Blog • L’amante et autres poèmes de Vladana Perlić

L’Amante

Traduit par : Nikolina Oljača
Supervision : Chloé Billon
Lectrice : Julie Raton
Rédacteur : Azra Pita Parente

Toi, autrefois glace et maintenant eau,
Moi, j’étais soufre, et suis maintenant feu.
Je te rends l’os que je te dois depuis des temps immémoriaux.
Toi, autrefois larme et maintenant sel,
Toi, fer rouge de mon être même,
Toi, l’éternité de l’ unique mer,
Tu deviens humide et sèche.
Dis-moi que j’ai le cœur qui bat le plus fort dans le noir.
Je me suis entièrement transformée en cœur.

Tu m’inspires par la peur
Toute mon excitation vient de la peur
Un lapin passionné
Deux gorilles
Des loutres câlines
Nous sommes des animaux
C’est tout

Ton « je te veux » quand tu me possèdes
Crée l’illusion de nouvelles frontières
Que je n’ai pas encore traversées
Que peut-on faire d’autre avec un corps humain ?

Tout ce que nous faisons est terrible
Et même interdit dans certains livres très anciens
C’est peut-être pour ça que je l’aime autant

Mes rêves - la scène d’antiques tragédies.
D’abord nous nous aimons, puis les lumières s’allument et c’est mon frère.
Les rêves se déroulent toujours derrière les rideaux.
Mes souffleurs - voix de famille.
Je vais mourir sur les planches en jouant au guéri imaginaire.

Elle m’a dit que j’étais différente des autres femmes
Certes, elle me disait souvent aussi que je devrais aller voir un psychologue
C’est tellement dur d’être un lapin au pays des chasseurs
Elle le sait et compatit avec moi
Elle, cette mère adoptive
Elle dit
C’est dur de comprendre ce qu’il y a dans ta tête
Et elle le dit comme si c’était un secret que je lui cachais
À elle
Au monde
Moi, je ne sais plus quoi dire

À la fin, elle était moi
Et c’est ce qui nous lie si fort
J’ai pensé qu’elle était une voyante qui sait tout
Une sage vieille femme
J’attendais d’elle le salut
Qu’elle démêle ma pelote emmêlée
Mais ce n’était qu’une petite fille
Qui jouait

Dis-moi que tu me veux littéralement et pas autrement
En rêve, tu as mis le préservatif dans ta poche et tu as dit
Allons-y
Je ne t’ai pas dit que nous n’en aurions pas besoin
Je t’ai suivi
Je le sais déjà
Je perdrai ma virginité au Danemark
Ensuite emmène-moi quelque part où c’est toujours l’été
Où les gens ont une peau différente de la nôtre
Où les villes portent des noms que nous ne pouvons pas prononcer
Emmène-moi quelque part où c’est toujours l’été
Que je pense que le temps s’est arrêté
Que n’existe que
Cet unique et éternel été

Le fleuve asiatique coule lentement
L’air est humide
Et moi, je suis une petite Française lubrique
Qui aime les amours interdites et les chapeaux d’hommes
Toujours cette image
On n’échappe pas aux vies passées

Nos passions se sont embrassées
Quelque part dans l’hémisphère nord
Il embrassait mon autre bouche
Pendant que mon autre visage pleurait sanglotait
De deuil ou de plaisir
Je ne sais pas
Je pensais à Hélène Lagonelle

C’était à en mourir
J’ai découvert que mon corps avait une vie à soi

Vénus Anadyomène

Traduit par : Tamara Radovanović
Supervision : Chloé Billon
Lectrice : Julie Raton
Editrice : Azra Pita Parente

La Vénus de Botticelli s’est enfuie du tableau
elle dit qu’elle avait le sentiment d’être restée figée toute sa vie 
elle avait besoin de changement
après quatre ou cinq siècles l’homme commence à comprendre certaines choses
et elle a vu que ce monde aime les costumes
alors elle a remplacé son image au naturel par la dernière mode viennoise
elle vit et travaille actuellement en province
parce qu’il est arrivé qu’elle échappe à la vigilance des gardes du musée là-bas
même si elle aime raconter qu’elle vivrait dans une grande ville
là-bas loin où il n’y a pas de fascistes et de gens stupides
 
Elle passe le temps en compagnie de gens qu’elle juge inspirées
dans les bars où par son apparence
elle attire tous les hommes irrésistibles et impitoyables
et éveille la luxure chez toutes les honnêtes femmes
elle commande uniquement du vin
car après tout, elle est toujours une déesse romaine
et les vieilles habitudes ont la vie dure
ce qui signifie qu’elle n’est pas encore trop vieille pour les jeux du plaisir et de la chair
alors elle fait l’amour avec des inconnus dans
des W.C.
des cabines d’essayages
des bureaux
des parkings abandonnés
des saunas
Vénus est une païenne pécheresse désobéissante eunuque lubrique
et comme tous les gens qui sont détestés dans leur village
elle oblige l’humanité en étant la principale muse 
de la nouvelle vague de réalisateurs français et
des prix Nobel qui écrivent une nouvelle sur l’époque de Vénus
 
elle a le plus beau triangolo pubico du monde
toujours fraîchement épilé, peigné et humide
dans lequel beaucoup d’hommes et de femmes ont plongé pour le plaisir
tandis que sa poitrine opulente couleur d’ivoire
et l’aphrodisiaque parfumé de ses cheveux roux
lui sont une diversion parfaite à ses hémorroïdes sur l’anus
qui lui apparaissaient comme une conséquence de sa vie parmi les mortels

Vénus traverse une crise existentielle
elle a essayé le yoga
les Témoins de Jéhovah
la psychothérapie
le mariage
mais rien n’y fait
il fut aussi un temps où lui manquait
sa mère la Mer 
alors elle a développé une fixation sur l’eau
elle a failli se noyer une fois
mais elle a assez avalé d’eau
l’eau dont le goût l’a dégoûtée
maintenant elle préfère se noyer dans l’alcool
 
Elle est allée récemment chez le docteur s’attendait
à un cancer du sein de la thyroïde à une tumeur au cerveau
il s’avère qu’elle vient d’attraper le blues de la femme au foyer
comme des millions de chez nous
 
suivant le traitement prescrit
elle a adopté un chat et un amour impossible
grâce auquel elle échappe à son mari à ses obligations à la réalité
Je suis heureuse, pense Vénus en faisant l’amour 
Pourquoi ne nous ont-ils pas envoyé Mars se plaignent les villageois
tout en préparant secrètement un bûcher

Haruhi Suzumiya et les bougies enchantées

Traduit par : Svetlana Dojić
Supervision : Chloé Billon
Lectrice : Julie Raton
Éditrice : Azra Pita Parente

anđela est solide comme un roc et son cœur mouvant comme les sables
miljana a les cheveux emmêlés c’est pourquoi ses pensées s’entortillent
marina est le pacifique : âgée et profonde.
je les aimais il me semble avant de les avoir connues. 
quand j’allumais des bougies dans l’église du village
il y a longtemps, longtemps, dans une autre vie 
(quand j’étais encore une petite fille
avec une imagination bien trop débordante pour que je me sente seule)
j’allumais malgré les réprimandes de mes parents
une unique bougie pour les défunts
et ce, toujours pour un mort que je n’avais jamais connu
(mais j’aimais énormément le mythe qui l’entourait). 
la seconde bougie, je l’allumais pour faire des vœux
mais je n’avais qu’un seul vœu
que je répétais encore et encore
pour que dieu n’oublie surtout pas
cependant dieu était loin sur je ne sais quelle planète
et je ne sais combien d’années-lumière il fallait
pour que les vœux arrivent enfin jusqu’à lui
(haruhi suzumiya avait calculé pas moins de 16 ans
si l’on partait du principe qu’ils voyageaient à la vitesse de la lumière). 
j’en suis sûre
je les aimais avant de les avoir connues
je veux dire reconnues
avec leur croix en or autour du cou
sur lesquelles se reflétait la lumière du projecteur
pendant les cours de mme bošković
tandis que les dieux barbus de nos ancêtres
défilaient sur des diapositives colorées.
il fallait à nouveau apprendre sur soi. 
cette fois-ci en français.
mais moi
je ne suis plus cette personne-là.
haruhi a déménagé de mon disque dur il y a longtemps
les reliques brisées abandonnées en même temps que la patrie
balancées dans un tiroir pour prendre la poussière
elles servent juste à ce que ma mère dise
qu’il faut les faire réparer chez le bijoutier. 
c’est un rituel qui se répète depuis déjà des années.
mes parents aiment beaucoup les rituels
l’illusion que rien n’a changé.
jusqu’à ce qu’un étouffant dimanche après-midi
ma mère rangeant le vide que j’avais laissé derrière moi
trouve un album-photo et soupire
mon dieu mon dieu comme ils étaient petits c’est comme si c’était hier 
ils sont déjà grands maintenant comme le temps passe 
et cette sauvageonne qui n’appelle même pas 
et l’autre l’autre comme un sauvage qui ne s’approche pas de sa mère
sa propre mère ah quelle vie
malgré tout ce n’est pas une raison pour que je ne me réjouisse pas
des vœux de l’enfance enfin réalisés
même s’ils ont bien tardé.
Et quand tout cela sera passé
il ne restera que les cernes bleuâtres qui témoigneront de
toutes les chansons que nous chantions à tue-tête jusqu’à l’aube
celles-là mêmes à cause desquelles on nous dénonçait aux surveillants
car les gens honnêtes ne pouvaient pas dormir à cause de nous
et quelques kilos en plus qui rappellent
tous les gâteaux marbrés mangés à deux heures du matin
après lesquels lourde et endormie
pendant les nuits pluvieuses
nos kabyles et nos arabes m’ont tellement de fois
raccompagnée jusqu’à l’immeuble
au cas où
afin que la nuit ne m’attaque pas ne m’enlève pas ne m’avale
qui sait ce qui peut se passer

jamais il n’y eut d’ami plus dévoué.
jamais il n’y eut de plus grands inconnus.
c’est sans doute pour cela 
que nous nous aimions tant.

Si tu vas insulter ma mère, daigne au moins qu’elle tire avantage

Traduit par Kristina Krkic
Supervision : Chloé Billon
Lectrice : Julie Raton
Éditrice : Azra Pita Parente

Ma mère est une femme parfaite.
Elle n’entre jamais dans un salon de coiffure sans
que son portefeuille en ressente de sa culpabilité,
elle ne s’achète pas non plus une nouvelle robe pendant que
nous dévalisons les rayons des magasins.
Ma mère est une femme parfaite
car elle sait reconnaître les priorités :
le père avant sa fille,
le mari avant sa femme,
les enfants avant leurs mères.
Poulets jaunes et blancs,
deux blessés pour la gloire,
poivrons en pleine sécheresse,
tout dépend d’une femme parfaite.
Sans elle, ce monde glisserait probablement
tout au fond de la galaxie
et finirait coupé en deux morceaux comme une pomme trop mûre.
Ma mère est une femme parfaite
avec des cernes parfaites
et avec des mains parfaitement fissurées,
dont même la crème glycérinée
ne peut plus combler les sillons.
Ma mère serait probablement une sainte
si elle n’avait pas enfanté un moi parfaitement imparfait,
et c’est un péché qui ne peut pas être lavé
à grande eau ni même à la sueur de son front
Les mères ne sont autorisées à accoucher
que des petits jésus.
Sinon,
on leur déchire les vêtements et les viole quotidiennement
en les insultant.