Blog • Le dernier mot de Sokrat Buba : un roman-manifeste de Thanas Medi

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Même si l’action se déroule dans les années 1960-1970, la trame narrative du roman de Thanas Medi Le dernier mot de Sokrat Buba s’inspire de ce fond commun balkanique de légendes transmises oralement, hérité, selon certains, de l’Antiquité grecque. Kadaré en parle dans Eschyle ou Le grand perdant, et s’en est lui-même inspiré dans Qui a ramené Dorountine ?

Entrer en transe avec les morts étant chose courante chez les Valaques, cette coutume a dû être la base de la ballade de Constantin et Dorountine, fait remarquer un des personnages de Thanas Medi, l’instituteur albanais qui s’était épris des Valaques. Non moins fascinante que cette ballade - mais sans lien direct avec elle -, l’histoire des deux personnages dont le parcours est scruté pas à pas dans Le dernier mot de Socrat Buba [1] a comme point de départ deux autres coutumes valaques. Pour qu’un enfant dont les jours sont comptés vive, on le laisse au milieu du chemin de sorte que quelqu’un tombe dessus et, le prenant dans ses mains, le lève vers le soleil et s’écrie : « C’est le mien, le mien ! » Ce n’est qu’à cette condition qu’il continuera à vivre. Ainsi fut découverte Katerina près du campement valaque de la vallée du Hibou, dans les montagnes du sud de l’Albanie. Puis, conformément à une autre coutume répandue parmi les Valaques, elle sera fiancée sur le champ à Sokrat Buba, de quelques années son aîné, le mariage devant être célébré quand elle aura quinze ans.

Pleine de péripéties, cette histoire d’amour prendra une tournure inattendue en raison des hésitations de Katerina, confrontée à son étrange destin. « Étant déjà fiancée, elle n’était plus en droit d’attendre ou de rêver. Tant que cet homme était là, c’en était fini pour Katerina des rêves sur le futur mari. » À son égard, l’auteur manifeste une compassion particulière et ses tourments retiennent autant son attention que les moments forts de l’ascension du jeune technicien en zootechnie en passe de devenir une sorte de « chef des Valaques », celui qui aura le dernier mot, Sokrat Buba. Leur histoire est indissociable de celle des « Valaques des montagnes » en train d’abandonner un mode de vie marqué par des traditions d’une rare dureté qui les avait préservés, au prix de l’isolement, et qui les avait singularisés sur le patchwork balkanique. Les deux se déroulent en parallèle, s’alimentent l’une l’autre à travers ce roman, pour n’en faire qu’une à la fin. Les dangers qui planent sur une relation aussi problématique que celle de Sokrat et sa fiancée désignée au cours de leur enfance préfigurent une histoire non moins dramatique, celle d’une société traditionnelle sommée d’accéder à la modernité dans des conditions que ses membres n’ont guère choisies.

Tels des voyageurs timides et en retard, ils avançaient sur des chemins jamais explorés

Thanas Medi raconte, réfléchit et écrit à la fois du dedans et du dehors. Il est issu de l’univers des huttes faites de branchages et de pailles, « tels des champignons à l’intérieur desquelles il n’y avait pas moyen d’échapper au regard des autres » habitants de la vallée du Hibou, des huttes abandonnées plus tard par leurs habitants pour la périphérie d’un village de la plaine, Goriza. La « Terre brune », la montagne, est omniprésente dans le roman et dans la façon dont les personnages perçoivent le monde environnant. « En plaine, Sokrat se sentait sans racines et affaibli alors qu’à la montagne c’était comme s’il récupérait sur-le-champ le poids perdu. »

Aux yeux des autres, les Valaques étaient des « citoyens de deuxième zone » et, naguère, à l’entrée de la rue principale de Goriza, on pouvait lire sur une enseigne « Interdit aux montreurs d’ours (les Roms) et aux Valaques ». « Pour les villageois, ils étaient comme une sorte de chair étrangère… »

Le ton adopté par l’auteur pour décrire la nouvelle situation est sobre. « Avec l’interruption de la vie migratoire et l’abandon des monts Vitcuci, le changement s’est imposé aux Valaques de la vallée du Hibou. Tels des voyageurs timides et en retard, ils avançaient sur des chemins jamais explorés. En intégrant les brigades agricoles, ils adoptaient, sans même que l’on s’en aperçoive, la logique d’une discipline qui s’imposait comme seule solution », écrit Thanas Medi. Il ne se prononce pas dans l’absolu sur le nouveau mode de vie que ses semblables des montagnes auront désormais à suivre. « Les Valaques veulent de vraies maisons, ils n’en peuvent plus de leurs huttes, ils veulent un village qui soit bien à eux pour toujours », s’écrit Sokrat en pourparlers avec les autorités. Ce qui révulse Thanas Medi, c’est qu’ils n’aient pas eu droit à un lieu bien à eux dans ce monde moderne, étant contraints de se fondre parmi les « autochtones », des xeni (étrangers) jusque-là pour eux. Le dernier mot de Sokrat est peut-être une déclaration d’amour non seulement à Katerina mais aussi à tout un monde condamné à disparaître sans laisser de trace.

Post scriptum

Les Valaques dont il est question dans le livre de Thanas Medi se disent eux-mêmes rrâmânj tout en se reconnaissant comme aroumains (armânj). En grec, on les appelle arvanitovlachi, en roumain, fârşeroţi, tandis que pour ce roman Thanas Medi s’en est tenu à l’équivalent albanais de « valaque », vllehët, l’autre mot courant dans cette langue, çoban, étant souvent dépréciatif. La forme arumunët circule aussi en Albanie où les Aroumains ont fini par être reconnus en 2017 comme minorité rrâmân/armân/vllah.

Pour ce qui est des « Valaques des montagnes » qui pratiquaient le semi-nomadisme pastoral dans la région où se déroule le roman de Thanas Medi, ils sont une des dernières sociétés à avoir conservé jusqu’à une date récente une forme d’organisation de type tribal en Europe.

Notes

[1Fjala e fundit e Sokrat Bubës (Tirana, Botimet Toena, 2013), traduit cette année en roumain par Oana Glasu (Bucarest, Eikon, 2020) et en aroumain par Andon Kristu (Tirana, Flesh, 2018). La traduction en grec par Andrea Zaballa est parue en 2019 aux éditions Epicentro de Salonique sous le titre Otelefteos nomades (Les derniers nomades). Le Grand Prix national de littérature 2013 a été décerné par le ministère de la Culture albanais à ce roman que j’ai lu en traduction.