fait nos valises. Mon frère était mobilisé dans des camps de travail en province, afin de construire des routes pour les Allemands, et nous, ma mère, mon père et la famille de Sofia, nous étions sur le point de quitter notre maison. Les gendarmes se sont placés devant la porte d’entrée. Mon père y avait installé une clochette afin que l’on puisse entendre les visiteurs arriver. Cette clochette, un gendarme l’a arrachée, puis jetée dans la cour. Il nous a ordonné ensuite de quitter les lieux. Nous avons fermé la porte et ils l’ont scellée par un cachet de cire rouge.

Quand nous sommes montés dans le charriot qui nous emmenait à la gare, nos voisins et amis nous ont accompagnés. Ils nous ont remis des petits paquets de nourriture et une cruche d’eau. Il y en avait même qui pleuraient. À la tête de ce petit cortège marchait un vieil ami de mon père, le pope Petko... Ce fut un chemin pénible. À la gare, tous les hommes ont été fouillés, y compris mon père. On leur a pris ce qu’ils avaient dans leurs poches et on nous a dirigés vers des wagons à bestiaux, en direction d’une destination inconnue. Des gens disaient que nous irions en Bulgarie du Nord, au bord du Danube, où des barges nous transporteraient jusqu’aux camps de concentration. Dans les wagons, il n’y avait pas de place où s’asseoir. Nous avons déposé nos bagages par terre et nous nous sommes assis dessus. Le sifflet de la locomotive a donné le signal du départ.

L’ennemi, c’était nous ?

Le bruit courait que les Juifs allaient être déportés dans des camps de concentration en Allemagne où il y avait des crématoriums pour les brûler. Les « transformer en cendres et en fumée », selon les mots du poète Valeri Petrov. À une gare, quelqu’un a crié « Vratsa ! ». Nous sommes sortis du train. Il y avait des personnes âgées, tout le monde avait faim, nous n’avions pas dormi, nous n’étions pas propres, et nous devions débarquer. Un camion est arrivé, on nous a fait monter dedans avec le peu de bagage que nous avions, et on nous a conduits dans une école.

C’était le mois de mai. Les enfants avaient terminé l’année scolaire et les classes avaient été aménagées pour accueillir les « invités » comme nous. Dans la classe, il y avait le tableau noir, une craie, une éponge. Rien d’autre, et tout le monde a dû s’installer par terre. C’était une vie horrible, parmi des inconnus. Je dormais à côté d’un homme, le père d’un enfant qui se trouvait à l’autre bout de la salle. Je ne savais pas où était ma mère, encore moins mon père. Une vie dure, sans confort, misérable. Nous n’avions pas d’argent, ni le droit de travailler. Voilà comment, jour après jour, nuit après nuit, des nuits blanches le plus souvent, septembre est arrivé... Nous avons quitté la classe, car les élèves reprenaient l’école. Avec mes parents, nous avons trouvé une chambre dans une cave et nous y avons emménagé. Ce fut le début de nouveaux ennuis, conformément à la Loi de protection de la nation. Je me suis souvent demandée contre qui la nation se protégeait-elle. Les Juifs ? L’ennemi, c’était nous ? Nous n’étions pas les ennemis de la Bulgarie, nous aimions la Bulgarie et elle nous a traités de manière très humaine. Mais il y avait cette loi. Je le répète : les Juifs étaient tenus pour du fumier, les ordures de la terre.

J’avais déjà treize ans. Une dame de Vratsa a rendu visite à ma mère qui s’était cassé la jambe. Mon père, en proie à la dépression, n’avait plus le goût de ne rien faire. Il fixait un point dans le vague. Alors, cette dame a proposé à ma mère de m’accueillir chez elle comme bonne à tout faire. J’allais l’aider, car elle en avait besoin. Nous avons soufflé un peu. Cette dame était très gentille, je ne peux dire aucun mal d’elle. Elle me payait et nous avions un peu d’argent.

Cet épisode à son tour a fini par passer. La résilience aide... Je n’avais pas le droit d’aller à l’école, quand bien même je voulais étudier. C’était la loi. Les jours s’écoulaient, difficiles, avec un maigre salaire. Et puis, un jour, nous avons entendu les avions, et nous les avons vu au-dessus de Vratsa ! Des avions américains qui allaient bombarder des gisements de pétrole en Roumanie. Nous en avons déduit que le cours de la guerre avait changé et qu’elle allait bientôt se terminer. Des avions ont bombardé le centre-ville. Ça faisait du bruit, un grondement terrible. J’ai couru au grenier, heureuse que la guerre touchât à sa fin. Les armées russes allaient arriver en Bulgarie et la libérer des fascistes qui la « peuplaient ». Ce fut le début d’une guerre héroïque et l’Armée rouge a libéré Vratsa. On nous a déclaré que nous n’allions plus porter d’étoile jaune, que la loi n’allait plus nous imposer ses règles.

Le gouvernement est tombé. « Nous rentrons à Kazanlak », a dit mon père. Mon frère était, je l’ai évoqué, dans un camp de travail. Mon père s’est rétabli peu à peu et ma mère s’est remise à marcher. Moi, j’étais folle de joie à l’idée d’aller de nouveau à l’école. Sauf qu’à Vratsa, je m’étais fait des amis... Imaginez, moi, une gosse de treize ans, j’ai dit à mon père : « J’ai des amis à Vratsa et je ne veux pas rentrer à Kazanlak ». « Pardon ? Pourquoi tu ne veux pas rentrer ? » « Parce que j’ai des amis ici… et un amoureux ». C’était très, très drôle. Bien sûr, je suis rentrée à Kazanlak. Cette fois encore dans des wagons, mais pas à bestiaux. Après trois jours de train, nous sommes arrivés.

Le retour

La maison était vide. Il ne restait plus rien. Il a fallu la meubler pour y vivre de nouveau décemment. Nos voisins, des amis très proches, ont exprimé leur joie de nous revoir. Ils nous ont expliqué que la maison avait été occupée par des gens qui l’avaient saccagée. Mon père aimait beaucoup les œuvres d’art et nous avions de très beaux tableaux, y compris d’un peintre superbe, un ami de mon père, Ivan Milev. Il n’y avait plus rien. Quand nous avons demandé aux voisins où étaient les tableaux, ils nous ont expliqué que les gens qui avaient habité chez nous avaient jeté les cadres et la toile pour récupérer la vitre... Je suis retournée à l’école, après deux années perdues. Deux ans que j’ai rattrapés en un. Mon frère est rentré du camp de travail, plein de poux. Il avait attrapé la gale, mais il était là, et nous étions heureux d’être ensemble, même si nos âmes étaient ravagées par tout ce que nous avions vécu.

Je suis sortie diplômée de l’école avec d’excellentes notes. Une autre phase de ma vie a alors commencé : les années d’université. Mon amour pour ma professeure de chimie m’a conduite vers cette spécialité. Je me suis inscrite. J’ai fini mes études avec succès et on m’a proposé un poste d’assistante. Les années ont passé, et d’assistante, je suis devenue maître de conférences, puis professeure. Je travaillais également à l’Académie des Sciences de Bulgarie.

Ce que je vais vous raconter maintenant m’émeut toujours beaucoup. Dans la grande salle de l’Académie des Sciences, on avait organisé un congrès entre scientifiques bulgares et israéliens pour une commémoration de la Libération. La salle était bondée. Après un préambule, notre président a donné la parole à un monsieur d’Israël, membre de son Académie des Sciences, pour nous rendre hommage. Il monte à la tribune et commence son récit. « J’avais six ans quand mes parents et moi avons dû quitter Sofia. On nous a envoyés à Kazanlak. Je n’avais que six ans, et quand nous sommes arrivés dans cette ville étrangère, on nous a placés dans une famille où la mère d’une jeune fille de douze ans s’occupait de mes parents et de moi. Cette jeune fille a fabriqué une balançoire dans la cour et elle jouait avec moi, car je n’avais pas d’amis... » Son discours achevé, il a remercié la famille qui les avait accueillis. Je me suis alors levée, je suis allée vers lui et lui ai dit : « Professeur Almok, la dame qui s’occupait de vos parents, c’était ma mère, et la jeune fille qui jouait à la balançoire avec vous, c’était moi ». Il a prononcé mon prénom, nous nous sommes embrassés et il s’est mis à pleurer. Et moi, j’ai aussi pleuré, vous pensez bien... Depuis, nous sommes toujours en contact. Formidable, n’est-ce pas ?

Quand mes parents sont morts, nous avons vendu la maison à Kazanlak. Une femme m’a appelée : « Nous sommes les nouveaux propriétaires de votre maison. En labourant la terre dans la cour pour voir ce que nous pouvions y planter, nous avons trouvé une clochette. Peut-être vous appartient-elle ? » C’était la clochette que le gendarme avait arrachée de la porte. Je l’ai encore, cette clochette. Je n’ai même pas lavé la boue qui la couvrait.

Épilogue

Quand je vais en Israël, je me rends toujours au Mur des Lamentations. C’est un lieu saint. Des millions de gens y collent leur front pour prier. Je n’y fais pas exception. Mon mari, mon fils, quand il était encore en vie, et moi, nous avons pleuré de toutes nos âmes. Et je me dis qu’avec toutes ces larmes que nous avons versées, on aurait pu remplir un océan.

La communauté juive bulgare est profondément reconnaissante envers le peuple bulgare et tous ceux qui ont éprouvé de la compassion pour notre sort. Comme on dit, nous sommes des survivants. Les autres pays ont anéanti leurs Juifs. Ce fut le cas de la Pologne, de la Hongrie et d’autres. Permettez-moi ici d’exprimer ma profonde reconnaissance envers ce pays. Car aucun autre pays ni aucun autre peuple n’a sauvé ses Juifs. Merci énormément !