Blog • Ilya Budraitskis : Le libéralisme version Poutine (A l’est de l’Est. 1)

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Situées au nord-est de l’espace couvert par le Courrier des Balkans, la Roumanie et la République de Moldavie ont une relation forcément particulière avec leurs voisins « non balkaniques ». C’est dans cette perspective que ce post s’intéresse au « poutinisme » qui commence à faire des émules également parmi les Roumains et que le prochain portera sur l’arrière-fond historique de l’ostpolitik polonaise. Historien et rédacteur du portail openleft.ru, Ilya Budraitskis dresse dans cet entretien paru en russe [1] un portrait réaliste du système politique actuel en Russie et des mécanismes sociaux qui assurent, pour l’instant, la popularité de Poutine.

Ilia Budraitskis (openleft.ru)

L’orientation conservatrice, le culte des valeurs traditionnelles et la rhétorique agressive anti-occidentale ont conduit beaucoup de monde, y compris au sein de l’opposition, à croire que le régime a accompli une révolution des valeurs et qu’il s’oppose maintenant à l’ordre mondial incarné par la politique des pays occidentaux. On entend souvent dire que la Russie serait une réincarnation fantasmagorique du projet stalinien, soviétique, impérial, qui nie les valeurs du monde contemporain global. Ce malentendu comporte un piège. Je ne pense pas que suite à ce tournant conservateur la Russie se soit transformée dans un espace isolé du monde, où d’autres lois seraient en vigueur, où les gens eux-mêmes se seraient métamorphosés en une autre espèce anthropologique – homo sovieticus, zombies, petits hommes verts, etc.
Même si sur le plan théorique la Russie cherche à se présenter comme une alternative au monde contemporain, elle en fait partie totalement en réalité. Elle n’a jamais cessé de faire partie de cet ordre mondial capitaliste dans lequel prévalent les lois du marché. De ce point de vue, la rhétorique conservatrice est un élément important de l’esprit du capitalisme russe. Cet esprit, non seulement ne nie pas les valeurs fondamentales du marché mais leur fournissent un emballage inédit.

La société russe est plus individualiste que la société l’occidentale

On entend souvent – Poutine en a parlé plusieurs fois - que les Russes auraient d’autres valeurs que les Occidentaux et que ces valeurs collectivistes, les nôtres, s’opposeraient aux valeurs individualistes occidentales. Si on prenait au sérieux ces affirmations, on devrait se demander de quel collectivisme s’agit-il au juste. L’expérience nous apprend que la Russie est un pays marqué par une inégalité sociale agressive, avec une société assez atomisée au sein de laquelle les gens se sont habitués à réfléchir en fonction surtout de leurs propres intérêts et à percevoir leurs voisins et concitoyens comme des concurrents potentiels qu’il faut regarder avec suspicion, capables de tout… De ce point de vue, la société russe est plus individualiste que la société l’occidentale. Au sein de cette dernière, certaines formes d’auto-organisation se sont davantage développées.

Cette construction discursive officielle est fondée sur l’idée que l’individualisme occidental inclut la tendance à tenir compte aussi des intérêts de groupes minoritaires (gays autosuffisants, migrants fainéants…) qui prétendent à une représentation officielle que l’État devrait leur garantir aux frais des autres. Aussi, les pays occidentaux qui soutiennent de telles manifestations d’individualisme le feraient sur le dos des contribuables. L’État russe, pour sa part, défend les intérêts de la majorité tels qu’ils sont exprimés par le souhait des gens de recevoir dans les domaines culturel et éducationnel, en échange de leur argent, le produit qui correspond à leurs représentations traditionnelles. Le principe du collectivisme, ainsi envisagé, est le principe du marché. Ici, la collectivité signifie non pas une communauté dont les membres s’entraident, mais une majorité d’acheteurs qui, moyennant leurs contributions au budget public, votent et achètent certaines valeurs, des valeurs dont la suprématie est assurée par l’État.
L’État conservateur finit par être tout simplement un vendeur attentif sur le marché des valeurs morales et culturelles, fonction qu’il remplit avec succès. Sa loi est le souhait du client. Si nous envisageons ainsi le tournant conservateur, on ne saurait parler d’un voie spécifique russe. Il s’agit d’une combinaison de marché et d’emballage par des valeurs conservatrices, situation que nous retrouvons également ailleurs. Ce même mélange de nationalisme, d’obscurantisme religieux et de politiques pro-marché caractérise dans des proportions différentes, certes, d’autres pays de l’Est. L’évolution des républicains aux USA ces dix dernières années illustre la même tendance. Loin d’être un cas à part, la Russie se situe à l’avant-garde d’une tendance européenne et globale.

Si tous les ennemis du système actuel sont des libéraux...

Ces dernières années, sous la pression de la propagande d’État, le mot « libéral » est devenu synonyme d’« ennemi de l’intérieur ». Le pouvoir a besoin de cette figure fantasmagorique. Afin de mettre l’accent sur l’unité organique entre le peuple et le gouvernement, le pouvoir a besoin d’identifier des groupes et les montrer du doigt en disant qu’ils cherchent à miner cette unité. Renvoyant à une minorité tenue pour subversive, le terme « libéral » a perdu tout lien avec son sens réel et avec la signification politique originaire du libéralisme. Du point de vue du pouvoir, tout individu qui s’oppose à l’adoption d’une loi oppressive, à la limitation des droits de l’homme ou à la liberté d’expression est catalogué comme libéral.
L’autre facette de cette fausse opposition découle du fait que, si tous les ennemis du système actuel sont des libéraux, alors le système lui-même ne saurait en aucune façon être « libéral ». Cependant, l’identification de l’ennemi collectif avec le libéralisme n’est pas sans soulever quelques questions.
Premièrement, les libéraux ne sont pas la seule force d’opposition dans la Russie contemporaine. Pour critiquer certaines actions et mesures gouvernementales, y compris celles visant la limitation des droits et des libertés, il n’est pas obligatoire d’être un libéral.
Deuxièmement, la politique actuelle du gouvernement s’inspire partiellement des principes libéraux en économie. Quand on prête attention à la logique qui accompagne les politiques gouvernementales en matière de culture, d’éducation, de protection de la santé, on découvre qu’elles correspondent grosso modo à ce que les chercheurs appellent « néolibéralisme » : la domination du principe de la rentabilité, de l’efficience de l’économie par rapport aux intérêts de la société.
Troisièmement, une certaine confusion est ainsi entretenue parmi ceux qui se définissent comme libéraux. Dans la tradition politique russe, on considère comme libéraux tant ceux qui militent pour le marché libre, la démocratie politique en étant une simple conséquence, que ceux pour lesquels le libéralisme signifie avant tout les libertés civiques et les droits humains fondamentaux. Ces deux acceptions sont opposées, il est donc indispensable de faire la distinction. En désignant comme libéraux tous les opposants au régime, la propagande officielle met dans l’embarras les opposants en général - et les libéraux en particulier - qui cherchent à clarifier leur position.

Quand il dit que « dans le contexte russe actuel la dichotomie gauche/droite ne fonctionne pas », Navalny a dans un sens raison. Les partis représentés au Parlement ne sauraient être de gauche ou de droite puisqu’ils sont dépourvus d’autonomie politique. Leurs actions ne sont pas déterminées par des convictions ou des valeurs mais par les orientations et les valeurs de leurs curateurs de l’administration présidentielle.

Ceci ne veut nullement dire que les termes de « gauche » et de « droite » n’ont pas de signification pour autant dans le contexte russe. Sur ce point, je ne suis pas d’accord avec Navalny. Si nous voulons que la politique ne soit pas qu’un mode de manipulation cynique mais un espace qui nous permette de défendre certains principes et visions pour le développement du pays, il est important de se positionner par rapport à un spectre d’idées. En ce moment, cet espace est constitué surtout par des groupes qui ne sont pas au Parlement.
Sans doute y a-t-il des personnes vraiment de gauche et de droite en Russie, mais elles restent en dehors de la politique systémique. Il n’est pas compliqué de comprendre pourquoi Navalny fait semblant de ne pas le voir. Sa mission est d’entraîner comme volontaires dans ses campagnes électorales tous ceux qui s’opposent au gouvernement. D’un point de vue logistique, peu importe qu‘ils soient de gauche ou de droite.

La majorité pro-Poutine pourrait se transformer rapidement en une majorité anti-Poutine

L’un des mythes fondamentaux du régime politique russe est celui de l’identité entre le pays, l’État et le peuple. La formule « La Russie est Poutine. Poutine est la Russie » résume très bien ce mythe. Le trait le plus saillant de la majorité des Russes qui soutiennent à 86 % Poutine est sa passivité. On suppose que cette majorité mythique ne peut pas se représenter, s’organiser et s’exprimer elle-même, ce qui signifie que son seul représentant, sa seule voix est Poutine. La force du mythe repose sur l’idée que chaque citoyen est impuissant individuellement. C’est pour cette raison que nous nous reconnaissons en Poutine quand il passe à la télé, que nous percevons son énergie et sa volonté comme étant la partie positive de notre passivité et impuissance. Il s’agit d’une philosophie pessimiste très répandue en Russie.
Cependant, la vulnérabilité de cette philosophie apparaît là justement où elle semble toute-puissante : dans sa passivité. Que savons nous de la confiance accordée par le peuple à Poutine ? Le résultat des élections ne représente pas de manière adéquate l’opinion de la majorité. Les marches, les meetings et autres manifestations publiques ne nous apprennent pas grand-chose. Nous pouvons voir comment les gens participent aux événements sans grand enthousiasme, surtout par obligation. Souvent, l’État mobilise des ressources administratives considérables pour susciter un appui démonstratif aux mesures et décisions de l’État.
Le sondage d’opinion reste la seule modalité de confirmer le soutien fourni par le peuple à Poutine. Mais ces sondages sont suspects puisqu’ils ne se concentrent pas sur les éléments concrets des politiques de l’État que les gens sont censés soutenir. Le paradoxe de la majorité qui s’exprime autour de la fameuse formule « la-Crimée-est-à-nous » consiste dans le fait que beaucoup parmi les membres de cette majorité peuvent être en même temps très critiques vis-à-vis des effets concrets des politiques de l’État, vis-à-vis de l’immixtion de ce dernier dans leur propre vie, etc. Au niveau de leur vécu quotidien, ils expriment leur mécontentement sur la politique sociale, ils n’aiment pas la police russe, ne croient pas à l’indépendance de la justice, ne sont guère contents de la situation qui prévaut dans les domaines de la santé, de l’éducation, etc. Mais, dans le même temps, ils appuient Poutine. Ils représentent ces 86 % des gens qui soutiennent Poutine dont nous parlent sans cesse les media et les sociologues pro-Poutine.
Il est fort possible qu’à un certain moment tous ces mécontentements concrets liés à la vie réelle et personnelle des gens passent outre la figure abstraite du leader avec lequel cet État s’identifie. C’est pourquoi nous pouvons nous imaginer qu’un beau jour ces 86 % fantasmagoriques de la majorité pro-Poutine se transforment en 86 % de majorité anti-Poutine.

Notes

[1Les propos de Ilya Budraitskis ont été recueillis en juillet 2017 par yuga.ru, traduits par Vitale Sprînceana en roumain sur le portail moldave Platzforma puis traduits en français par moi.