Par Katerina Lyubenova et Nicole Ilieva (Lycée Alphonse-de-Lamartine, Sofia)
Ce reportage sur la mémoire des Juifs des Balkans a été réalisé à l’occasion d’ateliers de journalisme sur le thème du vivre-ensemble, organisés à distance dans des lycées francophones par Le Courrier des Balkans avec le soutien de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF).
Taille imposante, jeune, les yeux doux, les cheveux noirs, Rafael, ou « Rufi » comme l’appelait sa famille, est assis sur un banc à côté de son oncle Léon. Dans leur cellule humide, les deux hommes naguère si élégants, chapeaux melons et costumes fins, contemplent l’obscurité. En sang, échevelés, sales, portant maintenant des vêtements en lambeaux, Rafael et Léon attendent l’heure de la mort. « Pourquoi ? », se demandent-ils…
« M. Moshe Abraham Arie vivait à Vienne avec ses trois fils. Tous étaient très beaux, mais l’un d’eux l’était extrêmement. Ce bel homme croisa un jour dans les rues de la cité impériale l’impératrice Joséphine elle-même. Étourdie par sa beauté, elle ordonna à ses gardes du corps de l’emmener au palais. Joséphine en personne lui rendait visite deux fois par jour. L’empereur s’opposa à ces soins et, en 1744, toute la famille Arié fut expulsée de la ville et s’installa à Vidin, dans l’Empire ottoman » [1], aujourd’hui en Bulgarie. Cette histoire romantique teintée de légende marque le début de l’histoire de la famille Arié, dont faisaient partie Rafael et Léon. Tout comme elle exprime la confiance du clan en lui-même, sa conscience de soi et de son rang dans la société, elle laisse aussi entrevoir son destin tragique.
L’histoire des Arié, souvent surnommés les « Rothschild des Balkans », remonte en fait aux années 1800, quand ces marchands qui s’intéressaient aux huiles essentielles eurent l’idée de créer leur propre parfumerie. La famille Arié parlait parfaitement bulgare et français, car elle avait fréquenté des écoles françaises et avait de la famille en France, mais aussi judéo-espagnol, car elle entretenait la tradition séfarade. Les Arié nourrissaient également une passion pour l’art. Léon possédait une collection exceptionnelle : peintures, sculptures, objets rares… Dans sa maison à Samokov (au sud de la capitale Sofia), où Léon et son frère Isaac sont nés, il a même créé un petit musée.
Très vite pourtant, la ville de Samokov s’avère trop étroite pour leurs ambitions. Ils déménagent à Sofia, où ils installent leur entreprise de produits cosmétiques 58 rue Maria Luisa, à côté du Savoy Palace. Les Arié ne sont pas eux-mêmes les fondateurs de la marque : Isaac, Jacques et Léon l’ont rachetée après la mort des Français Mignot et Boucher. Les produits Germandrée, au temps des Mignot-Boucher, avaient remporté des médailles dans plusieurs expositions et faisaient fureur parmi les femmes en Europe. Quand ces savons, pommades et parfums se répandirent en Bulgarie, les femmes bulgares, qui accordaient déjà beaucoup de soins à leur apparence et suivaient les grandes tendances européennes, se ruèrent littéralement dessus.
La germandrée, cette plante aromatique, est connue en Bulgarie sous le nom de poddubniche. Mais les Arié préfèrent garder le nom français. D’ailleurs, le siège de l’entreprise reste à Neuilly-sur-Seine, en Île-de-France. Les Arié développent l’entreprise et, mus par leur intérêt pour les huiles essentielles, ils enrichissent les formules en y ajoutant de la rose, de la lavande, de la menthe… Le succès est spectaculaire : des usines ouvrent en France, mais aussi en Bulgarie et même en Roumanie. En même temps, Rafael devient le premier importateur de Mercedes en Bulgarie. Les Arié parviennent à gagner le respect du Palais royal et, faisant preuve de générosité, s’engagent dans des actions de charité.
En 1941 cependant, le gouvernement bulgare adopte une législation antijuive. Tous les produits juifs en Bulgarie sont mis à l’index et les Arié se voient obligés d’apposer un signe distinctif « production juive » sur leurs cosmétiques. Rafael, qui avait de la suite dans les idées, invente un moyen de rendre l’inscription quasiment invisible. Vu leur position élevée dans la société bulgare et leur proximité avec la Cour, jamais les Arié ne pouvaient croire que cette législation les concernait. L’entreprise ne peut toutefois pas échapper à la catastrophe. En 1942, Germandrée, sur le point d’être liquidée, écoule ses derniers produits manufacturés.
Cette année-là, un épicier est arrêté au marché noir parce qu’il vendait du savon bien au-delà du prix standard. Un savon Germandrée. Rusé, l’épicier jura de son innocence. Il raconta à la police qu’il avait lui-même acheté ce savon à un prix bien plus élevé que la normale, raison pour laquelle il le vendait si cher, tout en se réservant une marge de 10%, le bénéfice maximum autorisé. Les policiers, eux-mêmes animés par le sentiment anti-juif qui se manifestait dans la société, le crurent sur parole.
Le 10 novembre 1942 marque la chute des Arié : Rafael et Léon sont arrêtés. Au commissariat de police, ils sont maltraités, battus et contraints de signer de faux témoignages, tout en se voyant refuser le droit de recourir à l’assistance de leurs avocats. La police prend d’assaut l’usine, confisque l’argent et les produits. L’« affaire du savon » fait grand bruit. Les gros titres se succèdent à la une des journaux.
Une condamnation à mort est prononcée. La Bulgarie est sous le choc : jamais encore un tribunal n’avait infligé la peine de mort pour un « délit » de ce genre. Isaac Arié, le père de Rafael, implore une audience auprès du tsar, qui la rejette arguant qu’il est lui-même est sous pression de Berlin. Le procès se déroule jusqu’en avril. Rafael et Léon croupissent dans leur cellule. Tous les jours, une femme, une membre de la famille, apporte de quoi manger aux deux hommes. Mais ce 15 avril, ce n’est plus la peine. Rafael et Léon sont déjà des cadavres… Exécutés comme des criminels, leurs corps ont été ensevelis dans le cimetière de Sofia en l’absence de la famille. Ce n’est que beaucoup plus tard que les cendres seront transférées dans l’imposant tombeau familial.
Épilogue : Julio Palencia, le sauveur oublié
Non marié, Rafael n’avait pas d’enfants. Léon, lui, était le père d’une fille, Claudia, et d’un garçon, René. L’ambassadeur d’Espagne en Bulgarie, Julio Palencia, les a adoptés tous les deux. Il leur a donné son nom de famille, avant de les emmener en Roumanie, à Bucarest. Pendant la Seconde Guerre mondiale, ce diplomate s’était donné pour mission de sauver les Juifs. Sans le moindre soutien de l’Espagne, il n’hésita pas à défier les nazis et les fascistes allemands. Une bravoure qui lui valut de devenir persona non grata en Bulgarie.
Extrait de la correspondance entre Julio Palencia et le ministre des Affaires étrangères sous le régime franquiste, Gomez Jordana :
Le ministre Jordana : « Le Ministre plénipotentiaire de Bulgarie à Madrid m’a informé de la position officielle de son gouvernement par rapport à l’adoption par Votre Excellence des enfants du Séfarade Arié, condamné à mort par le tribunal bulgare et exécuté en avril. Une attention particulière est portée à votre demande de passeports diplomatiques pour les orphelins. Le gouvernement bulgare considère que votre comportement est incorrect vu la situation particulière concernant l’ordre intérieur dans le pays, et en particulier par rapport à la participation des Juifs aux événements politiques récents. Je vous prie d’envoyer un rapport concernant ces actes, auxquels les autorités bulgares attachent tant d’importance, ce qui les amène à se demander si votre présence [dans leur pays] est toujours souhaitée. »
Julio Palencia : « Concerne la note d’avant. (…) J’ai adopté les deux enfants, âgés de 17 et 19 ans, dont le père, le Juif séfarade Arié, a été condamné à mort. Sa condamnation était généralement considérée comme injuste et entièrement due à ses origines juives. Par conséquent, je considère qu’il est inacceptable de dire que l’adoption est incorrecte et nécessite des protestations, car ces jeunes appartiennent à un groupe ethnique que le gouvernement bulgare souhaite faire disparaître du pays. Je n’avais pas besoin de passeport diplomatique pour [illisible], seulement des documents d’identité [...] ».
Julio Palencia et les deux enfants trouveront refuge en Roumanie, où ils seront logés dans une maison espagnole, inaccessible aux nazis, grâce à l’aide d’Avram Arie et de l’ambassadeur d’Espagne à Bucarest, Jose Rojas Moreno. Claudia tombera amoureuse de son cousin Émile. Ils se marieront et elle recevra le statut de résidente permanente. René Arié-Palencia sera tué lors d’un bombardement en 1945 à Bucarest.
En 1948, les membres survivants de la famille partiront à la recherche d’un nouveau foyer. Après bien des péripéties en Europe, où personne ne voudra d’eux, ils arriveront à Milan, d’où ils parviendront à obtenir un permis de résidence permanente pour l’Argentine où ils finiront par s’installer. Claudia, qui a divorcé au début des années 1960, n’a pas eu d’enfant. Elle s’éteindra en 1982 âgée de 56 ans, à la suite d’une crise cardiaque. Quant à Julio Palencia, son destin reste inconnu, mais la gloire de celui qui sauva des Juifs est gravée dans nos mémoires.