Blog • Les indignes spectres de Robert D. Kaplan ne hantent pas les Balkans

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Qu’est-ce qui a bien pu pousser un éditeur français à traduire le mauvais livre du journaliste nord-américain Robert D. Kaplan, sous le titre Spectres balkaniques : un voyage à travers l’histoire [1] ? Ce recueil de poncifs est paru en 1993.

Cimetière de Kovači à la mémoire des victimes du siège de Sarajevo

La thèse soutenue par cet auteur au gré de ses « voyages » dans la région au cours de la décennie 1980 est sobrement résumée par l’éditeur sur la quatrième de couverture : « il en tira une conclusion fataliste : la recherche des gloires déchues des temps anciens empoisonne le présent des nations balkaniques ». Si j’ai précisé « sobrement » c’est parce que s’agissant des spectres qui hantent chacun des pays examinés successivement le ton utilisé par l’auteur est nettement plus véhément. Depuis les événements qui ont marqué l’actualité souvent dramatique du Sud-Est européen, à commencer par les conflits entraînés par l’éclatement de la Fédération yougoslave et les conséquences de l’implosion des régimes communistes, nombreux furent les ouvrages et les analyses parus en France et ailleurs sur cette région longtemps terra incognita pour le public occidental. Comment expliquer ce retour à l’imagerie axée sur la « poudrière des Balkans » et aux spéculations sur l’exaltation, la sauvagerie, le fanatisme et la bêtise attribués aux habitants de ces contrés ? Par acquis de conscience, j’ai lu le livre jusqu’au bout mais je n’ai pas trouvé de réponse à cette question.

« Les Balkans ont été le tiers-monde originel… » puisque c’est ici que « les correspondants de presse tracèrent les premiers portraits du XXe siècle de réfugiés marchant, couverts de boue… », lit-on dans le Prologue. « Tout ce qui a pu se produire à Beyrouth ou ailleurs s’est d’abord passé ici. » « Le fanatisme du clergé iranien lui-même a des précédents balkaniques. » « L’histoire du XXe siècle est issue des Balkans. (…) Le nazisme peut ainsi se réclamer d’origines balkaniques. C’est au milieu des asiles de nuits viennois, une pépinière de ressentiments ethniques proche du monde slave du Sud, qu’Hitler a appris à éprouver une haine aussi contagieuse. » (P. 32-33.)

Lorsque les eaux du déluge communiste commencèrent à refluer...

« La neige s’abattait contre les vitres », raconte l’auteur en 1990 au bord du train en provenance d’Autriche à l’approche de la frontière avec la Yougoslavie. « Des fumées noires de lignite s’élevaient des cheminées de brique et de ferraille. La terre avait ici le visage dur, épuisé, d’une prostituée, poussant d’amers jurons entre des quintes de toux. Le paysage des atrocités se reconnaît facilement : le communisme avait été le Grand Conservateur. » (P. 38.) « Lorsque les eaux du déluge communiste commencèrent à refluer et que la terre redevint visible, beaucoup de ce qui avait été compréhensible et facilement pardonnable tout au long des années 1980… cessa de l’être. » (P. 70.)

Après avoir lu le tableau dressé de la Croatie - un pays toujours en retard d’une « auto-analyse de la Shoah » perpétrée durant la guerre avec le concours de l’Eglise catholique -, on peut se demander si le pire est encore possible. Eh oui, par moment tout au moins, on peut le constater en Serbie, à travers le portrait, au départ plutôt engageant, de mère Tatiana du monastère de Gračanica (p. 79) et les « bandes de jeunes gens à la mine patibulaire » croisées dans les rues de Pristina, la capitale de la « Cisjordanie des Balkans » (p. 104). Le passif historique de la Macédoine est encore plus désolant : « C’était ici que les haines ethniques libérées par le déclin de l’Empire ottoman avaient explosé pour la première fois… La Macédoine était comme le chaos des commencements du temps. » (p. 109-110.)

« En route, quand je croisais les gens, je les interrogeais toujours sur leur passé. C’était le seul moyen de rendre le présent intelligible », indique dès le départ l’auteur pour ce qui est de la méthode observée, en poursuivant ainsi : « Ces territoires exigent un amour de l’obscur. Pendant des mois, j’ai mis à sac les boutiques de livres rares et les échoppes des bouquinistes. Je savais que les ouvrages qui expliquaient le mieux la violence de la révolution roumaine de décembre 1989 étaient épuisés depuis des décennies sinon un demi-siècle, voire davantage pour certains. » (P. 30.)

S’agissant de la Grèce, où il avait vécu des années, il remonte encore plus loin dans le temps en citant les propos des chroniqueurs byzantins : « ces récits sont le seul miroir historique utile pour qui veut comprendre la politique grecque des années 1980 » (p. 399). Pour clore sa propre chronique de la décennie qui précède et annonce celui lui les conflits de l’ancien espace yougoslave, il met en exergue le commentaire d’un éditeur gréco-américain : « Le seul régime fasciste de Grèce qui ait réussi fut probablement celui d’Andreas Papandreou » (p. 420).

La vie sexuelle du roi Carol II de Roumanie

A l’égard de la Bulgarie et de la Roumanie, il semble faire preuve de davantage de compréhension. Un bon tiers du livre est consacré à ce dernier pays, deux chapitres traitant de la Transylvanie et de la Bucovine, deux provinces pourtant pas particulièrement balkaniques. La vie sexuelle du roi Carol II et de son amante fait l’objet d’une ample reconstitution nourrie des ragots qui circulaient de son vivant en Roumanie tandis que les approximations et les raccourcis déroutants abondent. « Les Turcs maintinrent la paysannerie roumaine dans un état constant de terreur et de harcèlement », écrit-il en perdant de vue apparemment que les principautés danubiennes n’étaient pas administrés directement par l’Empire ottoman (p. 165).

« En Transylvanie, les paysans roumains occupaient le premier échelon d’un régime médiéval d’apartheid, opprimés par les Hongrois et les Allemands de souche. » (p. 166). Décidément les Allemands, c’est-à-dire en l’occurrence les Saxons et les Souabes, qui géraient d’ailleurs leurs propres terres, jouissent d’un curieux traitement. La communauté saxonne était « forte de plusieurs millions de membres » (p. 279) nous informe-t-il, alors qu’au recensement de 1930 on a dénombré en Roumanie 745 000 Allemands, dont un tiers de Saxons. Tant pour la Roumanie que pour la Bulgarie les erreurs factuelles sont fréquentes. Lors de la conférence de paix de Bucarest en 1913 « la Bulgarie perdit tout… jusqu’au moindre centimètre carré de Macédoine » (p. 128), écrit-il alors que la Macédoine dite du Pirin, l’actuel oblast de Blagoevgrad (6 445 km2), fait partie depuis cette date de la Bulgarie. Aux erreurs et aux jugements à l’emporte-pièce il faut enfin ajouter les exagérations : « Ceausescu bannit l’usage de la langue hongroise en public (…) Il interdit la publication de journaux hongrois ».

Autrement gênants sont les propos rapportés de personnes rencontrées au cours des pérégrinations de l’auteur. Comment vérifier leur véracité ? La journaliste Slavenka Drakulic lui aurait fait comprendre que « Zagreb est le bastion oriental de l’Occident » (p. 46) tandis que la traductrice croate de John Steinbeck, Karla Kunc-Cizelj, lui aurait déclaré « avec une fierté sans fard : ‘’Je me sens plus proche de Vienne que de Belgrade. Zagreb c’est encore l’Europe’’. » (P. 73.) Il en va de même probablement pour les propos sur les nazis soi-disant plus arrangeants que les Soviétiques pendant la guerre attribués à Cristian Mungiu, le futur lauréat du festival de Cannes, croisé en 1990 à la rédaction d’un journal étudiant (p. 214).

La Bosnie, ce « fouillis de villages de montagne ethniquement mêlés »

Le plus drôle, c’est la manière dont l’auteur raconte l’histoire de son livre et tente de se justifier des dégâts qu’il a pu occasionner dans la vie politique nord-américaine lors de sa parution en 1993.
Rédigé à la fin des années 1990 et complété en janvier 1991, « avant que ne soit tiré le premier coup de feu de la guerre en Yougoslavie » (p. 8), le manuscrit de ce livre fut refusé par plusieurs éditeurs avant d’être enfin publié en édition reliée deux ans plus tard, en 1993, puis de devenir un best-seller en poche, nous apprend Robert D. Kaplan dans l’Avant-propos ajouté à la deuxième édition du livre, de 1996, repris ici.

Selon plusieurs sources qui se recoupent, la lecture du livre Robert D. Kaplan a conduit Bill Clinton, qui venait d’être élu en janvier 1993, à refuser d’intervenir en Bosnie, puisqu’il s’agissait d’un monde dans lequel les haines ethniques ont des racines profondes, dans lequel les gens se battent les uns contre les autres depuis dix siècles. Pourtant, avant de lire le livre, Bill Clinton avait l’intention de lever l’embargo sur les armes pour aider les forces bosniaques musulmanes attaquées par l’aviation serbe, indiquent ses biographes [2].

Le couple Clinton a mal lu mon livre, rétorque Kaplan dans sa mise au point tout en se présentant comme étant lui-même plutôt un « faucon » (p. 9). Il est peu question dans mon livre de la Bosnie, argumente-t-il. En effet, mais le peu que l’on peut lire à ce sujet ne laisse pas de doute :
« Zagreb est une communauté urbaine, ethniquement homogène, située dans une plaine, alors que la Bosnie est un fouillis de villages de montagne ethniquement mêlés. Rurale, isolée, la Bosnie est imprégnée de soupçons et de haines à un point que les Croates sophistiqués de Zagreb auraient peine à imaginer. » (P. 67-68.)

Décidément, cet effet non recherché sur la décision de la présidence des Etats-Unis concernant la Bosnie est le principal titre de gloire du livre de Robert D. Kaplan. Est-ce une raison suffisante pour le publier en français vingt-cinq ans après sa première parution ?

Notes

[1Traduction Odile Demange, Paris, Buchet Chastel, 2018.

[2« The Dangers of Letting a President Read », par Michael T. Kaufman, dans New York Times daté du 22 mai 1999.