Du recueil de nouvelles Priče sa satnim mehanizmom
Auteur : Faruk Šehić
Traduit par Nikolina Oljača
Supervision : Chloé Billon
Lectrice : Julie Raton
Rédactrice : Azra Pita Parente
Pendant notre guéguerre, Greta faisait plus ou moins les mêmes choses. Elle aidait à cuisiner, lisait des livres et fumait avec passion. Elle jouait au solitaire avec ma sœur, qui était sa confidente personnelle, et toutes deux formaient une cellule séparée et semi-autonome au sein de notre clan familial de réfugiés. Greta dictait et ma sœur écrivait des lettres en allemand, qui étaient ensuite envoyées via la Croix-Rouge à la maison ancestrale de Greta. Ainsi, à travers des lettres en langue allemande, nous restions en contact avec le monde extérieur, qui ne se souciait guère de notre guéguerre.
Même si nous étions déplacés, hors de notre cage d’escalier, loin de la rue éclairée par trois larmes maternelles, nous avions un chat et un chien. Elle me manquait tout de même ma bonne vieille obscurité de sous-sol. La guéguerre est passée vite et nous avons enfin regagné notre cage d’escalier, nos étages. J’ai oublié de mentionner qu’au début de notre guéguerre nous avions laissé derrière nous deux descendants de Fifi, que nous n’avons pas retrouvés à notre retour. L’un d’eux marchait le ventre constamment au ras du sol ; il était prudent et craintif, ce qui lui avait valu le surnom de Souris. Il est possible que Souris ait survécu, se soit retiré dans les catacombes et ait fraternisé avec de vrais rats, que je rencontrais au sous-sol, parmi ces poubelles métalliques qu’on ne produit plus aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, en rentrant à la maison, nous avons eu de nouveaux chatons du chaton réfugié, ce qui promettait que la vie dans notre ancienne-nouvelle cage d’escalier ne deviendrait jamais ennuyeuse.
Nous avons voyagé à travers le temps et l’espace pendant si longtemps que des fils d’argent cosmique ont commencé à se prendre dans nos cheveux. Le train s’est probablement égaré dans l’une des dimensions parallèles, ce qui n’est pas difficile quand on est un adulte avec un cœur d’enfant, et qu’on a le pouvoir de voir un miracle où on le veut. Certains sont descendus du train pendant le voyage et sont restés aux gares de transit ; nous ne nous sommes plus jamais revus. Greta aussi est descendue du train une fois, et on ne l’a plus revue. Elle est allée acheter des allumettes de marque Dolac, car elle était une fumeuse passionnée. Greta, bien que plusieurs fois plus âgée que moi, avait la capacité de voir des miracles, car elle savait se réjouir des choses avec une sincérité enfantine.
Je me penchais dangereusement par la fenêtre alors que la vapeur me collait au visage et que des escarbilles me tombaient dans les yeux, car je voulais revoir Greta encore une fois. Je n’ai vu que les volants de sa robe de chambre, et Fifi la suivant gracieusement, touchant l’ourlet de la robe de Greta avec sa queue. Au-dessus de sa tête volaient les énormes oiseaux qu’elle avait nourris toute sa vie. Des pics verts, des rouges-gorges rondelets, des mésanges bleues, des geais des chênes, même un pic qui picorait l’épaisse écorce d’un noyer derrière notre immeuble, tous étaient d’une taille surnaturelle. Un sapin de Noël aussi grand qu’une maison scintillait au loin. Il était orné de bonnes paroles, qui pourraient expier la méchanceté humaine. J’ai vu un homme-Dieu assis près d’un sapin de Noël vivant et attendant que les gens se rassemblent. Ce n’était pas naturel, car le Rédempteur était censé être un petit enfant, mais qu’est-ce qui pouvait être naturel dans un monde où l’imagination dictait la réalité ? Je savais qu’à cette station Noël arrive toujours et ne s’arrête jamais. Je savais aussi que Greta se dirigeait vers le grand sapin de Noël, et j’ai supplié l’homme-Dieu, Jésus, bien que je ne sois pas doué pour la prière, d’aider Greta et de lui accorder la vie éternelle. Ce qu’elle a sans aucun doute mérité en aidant les gens et les animaux. Elle m’a aidé à surmonter les ténèbres et m’a appris à être courageux.
La locomotive a hurlé une dernière fois, tandis que la neige cosmique se mettait à tourbillonner. Nous devions continuer notre voyage, débuté à notre gare d’attache, où nous avons acheté des billets au guichet tenu par un homme sérieux aux cheveux blonds et courts. Il avait une sorte de distributeur automatique, comme un distributeur de sodas, il tirait les poignées rouges, appuyait sur les boutons de commande, et le billet sortait de la machine. Un billet petit et rigide, en carton. Avec ce billet, vous pouviez voyager jusqu’au bout du monde.
Il m’a dit : « Antananarivo ».
Je lui ai répondu volontiers : « Madagascar ».
Un test de géographie était obligatoire avant d’obtenir un billet, car comment partir en voyage si on ne montre pas d’amour pour la géographie. Avant de vous le tendre, il vous regardait avec inquiétude en secouant la tête, c’était un vendeur sceptique de destinations lointaines. Et comment n’aurait-il pas été sceptique, étant donné qu’il était responsable de nous, voyageurs de tous âges.
"La loi d’Archimède ?"
"Un corps immergé dans un liquide sera plus léger d’autant que le poids du liquide déplacé", ai-je répondu sans trop réfléchir.
La connaissance de la physique était nécessaire si vous vouliez être un grand voyageur, car sans la loi d’Archimède, les navires ne pourraient pas rester à la surface de l’eau, pas plus que les ballons ne pourraient voler. Le vendeur lançait souvent des ballons d’essai qui pouvaient même quitter l’orbite terrestre, passer à cinquante kilomètres au-dessus de la surface de la planète, lorsque le ballon naviguait dans l’espace pur.
La troisième question était la plus facile. La réponse était : "La peau est le plus grand organe du corps humain." Elle nous donnait la bénédiction finale. Si vous vouliez vous consacrer aux voyages, vous deviez connaître vos limites. Cependant, chaque vrai voyageur avait aussi une peau astrale, qui était infinie.
Par la nature de son travail, le vendeur devait être un fin connaisseur des astres, comprendre les étoiles comme un horloger comprend le mouvement d’une horloge Au sommet du bâtiment de la gare se trouvait une petite tour avec une girouette rouillée représentant un coq. Le vendeur passait des nuits et des nuits assis dans cette tour. Il possédait également un astrolabe et une boussole. Il savait se servir d’un sextant, même s’il n’y avait aucune mer à l’horizon.
Le vendeur aux cheveux blonds et courts a utilisé un vieux télescope pour étudier la clémence des astres à l’égard de nos voyages. Il avait la carte de passager de chaque voyageur et connaissait tous nos souhaits de destinations lointaines. Avant de vendre un billet pour une destination, il passait la nuit dans la tour, seul, entouré d’étoiles. L’astrolabe ne lui faisait jamais défaut. Il mesurait l’heure locale par rapport à une longitude donnée, c’était important pour savoir l’heure qu’il était au point géographique auquel nous voulions nous rendre. Si nous traversons des fuseaux horaires, qui sont devant nous, alors nous voyageons dans le futur et nous devions être prêts à ça. La seule chose qu’il ne pouvait pas mesurer avec l’astrolabe, c’était l’azimut de nos cœurs.
Le matin, manquant de sommeil à cause de ses calculs astronomiques, ce vendeur aux cheveux blonds et courts était nécessairement de mauvaise humeur et en colère. J’ai acheté un billet pour le détroit de Béring, car j’aimais le nom de cet hydronyme, l’Hyperborée aussi me tenait à cœur. Je voyage toujours et je n’ai pas encore atteint ma destination finale. Un jour, je verrai le Grand Nord. Je verrai des bélugas broder de leurs corps blancs l’aigue-marine froide, je les verrai plonger et monter en rythme, entourés de banquises de glace solitaire. Je m’arrêterai au point où les cieux sont les plus proches de la tête des petits garçons. Là-haut règnent les étoiles, chaudes et scintillantes. Et Greta se trouve sans aucun doute dans la métropole céleste. Elle y a son propre appartement, sa propre cage d’escalier. Sa tête est dans des nuages de fumée de cigarettes âcres et bon marché, car ce sont celles qu’elle aime le plus. Elle joue au solitaire, et ses cartes sont faites de la matière scintillante des corps célestes. Fifi aussi est là, dormant sur la rambarde des comètes éternellement arrêtées.
Nikolina Oljača a terminé ses études en langue et littérature françaises à Banja Luka, et est actuellement en deuxième année de master dans le domaine de la traduction littéraire à l’Université Sorbonne à Paris.
Dans le cadre de la rédaction de son mémoire de fin d’études, elle travaille sur la traduction du roman Jefferson de Jean-Claude Mourlevat du français vers le BCMS.